Les humains se pensent la seule espèce douée de conscience, quand ils manquent à ce point de conscience en eux, en ce qui les relie, en ce qui les entoure, en ce qui les englobe. Amusant. Il est temps qu’ils prennent leur place dans le concert des consciences de la terre, qu’ils cessent d’être sourds et muets.
Sylvia s’était réfugiée dans sa chambre. Ce n’était pas son lieu favori, l’espace protégé qu’elle aurait souhaité. Elle aurait voulu la remplir de plantes, les seuls êtres vivants dont la présence la réconfortait, mais une pièce mansardée n’était pas un endroit adapté, pas assez lumineux. Et elle détestait devoir les contraindre à pousser en pots. Sylvia sentait que cela ne convenait pas au mode de vie végétal, aux relations qu’elles entretenaient en sous-sol, à leurs liens intimes et invisibles.
Parfois, elle enviait son père qui dormait dans la serre, à même la terre, pour connecter ses implants racinaires qui avaient besoin d’être nourris pendant la nuit. Son invention était spéciale et contraignante, mais au moins il avait une bonne raison de passer tout son temps parmi les plantes du labo. Sylvia pressentait que la nature était sa seule amie, capable de la comprendre, de la conseiller, sans la juger, la trouver trop jeune ou différente. Elle considérait que c’était une folie de se greffer des racines pour y parvenir, cela ne rendait pas son père plus sage ou agréable. Elle aurait préféré qu’il lui parle un peu plus, qu’il l’écoute aussi, qu’il ressemble à un vieil arbre auprès duquel il fait bon se reposer plutôt qu’à un buisson d’épines qu’on évite par crainte de s’y piquer.
Heureusement, jusqu’ici, il y avait eu Amélie. Sylvia détestait se disputer avec elle, car la jeune femme était sa principale alliée dans la maison. En vérité, elle la soutenait comme une mère. Cela n’enlevait rien à sa peine d’orpheline qui n’avait presque aucun souvenir de sa maman disparue trop tôt. Mais c’était une présence féminine. Quand son père se murait derrière ses inventions et ses secrets, Amélie lui entrouvrait une porte, lui tendait une main et tentait de l’aider à trouver une place. La jeune femme était tenue par ses obligations professionnelles au labo, elle n’était qu’une employée. Pourtant, elle y déployait une joie qui débordait dans la maison, qui rappelait à Sylvia des impressions d’avant la perte, la tristesse et le chaos qu’était devenue sa vie. Mais si Amélie lui mentait à son tour, sur qui pouvait-elle compter ?
Sylvia brancha sa tablette pour jouer et se vider l’esprit, mais ses copines de classe n’étaient plus en ligne sur le réseau classique. De vraies amies auraient été joignables à tout moment et en particulier à cet instant. Emma était repliée sur elle-même et cela n’avait rien d’étonnant qu’elle plonge sans limites dans de longues heures de jeu connecté. Sylvia sentait pourtant une grande force qui se dégageait d’elle, comme un potentiel inexploité, un barrage prêt à céder. Une puissance que Keyla exprimait très différemment. Sylvia la trouvait si jolie, même si elle aurait détesté lui ressembler, toujours à se recoiffer, à minauder. Elle représentait un idéal inaccessible : une personne sûre d’elle, certaine de mériter sa place et solidement enracinée. Mais ces deux-là n’étaient pas douées pour s’ouvrir, pour accepter les autres, pour offrir leur amitié. Si Sylvia pouvait un peu plus être comme elles ou partager des passions communes. Avec un implant, elle espérait secrètement susciter leur intérêt, se rapprocher, être mieux connectée. Si seulement tout était plus simple.
Le lendemain matin, Sylvia se retrouva parmi les premières dans la cour de l’école. Aliette était déjà là, assise seule sur un banc. Ce n’était pas la meilleure manière d’avoir l’air à l’aise et d’être intégrée dans les groupes populaires, mais Sylvia ne voyait pas comment agir autrement et elle vint s’installer auprès d’elle.
— Salut, marmonna-t-elle. T’étais pas en ligne hier soir ?
Aliette secoua la tête.
— J’ai réfléchi, déclara-t-elle laconique.
— Ah… soupira Sylvia que les tons mystérieux agaçaient de plus en plus. À quoi est-ce que tu as réfléchi ?
Aliette fixa ses pieds.
— Je vais me faire implanter !
— Ouais ! Bonne idée !
La jeune fille timide dévisagea son amie.
— T’es sérieuse ?
— Évidemment, répliqua Sylvia. Moi aussi j’en ai envie.
— Alors, tu viendrais avec moi ? la supplia Aliette. S’te plait !
Sylvia sourit enfin. Peut-être que la journée s’annonçait plus intéressante que prévu. Les avertissements d’Amélie semblaient si lointains et si abstraits.
— D’accord ! répondit-elle.
— Sérieux ? demanda Aliette avec un demi-sourire hésitant.
— Oh, s’amusa Sylvia. Ce sont les adultes qui sont trop sérieux et qui se moquent de nous ! Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas choisir un peu pour nous-mêmes ? On a le droit de se faire plaisir, non ?
— Oh, oui !
Sa complice riait à présent de bon cœur, mais cela ne suffisait pas à stopper ses ruminations, à ressasser sans cesse les mises en garde de son père, d’Amélie et ses intuitions qui lui criaient qu’il y avait là un mystère trop grand pour une aussi simple décision. Aliette à son tour redevint très sérieuse.
— T’as de l’argent pour payer ? s’enquit-elle.
Sylvia sortit sa tablette de sa veste.
— Oui ! J’ai économisé mon argent de poche : j’ai de quoi pour le mini pack ! Et toi ?
— J’ai pas réfléchi à ça, reconnut Aliette. Mais je devrais pouvoir trouver une solution. Mon parents laissent toujours trainer de la monnaie, puis c’est moi qui fais les courses, alors j’ai accès à leur appli bancaire. Je vais me débrouiller !
— Pour quand tu peux l’avoir ? insista Sylvia.
— Pas aujourd’hui, c’est sûr ! Mais demain, sans doute…
— Alors, on y va demain ? s’enthousiasma-t-elle.
— Demain ?
— Oui ! Après, l’école ! précisa Sylvia. L’HuMo Store se trouve en plein centre-ville, en face de l’arrêt de l’aérobus pour rentrer chez moi ! Tu vois ? On y va après les cours, ça nous prend une heure maximum et le soir on se connecte pour tester nos implants ! Alors, qu’est-ce que t’en dis ?
— Tu crois qu’on peut le faire ? Tu crois que c’es possible ?
Sylvia observa avec amusement son amie si discrète se mettre soudain dans tous ses états et se mordre les lèvres. Elle lui serra le bras pour la rassurer.
— Demain ! s’exclama-t-elle. Demain, nous aussi on aura notre implant !
— Oooh !
Au comble de l’excitation, Aliette secoua les mains de sa complice.
— Est-ce que t’es déjà rentrée dans un HuMo Store ? voulut-elle savoir anxieuse.
— Non.
— Moi non plus ! Oooh ! s’emporta-t-elle. J’ai trop la trouille !
La sonnerie annonça le début de la journée. Les jeunes filles rejoignirent leur rang.
Aliette, d’habitude très calme, ne tenait pas en place. Elle entraina Sylvia en la tirant par le bras et se poussa derrière Emma et Keyla.
— On va se faire implanter ! dévoila-t-elle. Demain !
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Keyla.
— On va se faire implanter ! répéta-t-elle. Avec Sylvia, on y va ensemble !
— Trop cool, les filles ! reconnut Emma.
— Vous allez prendre quoi ? interrogea sa camarade.
— Comment ça ?
— Quel pack ? insista Keyla.
L’enthousiasme d’Aliette fondait à vue d’œil en constatant que l’annonce n’impressionnait nullement la plus fière de la bande qui rappelait insidieusement qu’elle possédait déjà une version plus chère et moins accessible.
— On va commencer par le mini pack de départ, prétendit Sylvia en serrant plus fort le coude de sa complice. On s’est dit qu’on allait y aller progressivement, faire un test pour voir si ça nous convenait. Pas vrai, Aliette ?
— Ouais, murmura celle-ci.
— Un test, s’étonna Keyla. Un test de quoi ? C’est possible ça ?
— Oui, affirma Sylvia. Un test, on ne sait jamais, des fois que les autres packs ne fonctionneraient pas, qu’ils rendraient les gens un peu bêtes !
Elle avait élevé la voix et profitait de sa grande taille pour toiser Keyla d’un regard narquois.
— Très drôle !
— Mesdemoiselles ! les coupa Mme Robert. Un peu de calme avant d’entrer en classe, s’il vous plait !
Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises manières d’atteindre la lumière, il s’agit de pousser toujours un peu plus loin, toujours un peu plus haut, de déployer son feuillage, d’arpenter tous les chemins. Il n’y a pas d’obstacles, que des occasions de raffermir son tronc, de trouver une nouvelle direction.
— Sylvia ?
— Oui, madame ?
La professeur de français avait appelé son élève à la fin du cours.
— Je suis désolée, s’excusa l’enseignante, mais j’ai entendu votre conversation avant le début de ma classe. Vous allez profiter des nouvelles modifications de la loi pour vous faire implanter, c’est bien ce que j’ai compris ?
— Euh…
— Vous avez des compétences et de la jugeote, jeune fille, continua Mme Albert sans attendre de réponse de Sylvia. Si je peux vous donner un conseil, utilisez les nouvelles perspectives qui s’offrent à vous : prenez un pack éducatif dès que vous le pouvez.
— Mais…
— Vous voulez être avocate ? enchaina l’adulte sûre d’elle. Très bien. Il semble qu’avec les implants le droit va devenir une matière beaucoup plus accessible. Vous allez gagner un temps précieux. Alors, ne le gaspillez pas en futilités.
Sylvia ne voyait pas où son professeur voulait en venir. D’une part, elle l’encourageait, d’autre part, elle semblait réticente.
— Si j’ai un seul conseil à vous donner, reprit l’enseignante sans se préoccuper du silence de son élève, le voici : obtenez votre diplôme d’avocate grâce à un implant et profitez-en pour entamer des études de journalisme.
— De journalisme ? s’étonna Sylvia dont l’intérêt venait de se réveiller. Pourquoi ?
— En alliant des connaissances en droit avec une démarche journalistique : la curiosité, la recherche des sources, l’esprit critique, énuméra Mme Albert, vous auriez une solide formation pour lutter contre les injustices qui vous occupent.
— Oui…
Son professeur avait tapé dans le mille. Sylvia sentit se réveiller en elle sa fibre de justicière, l’envie de révéler au grand jour les turpitudes du monde, de faire entendre sa voix. Journaliste ? Pourquoi pas ! De nouveaux projets commençaient à germer, prêts à éclater en feux d’artifice dans son cerveau. Son regard pétillait.
— Très bien, conclut l’enseignante. Allez rejoindre vos camarades, à présent.
— Merci, m’dame !
Sylvia s’éloigna plus légère, avec l’impression d’avoir plus d’alliées qu’elle ne se l’imaginait, d’avoir allumé une lumière supplémentaire dans le brouillard qui l’entourait.
Apparemment mon commentaire doit faire plus de 150 caractères donc j'en rajoute mais je n'ai vraiment rien d'autre à dire haha
Je m'attaque à nouveau à ce chapitre ;)
Ce qui m'a un peu gênée :
- Les humains se pensent la seule espèce douée de conscience, quand ils manquent à ce point de conscience en eux, ==> j'ai eu du mal à comprendre la phrase, peut-être qu'un "alors que" serait plus clair ; mais j'aime bien l'idée de manque de "conscience en soi" (d'ailleurs j'ai lu "confiance" au départ haha)
- à empêcher son cerveau d’échafauder les scénarios les plus sombres et à envisager tous les obstacles possibles ==> on aimerait bien les connaître parce que je ne vois pas trop de quoi on parle là :)
- J’ai pas ça sur moi, reconnut Sylvia. Mais je devrais pouvoir trouver ça. ==> mes souvenirs sont confus. il me semblait qu'elle avait dit avoir économisé pour le mini pack dans le chapitre "test de langue", mais du coup ça devait être Aliette. si c'est le cas, la phrase d'avant fait un peu redite, peut-être la tourner autrement ? Par contre, j'ai le sentiment que c'est cher un implant, comment elle va trouver autant d'argent juste avec de la monnaie qui traine ? A mon avis, l'info qu'elle a accès à son appli bancaire est plus pertinente et suffit seule (surtout que je trouve assez peu réaliste, même de la part de Jeff qui a l'air de détonner un peu dans son monde, de croire que dans le futur de cette histoire les gens utiliseront toujours de la "monnaie" ^^)
- Après, l’école ! précisa Aliette ==> la virgule est en trop je pense, elle suggère qu'elle vont aller à l'école après :) (en fait, vu qu'elle répète "après les cours" ensuite, je pense que cette phrase peut être enlevée)
- se mettre soudain dans tous ses états et se mordre les lèvres ==> je ne comprends pas très bien ce qu'il se passe. Aliette avait l'air assez enjouée dans sa réplique, est-ce qu'elle se met après dans tous ses états et se mord les lèvres (mais dans ce cas, qu'est-ce qui la sort de son enthousiasme ?), ou bien est-ce que "se mettre dans tous ses états" fait référence au fait qu'elle est enjouée, mais alors pourquoi elle se mord les lèvres ? en plus, Sylvia la prend dans ses bras "pour la rassurer" mais elle n'avait pas l'air stressée ? (et deux phrases plus loin elle est "au comble de l'excitation")
- prenez un pack éducatif dès que vous le pouvez ==> je pense qu'un petit rappel que pack éducatif = smart pack est nécessaire car je me suis demandée si elle ne faisait pas allusion à un 3e pack
Mes phrases préférées :
* Elle considérait que c’était une folie de se greffer des racines pour y parvenir, cela ne rendait pas son père plus sage ou agréable ==> j'aime bien qu'elle ait des contradictions, à savoir qu'elle critique l'implant de son père mais qu'elle cherche à en avoir un elle-même (bien que ce ne soit pas le même type d'implant, la phrase "rendrait [...] plus sage ou agréable" pourrait également s'y appliquer je pense)
* qu’il ressemble à un vieil arbre auprès duquel il fait bon se reposer plutôt qu’à un buisson d’épines qu’on évite par crainte de s’y piquer ==> joli :)
* Sylvia sentait pourtant une grande force qui se dégageait d’elle, comme un potentiel inexploité, un barrage prêt à céder.
* Avec un implant, elle espérait secrètement susciter leur intérêt, se rapprocher, être mieux connectée ==> je comprends beaucoup mieux ses motivations !
* dans un HuMo Store ==> j'imagine que c'est une référence aux Apple Store, ça me plait !
* Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises manières d’atteindre la lumière, il s’agit de pousser toujours un peu plus loin, toujours un peu plus haut, de déployer son feuillage, d’arpenter tous les chemins. Il n’y a pas d’obstacles, que des occasions de raffermir son tronc, de trouver une nouvelle direction. ==> j'aime beaucoup tout ce passage, d'autant plus qu'il s'applique très bien aux plantes comme aux humains :)
Remarques générales :
Chapitre plus introspectif, j'aime bien. La prise de recul sur ses amies est très chouette et témoigne d'une belle maturité ; mais c'est dommage de ne pas parler plus d'Aliette, dont j'avais l'impression qu'elle était sa seule vraie amie. Je trouve que tu as bien capturé les soucis des adolescentes (faire partie d'un groupe, ne pas se sentir exclue/à part...) !
Bon, je trouve qu'elles prennent quand même leur décision de se faire implanter sur un coup de tête. Autant Aliette dit qu'elle y a réfléchi, c'est sûrement le cas, autant Sylvia n'a pas vraiment pesé le pour et le contre : elle veut un implant pour être comme les autres, mais elle n'essaie pas du tout de comprendre les avertissements d'Amélie et de son père (ne serait-ce qu'un "ils ne peuvent pas comprendre, ils ont un métier/des amis/une vie, ils sont vieux, etc"). En tout je ne l'ai pas perçu. Elle en parle un peu dans le dialogue avec Aliette mais c'est très superficiel.
Je me suis fait une remarque aussi : l'annonce de la loi n'a été faite que la veille, elle est déjà mise en application ? C'est très rapide ^^
J'aime beaucoup le fait que sa prof la pousse a apprendre le droit avec un implant pour se concentrer sur des études moins "scolaires" ! C'est très intelligent et ça montre un côté très positif des implants, quand on n'avait pour le moment que la vision négative de Jeff et celle un peu idiote qui permet de jouer à des jeux en ligne dans son propre cerveau. La fin est vraiment bien.
A bientôt !