Mars

Notes de l’auteur : La magnifique image est d'Agnès Dumas (https://agnesdumas.fr).
Je change l'image de couverture pour qu'elle corresponde au mois en cours - l'image est donc toujours celle du dernier texte.

Voiture garée, clés abandonnées, enfin, voilà le parc.

A cette heure de la semaine, personne ; du moins, pas d’humain.

Elle marche longtemps pour chasser les sombres soucis. La courbe de ses épaules s’adoucit, elle ouvre son regard et s’émerveille de ce tranquille paysage peuplé de milliards de créatures insoupçonnées, nobles peupliers, blattes gloutonnes, bactéries invisibles.

Le soleil d’hiver découpe chaque branche sur le ciel bleu intense. Les pépiements discrets traversent l’espace. Les brins d’herbe vigoureusement verts hachent le sol. Pour mieux les sentir, elle ôte chaussures et chaussettes, ne s’arrête pas là, enlève son manteau, son pull et ses collants.

Ravissant saisissement du froid qui s’infiltre sous sa jupe, fait frissonner ses jambes, excite le moindre poil qui se dresse sur sa peau. Vivifiant vent qui la caresse. Les grains de terre moulent ses orteils.

Pourquoi rentrer désormais ? Là-bas l’attendent portes fermées, bouches qui se fendent en rictus pour ricaner. Elle qu’on dit fausse femme, monstre, erreur de la nature se sent accueillie ici. Les molécules de son corps vibrent au diapason des rayons solaires. Aucun arbre ne questionne sa présence. L’air l’entoure avec la même tendresse que la moindre des bestioles.

Pourquoi ne pas aller plus loin encore ?

Elle lâche la bride à sa poussée de sève. Les ressources profondes de son organisme s’activent, s’ajustent, se recomposent.

Elle accepte le passage en végétalité.

Son ventre s’ouvre et enfante un bouquet qui s’étire vers le ciel, fragiles tiges qu’elle imbibe de son sang. Elle transmute sa chair en nutriments pour déployer des arcs de cellules nouvelles. En bas, elle s’enracine, plantes de pieds plongées dans le sol jusqu’aux nappes phréatiques, d’où elle puise d’autres forces, pour nourrir ses rejetons qui la bouffent en croissant, spectaculaires, au grand jour étonné. Son dernier regard s’émerveille du déploiement des feuilles et des corolles. Elle caresse amoureusement les pétales, puis s’affaisse, et se dissout enfin dans l’humus. Le compost fertile digérera ses atomes dispersés, tandis qu’elle vivra désormais disséminée dans les grasses mottes de terre.

Sur la plaine, ce jour-là, une forêt de fleurs géantes a éclos, précoces reines des prés, mourons blancs et coquelicots.

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Erioux
Posté le 21/06/2025
J’ai vraiment aimé ton texte, il est sensible et troublant. J’ai du me reprendre quelques fois pour saisir le dénouement, et c’est très bien ainsi. Il m’a fait réfléchir un peu;) merci!
Erwel.le
Posté le 22/06/2025
Salut ! Merci pour ton commentaire.
Chaque texte correspond à une image et du coup, tu as dû le lire sans l'image correspondante. J'ai l'impression que ça ne t'a pas empêché d'apprécier la lecture, tant mieux. Je réfléchis quand même à un format où chaque texte pourra être lu à côté de l'image qui correspond.
lukyaspyndell
Posté le 24/03/2025
J'adore ce texte, je pense que c'est un de mes préférés de la plateforme : il y a tellement à dire sur les mots utilisés. Presque tous les sens sont évoqués avec poésie et beaucoup d'émotions, je trouve. C'est une scène à la fois captivante et inspirante. Le vocabulaire est riche, les sons sont très chouettes à entendre et à lire (j'essaye de faire de la mise en voix quand je lis des poèmes, c'est plus sympa quand je découvre des textes). Puis il y a des éléments de la nature qui sont évoqués, qui rappellent le début du printemps, mais aussi un côté merveilleux. A la fin, j'ai l'impression de me retrouver toute petite comme Alice qui rencontre des fleurs géantes.

J'ai eu du mal avec la lecture ces temps-ci, ton poème me redonne envie de lire plus souvent. Merci pour cette expérience littéraire très douce et à bientôt !
Erwel.le
Posté le 22/04/2025
Salut, excuse-moi de te répondre tard, les semaines ont passé vite.
Merci pour ce commentaire, ça me touche beaucoup. J'essaye en effet de me mettre à une écriture qui sonne, plus poétique que ce que je fais d'habitude. Je suis donc sur la bonne piste :-).
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