Martinet noir

Notes de l’auteur : Nouvelle écrite pour concours avec pour thème Eternité

 Je suis prisonnier.

 Oh, bien sûr, je le mérite. Je ne jouerai pas l’innocente victime d’une erreur judiciaire ou d’un complot malfaisant. J’ai réellement tué quelqu’un, qui ne le méritait sans doute pas. Mais qui peut prétendre en être certain ?

 Personne n’a douté de ma culpabilité. Je pense que j’ai fourni aux enquêteurs le coupable le plus facile de leur carrière. Je n’ai même pas nié. À quoi cela aurait-il servi ? Je tenais l’arme ; tout le monde a vu le trou béant juste en-dessous de ses côtes. Je savais que j'atterrirais ici.

Ma prison se trouve hors du temps et de l’espace. Pour nous tous ici, c’est un aller simple. On appelle ça la prison à éternité. Une peine interminable, sans aucune libération, pas même la mort. Nous ne vieillissons pas, personne ne nous nourrit puisque nous n’avons jamais besoin de manger. Aucune sortie n’existe, on nous jette simplement ici et tout le monde nous oublie. Dehors, la vie continue. Peut-être que tous ceux qui pouvaient nous en vouloir n’existent plus et que même leur souvenir périt. Chacun vit comme il peut entre quatre murs gris. Certains arrivent à dormir ; ils ont de la chance. La plupart deviennent fous. Je les entends à travers les murs sans porte ni fenêtre. Il n’existe pas d’ennui plus colossal que celui-là. La peine de mort, à l’époque où elle existait, devait être moins pire.

 On m’a balancé un compagnon de cellule. Voir du nouveau m’a tellement surpris que je suis resté à l’affût comme un animal sauvage, craignant un piège pervers. Comme il n’avait pas le plus petit frémissement, j’ai fini par lui parler.

-Eh l’ami, t’es vivant ?

 Le son de ma voix ne m’a pas surpris, je parlais autant à voix haute tout seul. Mais attendre une réponse d’un autre être avait quelque chose de tellement exaltant que j’en perdais le souffle. S’il m’avait répondu, même un seul mot, même une insulte, je crois que j’aurai hurlé de joie. Mais non, il gisait au sol, aussi silencieux et inerte qu’un cadavre. Je l’ai envié. En inspectant un peu mieux son corps, j’ai compris que je m’étais trompé. Il n’avait jamais vécu. Il ne s’agissait que d’un tas de métal et de boulons, de muscles hydrauliques et de circuits en silicium, une sorte d’androïde. Au fond, rien de plus qu’une machine. Avait-il commis un crime ou la prison était-elle devenue la poubelle à éléments gênants de la galaxie ? En tout cas, il ne se relèverait pas pour me le raconter. Sans le battement régulier des secondes, dans cette geôle céleste, plus rien ne fonctionnait dans son cœur mécanique.

 Ce fut cet étrange mobilier de cellule qui me donna l’Idée, la solution. Quand un homme n’a rien d’autre à faire que réfléchir et aucune limite pour le faire, il peut résoudre le problème le plus inextricable. Je vais m’évader.

 Je sais, je suis coupable et je mérite d’être ici. Je me souviens très bien avoir appuyé sur la détente. Je tremblais, les nerfs comme des cordes de violon. C’était mon premier cambriolage, et le dernier. Je sursautais au moindre craquement. Mes complices me répétaient d’aller plus vite. Tout le monde me regardait et je ne pouvais me défaire des yeux terrifiés des employés et des cris de ceux que les autres tenaient en joue. Je pensais qu’une alarme pouvait se déclencher, que des gens armés pouvaient se montrer et décider de se défendre.

Alors, voir ce grand bonhomme vociférer qu’il nous le ferait payer et se jeter sur moi a suffi. Le coup est parti avant que je m’en rende compte. Je portais une arme laser de gros calibre, volée à des militaires. Il a suffoqué et s’est aplati au sol d’un coup, avec un drôle d’air incrédule, comme s’il n’avait pas prévu qu’il y ait le moindre danger. Un silence total s’est abattu et mes complices m’ont regardé avec des yeux ronds. J’étais presque fier, comme un gamin qui a battu son grand frère dans une bagarre. Mais il y a eu un dernier râle, des bouts de chair brûlée, un hurlement d’horreur, et j’ai définitivement cessé d’être fier.

 Je n’ai jamais su qui il était. Au fond, qu’est-ce que ça change ? Il rêvait sans doute la nuit, il aimait peut-être quelqu’un, des gens l’attendaient sans doute le soir, ou le week-end. Il y aurait, ou il y avait eu, des gens tristes pour son enterrement. A bien y réfléchir, je trouve son sort plus enviable que le mien.

 Et puis, à quoi d’autre réfléchir, quand on est enfermé, qu’à une évasion ? Quand on est condamné à tourner en rond dans un carré juste assez grand pour s’allonger pour l’éternité, quel plus grand rêve que celui de la liberté, ou même d’un simple souvenir de celle d’autrefois ? Si j’avais seulement un espoir de voir n’importe quoi changer, cela ressemblerait déjà à un miracle.

 Je me suis mis au travail. J’ai fabriqué des outils avec ses mains arrachées pour démonter le reste. Avoir un but, un projet, représentait une bouffée d’air presque suffisante à elle seule. Je redécouvrais la douleur et la fatigue avec une immense gratitude. Parfois il me fallait m’arrêter et me reposer, allongé les bras en croix sur le sol. Mes mains tremblaient quand je travaillais trop. J’avais du mal à m’en empêcher pourtant, une force instinctive me poussait à continuer dès que je le pouvais, sans répit.

 Je savais que j’y arriverais. Même l’échec reculerait devant moi si je tenais bon, que j’essayais encore et encore. Si quelqu’un avait un jour réussi à l’inventer, je pouvais le comprendre en l’étudiant assez. Je réfléchirais autant qu’il le faudrait. Le seul élément que je ne pouvais pas me permettre de gaspiller était le matériel lui-même. Le moindre rouage représentait un miracle qui ne se reproduirait pas et que je voulais garder intact autant que possible. Aussi je déployais des trésors de précautions pour les manipuler, les assembler, les faire se mouvoir. Je les traite comme les plus précieux des enfants.

Je ne crois pas avoir déployé autant d’efforts pour quelqu’un. Personne ne me regrettera de l’autre côté. Je ne fus qu’une longue déception pour mes pauvres parents. Aucun ami ne supporta mes tendances nerveuses et autoritaires. Personne ne trouva grâce à mes yeux non plus d’ailleurs. Certains appellent les gens comme moi des loups solitaires ; je parlerais plutôt de martinets noirs. Un oiseau qui vit quasiment sans toucher terre, qui forme des groupes improbables assemblés seulement par le hasard qui se séparent sans crier gare et qui traverse les nuages d’orage d’une traite, à tire d’aile.

 Mon entêtement pourrait devenir légendaire si quelqu’un entendait parler de moi. Je recommence inlassablement mes essais pour trouver une alimentation correcte. Les batteries ne se vident pas toutes seules, mais trouver un moyen de les raccorder sans perdre de puissance demande un savoir-faire précis et peut-être un savoir théorique que j’ignore. Je tâtonne et échoue de nombreuses fois pour adapter le bon circuit. Je bricole une sorte de marteau à partir du pied du robot et d’une tige de sa colonne vertébrale pour aplatir des pièces. Je frotte inlassablement des extrémités métalliques sur le sol pour les arrondir. Je trouve même à ce travail physique et fastidieux un certain plaisir.

Je crois que mon but approche et mon cœur bat jusque dans mes tempes, je l’entends à mes oreilles. La forme reste approximative, mais j’ai bon espoir qu’elle fonctionne tout de même. Au comble de l’angoisse, je mets en marche le mécanisme minuscule capable d’abattre des mondes. Un tintement régulier retentit, répété à l’infini.

 Aussitôt, les secondes, les saisons et les millénaires se déversent dans ma minuscule cellule en rangs serrés. Les toujours et les jamais, les autrefois et les bientôt, les longtemps et les éphémères me tombent dessus comme un déluge. Chaque instant qui s’écoule désormais sera neuf et s’évanouira. Je vais recommencer à vieillir, moi et tous les autres piégés ici, et mourir. Cela prendra sûrement des siècles, mais les murs de cette prison finiront par s’éroder et s’écrouler, et ceux qui me succéderont n’auront plus de murs autour d’eux. Cet endroit resplendira un jour d’espace, de vie et de verdure pour ceux qu’on y jettera.

 Dans la prison éternelle, j’ai inventé le temps.

 Un jour, je serai libre.

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