Cela faisait maintenant deux jours que Nemyssïa avait fait la rencontre improbable du jeune roturier Delain. Que faisait-il en ce moment ? Il était sûrement en train d’écouler ses trois légumes sur un marché obscur du Cloaque ; puis il irait arrondir les angles en détroussant une bourgeoise un peu trop naïve. Il avait été assez clair, ils ne se reverraient pas. Et il avait entièrement raison, la noblesse d’un côté, la plèbe de l’autre. Deux mondes totalement opposés qui ne gagnaient rien à se mélanger. N’empêche que sa vision du bien et du mal avait bien évolué après ce qu’elle avait vécu. Son père ne lui apparaissait plus comme le défenseur du bien, auréolé de bravoure et de sagesse. Le fait d’avoir laissé les rênes à Emri Akaran était plus que troublant. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Il avait à peine constaté sa disparition, et l’avait retrouvé le soir, comme si de rien n’était. Seule Dame Eline était rentrée dans tous ses états, et elle avait dû lui inventer une histoire pour expliquer sa disparition. Depuis, la dame de compagnie ne cessait de lui envoyer des regards complices, persuadée que la princesse s’était éclipsée pour vivre une tendre romance de jeunesse. Elle avait préférée taire son enlèvement. Au vu de la situation, elle ne voulait pas être responsable d’abominations supplémentaires au sein de la ville basse. Elle nota dans un coin de son esprit d’en toucher un mot à Ethyer. Son frère avait sûrement fait le même constat qu’elle.
Elle ressassait ses pensées lugubres lorsque la porte de sa chambre s’entrouvrît doucement. Un visage d’une finesse délicate, encadré par de longs cheveux dorées apparut dans l’entrebâillement. Nemyssïa accorda un sourire chaleureux à l’arrivante.
— Entre Maman, vient près de moi, l’encouragea-t-elle en lui tendant les bras.
Souriant à son tour, Doline s’approcha de sa fille. Le simple fait de contempler l’expression attendrissante de sa mère lui réchauffa le cœur. Quelle femme magnifique. Elle vint se blottir contre la princesse et ferma doucement les yeux. Nemyssïa lui glissa les doigts dans les cheveux et lui chuchota à l’oreille :
— Et toi maman, tu sais ce que Père a en tête ? Pourquoi il agit si étrangement en ce moment ? Je suis sûr que toi, il t’aurait écouté. Tu lui aurais dit que donner les pleins pouvoirs au vautour était une mauvaise idée n’est-ce-pas ?
Doline se redressa délicatement, et plongea son regard affectueux dans celui de sa fille.
— Nooon,…tyéalt…chmoi…nooon…
*
Comme le voulait l’usage, Andrev serait enterré au douzième jour suivant son décès. Une tradition stupide selon Déleber. Il fallait déployer des trésors d’inventivité pour que les corps ne se dégradent pas trop vite, sans parler de l’odeur tenace qui s’accrochait à vos habits et que rien ne semblait réussir à débarrasser. Encore une coutume que le Roi aurait aimé réformer. Mais c’était sans compter sur le conservatisme farouche de l’église, et après le coup d’éclat de son frère, il n’était pas franchement en odeur de sainteté auprès de l’archiprêtre. Heureusement qu’Ethyer avait essuyé les plâtres en promettant son soutien aux soldats de la Foi.
La cérémonie aurait lieu dans deux jours. En attendant, le palais était devenu un véritable lieu de passage. Lui-même ne pouvait pas faire trois pas sans que Mary Justé ne lui tombe dessus pour parler de détails d’organisation. Et Emri, en sa qualité de futur beau-père du futur roi, avait quasiment élu domicile au château. Et quand l’on savait que les deux s’aimaient comme la colique, on comprenait fort bien les virulentes prises de bec qui explosaient depuis quelques jours. En entrant dans la longue et majestueuse salle du trône, Déleber fut submergé par l’effervescence qui y régnait. Des valets alertes circulaient en tous sens, percutant parfois de pauvres servantes désorientées, sous le regard attentif des majordomes. Des domestiques échangeaient quelques consignes rapides avant de réintégrer la cohue générale, tout cela sous le commandement tranchant de Mary Justé. Un autre qui veillait au grain était ce granite d’Edan Fross. Le pauvre général avait perdu davantage que son orgueil lors de sa descente aux quais ouest, et sa démarche s’accompagnait désormais d’une claudication tenace. Sa mésaventure avait fait le tour d’Elhyst, et il avait fallu peu de temps pour que les gamins des quartiers l’affublent du sobriquet de « général pas d’bol ». Lequel s’était rapidement transformé en « général pas d’boule ». Déleber éprouva une tristesse nostalgique à l’égard de celui qui le protégeait depuis son plus jeune âge. Cette mission avait été un carnage, et un de ses hommes y avait laissé son visage.
— Ah, Déleber ! Vous êtes là ! J’avais justement quelques précisions à apporter sur le déroulement de l’office funéraire.
Le pauvre homme soupira et détourna le regard du vieux soldat pour se concentrer sur son interlocutrice.
— Mary… dites-moi ce que je peux faire pour vous, capitula-t-il d’une voix lasse.
— Voilà, j’aimerais que le peuple se souvienne d’Andrev comme d’un bon vivant, joyeux et passionné. J’ai peur qu’une simple mise en caveau accompagné d’une oraison funèbre ne paraisse trop, comment dire …, lugubre.
— C’est un peu le principe,…
— Bref, le coupa la noble sans lui laisser le temps d’en placer une. J’ai donc demandé à un Abyssal renommé de faire la route jusqu’ici. Le Mirifique Anthurium s’est montré extrêmement enthousiaste à l’idée d’immortaliser le souvenir de mon fils en poussant la chansonnette sur ses exploits, il sera parmi nous avant demain.
— Mais comment avez-vous… ? Il faut bien une dizaine de jours pour rejoindre Abysse…, Déleber s’interrompit subitement avant de reprendre. Oh Mary… Vous vous êtes servi des passages obscurs…
— Pas moi évidemment, mais là n’est pas la question, m’écoutez-vous ? Je vous dis que mon fils vivra éternellement dans le cœur des Elhystiens ! N’est-ce pas le plus important ? Car bien sûr, nous permettrons à tout un chacun de venir se recueillir auprès de lui.
— Cela ne vous parait-il pas un peu trop festif ? En avez-vous discuté avec Sergue ?
Une voix grailleuse s’invita dans la conversation.
— Cela me semble au contraire être une excellente idée Majesté !
Emri Akaran, vêtu d’une tenue sombre comme à son habitude, s’avança, un sourire méprisant et fielleux suspendu aux lèvres. Mary se renfrogna aussitôt.
— Akaran… que faites-vous encore par là ? Il ne me semblait pas vous avoir convié aux préparatifs de l’enterrement d’Andrev.
— Vous inviteriez toute la populace aux funérailles de votre fils et délaisseriez un vieil ami ? Alors que je trouve votre idée d’une célébration abyssale merveilleuse ? Vous êtes cruelle Mary.
— Je vous oublierais au fond des cachots du palais si j’en avais le pouvoir, rétorqua l’épouse Justé.
Le sourire du vautour céda place à un visage sérieux et impassible.
— Je connais la douleur de la perte d’un proche, et je ne peux pas dire que votre malheur m’emplisse de joie. Mais je mentirais si je disais qu’une partie de moi ne pense pas que Sergue l’a un peu cherché.
—Vous dépassez les bornes Emri ! gronda le roi. Ressaisissez-vous enfin !
Autour d’eux, un petit groupe s’était constitué. Ethyer, la petite Corelle suspendu à son bras, les considérait d’un air grave, alors que Nemyssïa entrait dans la pièce accompagnée de sa mère. Ce qui contraria particulièrement le roi. Son épouse n’avait pas besoin d’assister à ça. Elle était bien assez perturbée comme ça. Mais Akaran était lancé.
— Allons-y ! Louons les exploits de votre aîné ! Ce jeune homme merveilleux qui…, le vautour se tût un instant, fronça les sourcils, puis reprit : qui quoi déjà ? Qu’a-t-il donc réalisé qui justifie un tel engouement ? Comme si le peuple s’en souciait ! Il ne le connaissait même pas !
— Vous êtes un minable Emri ! cracha Mary avec hargne. Un misérable rat aigri et antipathique, comme l’était votre père ! Votre pauvre femme doit être bien heureuse, si elle vous observe, de ne plus être de ce monde, et d’être libérée de votre odieuse compagnie !
Le commerçant s’étrangla de rage et ses yeux s’exorbitèrent.
—Comment osez-vous ?! fulmina-t-il. Déblatérer de la sorte sur le décès de mon épouse quand on sait le rôle qu’a tenu Sergue dans sa disparition !
— Mary, Emri, je vous en prie, tenta Déleber. Ce n’est ni le lieu, ni le moment !
— Etes-vous vous-même totalement transparent dans le meurtre d’Andrev ?! cria Mary d’une voix aigue. Vous accusez mon mari plutôt que d’assumer votre responsabilité dans la mort d’Erine ! N’importe quelle femme serait prête à un geste désespéré plutôt que de passer sa vie avec vous !
— Garce ! Vous avez souillé votre filiation contre un peu d’argent en épousant un roturier ! Vous êtes la honte de la noblesse ! Ne pensez surtout pas que je laisserai passer l’affront que vous venez de me faire subir!
Au bras d’Ethyer, Corelle était blanche comme un linge et sa mâchoire faisait de curieux mouvements sans que le moindre son ne sorte de sa bouche. Mais l’inquiétude de Déleber était dirigée vers sa femme. Cette dernière semblait avoir des difficultés à respirer ; prise de tremblements, elle serra les bras autour de son corps. Elle manqua de basculer et Nemyssïa dût la retenir par les épaules. Une attaque de panique. Cela faisait un moment qu’elle n’en avait pas fait depuis le… changement.
— Ce roturier est en voie de devenir l’homme puissant du royaume Akaran ! Il s’est fait lui-même ! Pouvez-vous en dire autant quand on sait que votre fortune vient de votre famille et que vous vous servez de votre fille pour approcher le pouvoir ?
— Dame Justé ! intervint Ethyer. Un peu de tenue par pitié ! Prenez-vous la mesure de vos propos ?
Mary plissa les paupières et offrit à l’héritier un sourire de prédatrice.
— Bien plus que vous ne l’imaginez jeune prince… j’y vois clair quand vous êtes tous aveugles.
Akaran ricana.
— Epargnez-nous votre numéro de prédicatrice moralisatrice et laissez donc cela à notre archiprêtre. Votre plus grande déception dans la mort d’Andrev est que vos rêves d’union royale avec la princesse se sont volatilisés !
Des larmes dans les yeux, Mary s’approcha du vautour et siffla :
— Vous êtes un être ignoble Akaran, sans aucun respect pour la détresse d’une mère en deuil…
A cet instant, Doline lâcha un long hurlement en se prenant la tête entre les mains.
*
Le guérisseur attitré du palais avait emmené la Reine et l’avait calmée à grands coups d’onguents, de massages et de mixtures exhalant une odeur délassante et parfumée. Elle avait fini par se plonger dans un sommeil animé de rêves agités. Nemyssïa prit possession d’un des luxueux fauteuils garnis de coussins aux étoffes précieuses dans un petit salon, à l’écart du brouhaha. Elle avait beaucoup de mal à comprendre l’inaction de son père face à cette situation destructrice pour la santé de sa mère. En face d’elle, un large tableau aux couleurs vives était suspendu au mur. De fines feuilles de chênes ciselées ornementaient son cadre en acajou. Sur la partie gauche, Kelfyer la fixait d’un regard ardent. Une chevelure abondante, une mâchoire carrée et affirmée, surmontée d’une petite moustache chevron, son grand père dégageait une aura bestiale. L’artiste avait astucieusement mêlé des pigments rouges aux peintures utilisées, tout en insistant sur des couleurs chaudes, ce qui faisait ressortir un caractère bouillonnant. A l’inverse, la jeune femme à son côté paraissait sereine, malgré un petit sourire empli de tristesse. Ma grand-mère, Elaïss, songea la princesse. Elle ne savait que peu de chose sur son aïeule, si ce n’est qu’elle était décédée à l’âge de trente-deux ans, alors que Déleber en avait à peine quatorze. Une femme merveilleuse, énigmatique, lui avait souvent raconté son père avec mélancolie, une femme du Nord. L’artiste avait opté cette fois pour des couleurs froides, tirant sur un bleu glacial. Le rendu ne laissait pas indifférent tant ce contraste entre les deux personnages étaient hypnotisant.
— Une femme épatante à ce qu’on raconte, commenta une voix près d’elle.
Nemyssïa sursauta et tourna la tête. Mary Justé l’observait, les yeux rougis par les larmes.
— Il parait, murmura-t-elle. Je n’ai connu aucun d’eux.
— Comme moi-même, mais tu ne perds rien à ne pas avoir rencontré ton grand-père. Il avait la réputation d’être un homme terrible, et un Roi tyrannique.
Que lui voulait cette femme ? Elle n’avait dû lui lâcher que trois ou quatre mots ces dix dernières années, et voilà qu’elle venait à présent lui taper la causette. Comme Nemyssïa ne répondait pas, Mary reprit :
— Il t’aimait bien tu sais…
— Pardon ?
— Andrev. Il t’appréciait beaucoup… trop même.
— Moi aussi, il était d’agréable compagnie, bafouilla Nemyssïa mal à l’aise.
Mary eut un petit rire sans joie.
— Non, je ne pense pas, tu ne lui as jamais vraiment accordé d’attention, mais c’est normal, tu es une princesse courtisée, un bon parti. Andrev n’avait aucune chance de par son extraction, mais il n’a jamais voulu l’accepter, et cherchait par tous les moyens imaginables d’attirer ton attention. Et maintenant, il n’est plus là…
Nemyssïa fixa le bout de ses pieds en triturant nerveusement les pans de sa robe.
— Je suis vraiment désolé Mary… Je compatis et partage votre douleur.
Une fois de plus, l’épouse Justé esquissa un sourire équivoque.
— Bien sûr que non, dit-elle sèchement. Tu ne peux pas comprendre ma souffrance. Tu n’es pas mère. Tu ne peux pas imaginer cette douleur qui vous met les tripes à vifs, ce désespoir qui vous empoigne et déchiquète votre âme à vous en rendre folle. Comme si une partie de toi t’était arrachée. Perdre un enfant, c’est… le malheur ultime. Le point de non-retour. Mon existence ne sera plus jamais la même. Je ne sourirai plus, je ne profiterai plus des plaisirs de la vie. Je verserai des flots de larmes jusqu’ à mon dernier soupir. En empoisonnant mon fils, son meurtrier m’a entraîné avec lui dans la tombe. Que pourrais-tu bien comprendre à ces choses-là ? Mais… c’est gentil de ta part d’essayer.
Foutre de bonne femme… que pouvait-elle répondre à ça ?
— C’est vrai, répondit Nemyssïa en inspirant profondément. Je cherche juste à être aimable avec vous. Enfin quoi Mary, c’est vrai, quand m’avez-vous adressée la parole pour la dernière fois ? A la fête du solstice peut-être ? Nous ne nous connaissons pas. Vous n’avez jamais fait preuve du moindre intérêt à mon égard. Alors certes, vous avez raison, je ne peux probablement ressentir votre douleur. Malgré tout, j’ai de la peine, sincère, pour la disparition d’Andrev. Quoi que vous puissiez en penser.
Mary serra les lèvres et considéra la princesse un instant d’un regard indéchiffrable. Qu’est ce qu’elle pouvait être intimidante ! Puis elle déclara lentement :
— Je t’aime bien Nemyssïa. Tu as du caractère. C’est important pour une femme dans notre monde. Et je te dois probablement des excuses.
—Des excuses ? répéta Nemyssïa, abasourdie par ce changement d’attitude.
— J’ai reporté sur toi toute la rancœur que je peux éprouver pour ton père et… le vautour. Mais c’est un acte bien injuste et cruel que de faire payer aux enfants les erreurs de leurs parents. Je suis désolé que tu ais assisté à cette querelle de clocher, et que ta mère –la pauvre femme– ait dû en subir les conséquences. Mais Emri sait taper là où ça fait mal. C’est un scélérat, mais il est intelligent.
— Mon père… que lui reprochez-vous ?
— Tu es une adulte à présent, et tu as bien dû constater que le Roi n’était peut-être pas ce modèle de vertu que tu pouvais imaginer.
— Non, je… ne sais pas trop, articula-t-elle, troublée.
— Hum, je vois bien à ta tête que je suis dans le vrai. Tu te questionnes n’est-ce-pas ? Ton père ressemble davantage à Emri que ce qu’il veut bien laisser croire. Le temps me donnera fatalement raison.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Nemyssïa avec un intérêt soudain.
Mais Mary se releva, passa ses mains sur sa robe pour en chasser les quelques plis, et se dirigea vers la sortie en ignorant la remarque de la jeune femme.
— Bon, déclara-t-elle. Assez discuté comme ça, les préparatifs ne vont pas se faire tout seul, et aussi ardue soit la tâche pour mon pauvre cœur, il faut bien que quelqu’un s’y attelle.
Puis, marquant un temps d’arrêt, elle reprit :
— Passe me voir à l’occasion, au domaine. Cela me ferait le plus grand bien de partager quelques souvenirs avec toi.
Tu approfondis de nouveaux personnages, c'est intéressant. Je me demande quelle place ils vont avoir dans la suite des évènements. Je sens que certains cachent encore leurs intentions (Mary notamment).
Le pdv de Nemyssia développe un peu sa relation avec sa mère ainsi que ses premières réflexions après la rencontre de Delain. Je sens qu'il ne va pas tarder pas à se passer un truc avec ce perso qui va mettre à l'honneur son changement d'état d'esprit. Mais je me trompe peut-être.
Une petite remarque :
"ne vont pas se faire tout seul" -> seuls ?
Bien à toi !
Tu as raison, je prépare mes personnages pour la suite^^
Mary et Nemyssïa auront leur rôle à jouer!
Sinon, "lui taper la causette." je trouve ça un peu familier par rappot au reste de ton style dans ce moment de ton histoire.
Et "Heureusement qu’Ethyer avait essuyé les plâtres en promettant son soutien aux soldats de la Foi." Tu voulais plutôt dire qu'il avait fait amende honorable je pense.