Vendredi 2 mai, 17h19. Le Diable entre d’un air souffreteux en tenant avec précaution sa queue, entourée de bandelettes, entre ses pattes.
LE DIABLE
Je retire mon entrée de la semaine précédente. Il y a du mal à se faire du bien finalement. J’en suis la preuve vivante. Encore heureux que je m’en sois sorti vivant, d’ailleurs. J’aurais pu y rester ou y laisser ma queue. Heureusement qu’elle est robuste et que j’ai eu les bons réflexes, mais ça aurait pu très mal se terminer, je vous assure. Je sors à l’instant de l’hosto.
Laissez-moi vous raconter. Je revenais tout juste d’un voyage d’affaires en Guyane pour débusquer un nouveau prototype de fourrure pour ma collection d’hiver ‒ comme tout ce que j’entreprends, elle a beaucoup de succès, vous savez. J’étais É-PUI-SÉ, la chasse en forêt vierge, les indigènes, le vol transatlantique… Alors, j’ai posé la cage avec le nouveau spécimen dedans, et je me suis écroulé sur le lit. Sauf que je n’arrivais pas à m’endormir à cause du jet lag.
J’ai donc libéré ma queue de son porte-queue pour être plus à l’aise. Pauvre queue ! Elle était toute fatiguée du long voyage et pleine de bouloches de ma cape et des plantes amazoniennes. Mais j’étais moi-même trop fatigué pour prendre une douche et j’ai donc pris l’aspirateur qui se trouvait par hasard au pied du lit ; j’ai mis sur puissance douce, je ne suis pas idiot quand même. De surcroît, je trouve que c’est mal de juger autrui sans savoir de quoi l’on parle. C’est très important de faire ses propres expériences et de se laver de la fatigue du voyage. Ce n’était pas désagréable ma foi, j’ai commencé à sombrer dans une douce torpeur… et puis il m’a semblé que la petite bonne à la recherche de son aspirateur est entrée et a posé sa main sur ma cuisse, hummm…
J’ai fait semblant de dormir et je l’ai laissée monter plus haut, la coquine. Là, je n’y tiens plus, j’ouvre les yeux et m’aperçois que la main de la petite bonne n’est autre que la mygale guyanaise géante qui s’était échappée de la cage ! Elle a dû faire sauter le loquet, c'est une espéce aussi cruelle qu'intelligente. Mon sang n’a fait qu’un tour ! Je suis passé à la vitesse supérieure pour sauver ma vie, mal m’en a pris, ma queue a été aspirée net. Slurp.
Ce qui aurait pu ne pas être un problème SAUF qu’elle est tellement longue et grosse, ma queue, qu’elle a traversé tout le tuyau jusqu’au sac à poussière et y est restée coincée à cause de son bout pointu. Comme un enfant qui passe la tête entre les barreaux, mais après les oreilles coincent, la pointe aérodynamique s’est prise au piège.
Pas la peine de vous faire un dessin. J’ai été pris de panique – c’est bien compréhensible ‒ à cause de la mygale que je venais d’aspirer vivante par pitié, au lieu de l’écraser comme j’aurais dû le faire si vous ne prêchiez pas sans cesse le bien-être animal. J’ai essayé de courir pour m’enfuir, mais essayez de courir avec un aspirateur au bout de la queue ! C’est très difficile.
Ma queue piégée avec une créature venimeuse se débattant dans le sac à poussière, je n’ai eu d’autre choix que d’appeler d’urgence mon équipe de nettoyage. Ils en ont vu d’autres, mais là, je crois qu’ils n’en sont pas revenus. Ils se sont bien gardés de faire le moindre commentaire, ils sont très professionnels et en plus ils ont signé un NDAtrès pointu, vous savez. Il a fallu scier le tuyau. Vous vous rendez compte ? Ma queue aurait pu y rester ! Elle était tout éraflée et brûlée au troisième degré par les poils urticants, j’ai eu des démangeaisons terribles et le pire, c’est que je ne pouvais même pas la gratter !
Ils ont dû m’emmener à l’hôpital pour soigner mes blessures, il faut dire que ça n’a pas que des avantages d’avoir un organe pareil. Je suis bien malheureux. Ils m’ont bandé la queue et mis au repos absolu. Je suis désolé pour vous, mais je dois rester parfaitement immobile. Je pars en petit week-end à la mer pour me remettre.
Ma queue, elle fait vraiment ce qu’elle veut. Ça lui apprendra à ne pas se tenir tranquille pendant que je euh… me détends. Ce n’est pas facile d’être un homme libéré. Plus de peur que de mal heureusement. On ne m’y prendra plus. Je peux vous dire que j’y réfléchirai à deux fois avant de fourrer ma queue n’importe où. C’est fini tout ça. (DING DONG)
Tenez, je vous ai apporté un porte-monnaie en fourrure en souvenir. Oui, j’ai bel et bien écrabouillé l’araignée, ne me jugez pas, ma bienveillance a des limites.
Le Diable honteux et confus jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.