Maximilian Bellamy
Londres, 6 janvier 1880
—Quelle bande de bras cassés ! Faut tout faire soi-même…
Ainsi tempêtait Maximilian Bellamy, le chef des Crows, le plus puissant gang de Londres, assis sur la banquette de son fiacre rutilant qui cahotait sur les pavés. Grand et costaud, il en imposait. Malgré ses cinquante-trois ans, sa tignasse brune ne comptait aucun cheveu blanc et pas une ride n’apparaissait au coin de ses yeux noirs à l’expression cruelle. Sa voix rocailleuse et ses gestes brusques impressionnaient ses interlocuteurs. Il s’en servait souvent pour terroriser ceux qui avaient la très mauvaise idée de ne pas aller dans son sens. Seule ombre au tableau, un nez empâté, une espèce de groin, cassait quelque peu son image de roi de la pègre impitoyable. A sa gauche, un jeune homme à la mine déconfite, se rongeait les ongles.
—Me sortir du lit aux aurores, alors que j’ai pris des paris jusqu’à deux heures ce matin... Et un dimanche en prime ! T’as pas honte ? Ça m’apprendra à recruter des morveux qui ont la fâcheuse habitude de se réfugier dans les jupes de leurs mères à la moindre anicroche.
Isaac, un des morveux en question, délaissa ses ongles et fixa le bout de ses chaussures. Des boutons bourgeonnaient sur ses joues glabres ; un rideau de cheveux jaune pisseux tombait sur ses yeux.
—Et Elliot, il est où ? demanda Bellamy. Déjà sur place, j’espère…
—Non, à la maison. Il a une fièvre de cheval et crache du sang dès qu’il tousse. J’ai dû me relayer avec la bonne, toute la nuit, pour changer ses compresses d’eau. M’est avis que la Grande Faucheuse va pas tarder à se radiner.
Bellamy soupira :
—Quelle petite nature ton jumeau...Je suis plus âgé que vous deux réunis et pourtant, j’ai cent fois plus de vigueur. Chaque jour, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, je me démène pour vous assurer un avenir. C’est pas un p’tit rhume qui m’arrête, moi !
Isaac tressaillit de colère. Son frère ne souffrait pas d’un rhume bénin mais de tuberculose. A cette époque de l’année, cette maladie décimait les habitants des quartiers miteux contraints de s’entasser dans des taudis. Mais, parfois, elle jetait son dévolu sur quelques bourgeois ou aristocrates qui s’encanaillaient régulièrement dans les tavernes, en bonne compagnie.
Bellamy bomba le torse et ajouta :
—Diable ! Votre génération compte dans ses rangs un ramassis impressionnant de tire-au-flanc faiblards et sans classe. Vise ton accoutrement ! Pas de cravate, pas de chapeau…Personne te respectera si t’as pas le respect de toi-même. Et c’est quoi cette casquette, tu l’as carottée à un clochard ? Je t’avertis Isaac, j’encaisserai mal que ton manque d’élégance entache ma réputation.
Le jeune homme leva le menton et, les yeux emplis de hargne, détailla la tenue de son patron : un manteau en fourrure de renard, un costume croisé gris taupe, une chemise crème agrémentée d’une lavallière à rayures bordeaux. Un haut de forme s'inclinait sur son crâne et une canne extravagante-une tête de corbeau étant sculptée dans le pommeau en argent massif- brillait entre ses mains gantées.
Y’a pas à dire, il a du style, Max ! pensa Isaac
Il osa :
—Moi, j’voudrais bien être bien sapé mais j’en ai pas les moyens !
A ces mots, le regard dur de Bellamy s’embrasa.
Isaac regretta aussitôt son élan d’insolence et déglutit dans un couinement. S’attendant à recevoir une gifle d’anthologie, il se tassa sur lui-même.
Le truand répliqua :
—Tu manques pas d’air ! Si le salaire que je te donne était proportionnel à ton rendement, tu ferais la queue à la soupe populaire depuis belle lurette.
Il se pencha vers lui et susurra :
—Ecoute-moi bien petite charogne, c’est la première et dernière fois que tu me réponds de la sorte.
Puis, en tambourinant en cadence sur le plancher du véhicule avec le bout de sa canne, il vociféra dans une salve de postillons :
—Plus jamais ! Tu m’entends ? Ou je te tranche la langue, la taille en julienne, la fait cuire à la vapeur et la mélange à la pâtée de ma chienne !
Il retrouva son calme.
—Il me plaît à cuisiner de temps en temps, ça me détend…Et de grâce, tiens-toi droit, bon sang !
Isaac se redressa légèrement mais garda les épaules basses.
—Tu vas pas chouiner dis ? Estime-toi chanceux que je t’arrange pas le portrait, je suis pas du matin. Et du reste, ça contrarierait ma sœur de pas reconnaître son fiston, de là-haut, cingla Bellamy. Je te préviens Isaac, il va falloir que tu mettes plus de cœur à l’ouvrage sinon j’aurais pas d’autre choix que de te bannir, rapport aux autres gars qui rapportent l’argent sans broncher. C’est pas un club de gentlemen, le gang, tu l’as compris ça ? On se réunit pas pour jacqueter de la pluie et du mauvais temps en sirotant cette liqueur de lavette dont je retiens jamais le nom. C’est quoi déjà ?
Isaac serra les mâchoires.
— Ho ! C’est quoi ?
Silence.
—Vas-tu répondre ?
Silence.
Le naturel de Bellamy revint au galop; il asséna un coup de canne sur le tibia de son sbire débutant. Ce dernier grimaça de douleur et articula :
—Brandy.
—Bravo mon neveu ! s’écria le truand en applaudissant. Note bien que si t’as pas la vocation du banditisme, personne t’empêche de te présenter au Legends’ Club. Mais, ça m’étonnerait qu’ils veuillent de toi, les lords distingués ! Avec ta trombine, tes frusques et ton charisme de palourde, je miserai pas un penny sur ton intronisation !
Pas peu fier de sa réplique humiliante, il observa la rue à travers la vitre : la nuit diminuait à vue d’œil, les becs de gaz faiblissaient, une poussière de givre soupoudrait les toits et s’accrochait aux branches des arbres rabougris. Des laitiers et des marchandes de quatre saisons tiraient leur charrette à bout de bras sur la chaussée entre les rares cabs. Quelques groupes d’ouvriers, adultes et enfants à l’air hagard, traînaient des pieds, déjà terrassés de fatigue à la perspective de suer sang et eau dans les ateliers de filature jusqu’au soir. Le smog s’effilochait dans un ciel d’un blanc molletonneux. Un ciel de neige.
Le cocher arrêta l’attelage devant le marché couvert de Spitafields près de Whitechapel.
Les chalands zigzaguaient entre les étals, ça grouillait de tous les côtés. Bellamy, de fort méchante humeur, descendit du véhicule et fut transi de froid. Habituellement, à cette heure-ci, il dormait comme un bébé, au chaud, sous sa courtepointe en velours. Au lieu de cela, en ce petit matin de janvier, il devait se mêler à cette foule de gueux qui passaient leur temps à geindre, renifler, tousser et cracher.
Bellamy haïssait les pauvres. Et par-dessus tout, il redoutait leurs miasmes contagieux.
—Rien que sur le trottoir, les relents de barbaque me retournent l’estomac, dit-il à Isaac. Entrons ! Plus vite on réglera le problème, plus vite je retournerai me coucher !
Les deux hommes pénétrèrent sous les arcades en briques. Quel raffut ! Les marchands bonimentaient et les chalands parlementaient dans des dialogues de sourds bruyants. Des hordes de mouches bourdonnantes faisaient ripaille autour des étals comme des invités autour d’un banquet gargantuesque. C’était tous les jours fêtes pour elles ! Plusieurs hommes et surtout des femmes, vêtues de superpositions de loques, bousculèrent Bellamy qui était au comble de l’écœurement. Ces miséreuses se ruaient sur les denrées au coût le plus bas possible. Elles se hâtaient alors d’échanger le maigre contenu de leurs bourses contre des morceaux de viande avariée, des légumes blets et des miches de pain dures comme de la pierre. Ainsi, chaque semaine, elles remettaient en jeu leur titre de mères en relevant un défi de taille : remplir le ventre de toute la marmaille. Plus tard, elles concocteraient un dîner hasardeux, en priant pour qu’aucun de leurs petiots ne succombe à une intoxication tout en reconnaissant intérieurement que ce serait une bouche de moins à nourrir.
Isaac devança son oncle et ils jouèrent des épaules dans la cohue pour atteindre un étal clinquant qui jurait dans le décor. Personne ne s’y pressait alors que la marchandise attirait le regard. En effet, une kyrielle de bouquets de roses fraîches, rouges, jaunes et blanches, y était exposée dans des grands vases en grès.
Où ce coquin a-t-il dégoté des roses en plein hiver ? pensa Bellamy.
Derrière les tréteaux, un homme mince, habillé d’une cape de satin bleu roi, s’affairait.
Il s’exclama d’une voix chantante :
—Bien le bonjour Mr Bellamy !
—Je dois avouer que ma journée commence pas sous les meilleurs auspices…à cause de vous, grommela le truand.
Et se tournant vers Isaac, il chuchota :
—C’est quoi son blaze au rebelle ?
—Anario, mon oncle…Euh, patron.
Le dénommé Anario leva la tête. Sous son capuchon, les traits de son visage étaient d’une finesse extrême et sa peau rivalisait de pâleur avec les lueurs de l’aube qui traversaient timidement la verrière encrassée des halles. Ses yeux, d’une couleur indéfinissable, avaient l’éclat de l’onde claire d’un ruisseau miroitant au soleil.
—Vous m’en voyez désolé. Que puis-je faire pour vous être agréable ? persifla l’étalier.
—Anario, je te conseille de pas trop m’échauffer la bile et de me régler séance tenante ta cotisation hebdomadaire ainsi que le reliquat de décembre. Six semaines de retard de paiement en tout. Je te signale que la trêve des confiseurs est terminée, répliqua Bellamy.
L’étalier baissa son capuchon : une chevelure blanche lui arrivait aux épaules et des oreilles pointues apparaissaient entre les mèches.
—T’es drôlement en avance, Mardi Gras a lieu dans deux mois, pouffa le truand.
Il prit Isaac à témoin en montrant Anario du doigt :
—C’est ça qui vous fait si peur que vous êtes incapables d’exécuter mes ordres ? Ce bellâtre pas plus épais qu’une allumette ? Cette danseuse ?
Des ombres troublèrent le regard d’Anario. Isaac recula de plusieurs pas.
—Ça qui, soit disant, retient les balles ?
Des badauds se regroupèrent autour de l’étal, tous contents d’assister à une joute verbale, petit moment divertissant dans la monotonie de leur quotidien.
—Sachez Mr Bellamy que je suis un elfe de lumière. Je viens d’un royaume, où de l’or jaillit des fontaines, où des licornes s’ébattent dans d’immenses forêts émeraude et où les enfants volent à dos de dragon, répondit sèchement Anario.
—Ben voyons ! Et tu as quitté ce paradis pour vendre des roses ici, dans ce foutu royaume ? Mais tu es fou ma parole ! Tu sais mon gars, débiter de telles sornettes va pas arranger ton cas. Paye et c’est marre…
—J’ai pris le ferme décision de ne plus cotiser à votre syndicat du crime ! s’écria l’elfe. Vous pouvez rançonner tous les marchands de Londres avec vos méthodes infâmes, sauf moi. De toutes façons, je n’ai pas un sou vaillant, mes roses ne se vendent guère.
—Je fais pas d’exceptions, ni crédit, et encore moins la charité, ô elfe de lumière.
Tout à coup, le truand vit un médaillon scintiller au creux du long cou d’Anario.
—Ça doit avoir de la valeur ton bijou là, non ? Tu pourrais recouvrer une partie de ta dette en me le cédant, rétorqua-t-il, narquois.
L’elfe rit aux éclats.
—Une puissante magicienne a façonné cet artefact, il y a des siècles. Pour le porter, il faut posséder le sens de la justice et une grande sagesse. Deux vertus dont vous semblez être totalement dénué, vous, un bandit de la pire engeance, un despote et un tueur. Si par malheur vous le touchiez, la pierre qui se trouve à l’intérieur sonderait votre âme impure et vous détruirait tel un cloporte, sur-le-champ.
Sans autre forme de procès, le truand dégaina son pistolet.
—Ce joujou contient six balles en argent, mais une seule suffira. Elle sondera pas ton âme, elle ira se loger directement dans ton cœur pur. Allons Anario, cesse de palabrer comme un de ces crâneurs de lords ! Le manque de sommeil m’a jamais réussi, ça me met de très mauvais poil. Ce serait dommage que ces roses fanent sur ta tombe, tu crois pas ?
—Je crois plutôt que je m’en servirai pour fleurir la vôtre, sous les cris de joie de mes compagnons, répliqua Anario en jetant un coup d’œil à la ronde. Les étaliers opinèrent du chef.
L’elfe s’avança. Les deux adversaires se retrouvèrent face-à-face, à environ un mètre de distance, prêts à combattre dans un duel à mort inéquitable. Bellamy, le front perlé de sueur, tenait en joue Anario qui arborait un sourire un peu provocateur. La tension était palpable, les badauds retenaient leur souffle. On entendait que le bourdonnement des mouches qui poursuivaient leur festin.
Bellamy tira sur l’elfe à bout portant. Les clients, les marchands et même les pickpockets décampèrent, plus du tout curieux de la suite des événements. La balle rebondit sur le torse d’Anario et tinta sur le sol. Le truand, ivre de colère, vida son chargeur, en vain : aucune des balles ne transperça l’elfe. Il jeta son arme et lui sauta dessus sauvagement ; les deux hommes tombèrent à la renverse. Bellamy entreprit d’étrangler Anario durant quelques secondes puis il finit par arracher sa chaîne et rampa plus loin. Dès qu’il ouvrit le médaillon, un rayonnement fulgurant l’éblouit. A cet instant, la terre trembla : tous les étals, sauf celui de l’elfe, s’écroulèrent à la manière de châteaux de cartes dans des bruits de vaisselle qui se brise. C’est alors que le bijou pulsa de plus en plus fort dans la main droite de Bellamy, émit un grésillement et devint brûlant. Avant qu’il n'eût le temps de lâcher l’objet incandescent, ladite main s’enflamma. Une souffrance atroce s’empara de lui et il se rendit compte avec horreur que des flammèches voraces courraient le long de son bras et grignotaient avec application le tissu de son gant. Dans leur sillage, des cloques virulentes s’arrondissaient sur sa peau. Bientôt, il fut entouré d’une gangue de feu et sentit des milliers de crocs acérés mordre sa chair, broyer ses muscles.
Pendant qu’il hurlait à la mort, l’elfe se releva et se mit à chanter dans une langue étrange :
*Stad tine
Stad pian
Uisge, uisge
Sàbhail duine cruaidh.
Il répéta ce chant comme une incantation. Alors, l’eau de chacun des vases se vida lentement par le haut en tourbillons qui se rejoignirent pour former une goutte géante. Guidée par les inflexions de la voix d’Anario, elle se positionna au-dessus de Bellamy, et se déversa sur son corps gesticulant. Le feu s’éteignit ; le truand s’évanouit. Isaac, terré sous les décombres de l’étal du boucher situé à l’opposé, essayait de contenir ses gémissements d’épouvante en serrant une escalope entre ses dents.
L’elfe le regarda de ses yeux de diamant et murmura :
—Tu es une belle personne Isaac, ne reste pas sous l’emprise de ton malfrat d’oncle. Tu vaux mieux que cela.
Il récupéra son bien dans la main calcinée de Bellamy et se volatilisa.
* Arrête le feu
Arrête la souffrance
Eau, eau
Sauve l’homme cruel