Prologue

 —Cela fait combien de temps ?

—Dix ans déjà mon ami.

—Mais pourquoi ne revient-il pas ?

—Parce que vous l’avez banni. 

La reine contemplait un couple de licornes qui buvait l’eau scintillante du lac. Le soleil couchant donnait des reflets d’or à leurs crinières tressées, leurs cornes faisaient de légers remous dans l’onde. Au loin, au sommet du mont Oxyr, les trois dragons royaux tournoyaient, se préparant à leur ronde de nuit. Le plus vieux, Crel, avait des écailles cuivrées par la patine du temps, des ailes ocres et des yeux jaunes. La reine se pencha sur la balustrade ; Crel vola vers elle.

—Votre Majesté, tâchez de dormir un peu, nous veillerons sur vous, assura-t-il de sa voix vibrante.

—Je te remercie mon fidèle Crel, fit la reine en tordant ses mains nerveusement. Dans quel état se trouve le dôme ?

—Nous n’avons constaté aucune fissure. Le sortilège n’est toujours pas altéré.

La reine ferma les yeux pour retenir ses larmes. Le dragon en suspension dans l’air, ses ailes bruissant telles des voiles de bateau balayées par le vent, appuya doucement son front sur le sien orné d’une couronne de fleurs de jasmin. Cette masse de muscles, de crocs et de griffes, capable d’anéantir des contrées entières en quelques crachements, de broyer des armures en un coup de mâchoires et de piétiner les troupes ennemies comme de vulgaires fourmis, témoignait une tendresse infinie envers les membres de la famille royale.

Après la mort de sa compagne Alior lors de la Grande Guerre et le bannissement de son maître le prince Anario, Crel avait gagné en empathie. Ses jeunes fils Olt et Zéphyr étaient quant à eux encore un peu sauvages, sur la retenue.

—Quand ce cauchemar prendra-t-il fin ? murmura la reine.

—Seule Aïofé le sait...Soyez-en certaine, dès qu’elle le pourra, elle ira chercher son enfant dans l’Autre monde. Elle ne supporte plus son absence, ses pouvoirs s’amenuisent de jour en jour.

—Et notre bon roi Erévan qui a perdu la raison…

La reine rouvrit les yeux. La nuit était tombée et la pleine lune culminait dans le ciel, au-dessus du dôme. Sa lumière opaline affleurait à la surface du lac et éclairait ainsi le ballet des poissons volants et des fées libellules entre les feuilles de nénuphars. Leurs rires de clochette se mêlaient au doux clapotis des vaguelettes.

—J’envie tant l’insouciance de ces fées. Il semble que rien ne les atteigne...Ignorent-elles le danger ?

—Non, votre Majesté. Elles savent la gravité de la situation mais elles ont décidé de cesser d’avoir peur. Elles vivent le moment présent en continuant de chanter, danser et voler. Ces petites créatures sont douées pour le bonheur.

—Nous l’étions aussi, n’est-ce pas Crel ?

—Nous retrouverons des jours meilleurs, ma reine ! s’exclama le dragon. Les pages hisseront à nouveau les drapeaux et joueront du hautbois tandis que le roi se tiendra à vos côtés en haut de cette tour, sous les hourras de la foule. Enfin réconcilié avec les deux princes, il finira son règne dans la paix retrouvée. Elphame renaîtra !

Crel déploya ses ailes et rejoignit sa progéniture.

Soudain, des ombres de corps difformes surmontés de crânes bossus ou cornus, se dessinèrent sur les parois du dôme. Des centaines de paires d’yeux rouges apparurent telles des étoiles de sang et des grognements de bêtes retentirent. Puis, des coups d’une violence inouïe martelèrent les parois du dôme, créant des éclairs aveuglants. Des crissements de haches et de cliquetis de chaînes s’ensuivirent. Les grognements se changèrent en hurlements rauques d’un côté et stridents de l’autre. Ces multiples sons formèrent une clameur infernale qui circulait tout autour du dôme. Crel et ses fils repoussaient les créatures en crachant des gerbes de feu mais elles étaient de retour au bout de quelques minutes et hurlaient de plus belle. L’angoisse noua la gorge de la reine ; elle n’en pouvait plus de ce déferlement de haine qui se répétait toutes les nuits. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles pointues et contempla le paysage devenu le théâtre d’un combat sans vainqueurs ni vaincus. Les valeureux dragons luttaient dans le vide, harcelés par les cris, épuisés à force de guetter la moindre fissure qui, en s’écartant, permettrait à des hordes de monstres d’envahir le royaume. Alors, les dragons périraient empoisonnés par leurs flèches et les sujets seraient tués jusqu’au dernier. Tués d’une façon que la reine ne préférait pas imaginer. En entendant les voix effroyables et en distinguant l’aspect répugnant de ces « êtres », elle croyait sans peine à leur barbarie et à leur dessein sanguinaire.

Le roi appela  :

—Anario, viens saluer ton cher père !

Son épouse entra dans le chambre et tira le rideau de soie bleue. Elle s’assit sur le fauteuil près du grand lit à dorures.

Le roi s’agita, ses yeux argentés exorbités :

—Mais quel est donc tout ce vacarme ? Suis-je arrivé dans le royaume des morts ?

—Non mon ami, vous êtes toujours en vie, en sécurité dans votre palais.

Pour l’instant, pensa-t-elle.

Elle passa une main dans la chevelure immaculée de son mari qui ferma les paupières. Puis, elle souffla sur chaque flamme des bougies du chandelier et resta immobile, dans le noir.

Les mots de Crel résonnèrent dans sa tête.

Elphame renaîtra !

Au lieu de la réconforter, ces mots lui brisèrent le cœur. Quand elle en prit pleinement conscience, la reine Glynis se mit à pleurer


 


 


 

 

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