Je sors rapidement du placard de service avant qu’ils ne ressortent de
la chambre 315. Je longe le mur, rapide mais maîtrisée. Mon cœur bat à
un rythme effréné, mais je fais tout pour conserver une démarche
naturelle. Chaque muscle de mon corps est tendu, prêt à réagir au
moindre imprévu.
D’un geste discret, je sors mon téléphone et ouvre l’application
dédiée à mon drone. Un simple tap sur l’écran, et le mini-millepatte
dissimulé sur une plinthe au plafond s’auto-détruit dans un
grésillement.
Je suis presque arrivée à l’angle du couloir lorsque la porte de la
chambre 315 s’ouvre brusquement derrière moi.
Mercenaire 2 — Attends…
Mercenaire 1 — Quoi ?
Je poursuis mon chemin sans me retourner, ignorant la raideur glaciale
dans mon dos.
Mercenaire 1 — Elle était censée être là, elle ?
Mercenaire 2 — Non. L’aile devait être vide, bordel.
Un silence. Puis, d’un ton plus méfiant
Mercenaire 1 — Va voir où elle va.
Mon sang se fige, mais je ne réfléchis pas. Sans brusquerie, je
bifurque vers la première intersection et accélère le pas vers les
escaliers. Chaque seconde compte.
Je dévale les marches quatre à quatre, mes semelles frappant le métal
avec un bruit sourd. À chaque étage, je jette des coups d’œil rapides,
m’assurant que personne ne me suit. Mais soudain, j’entends des voix
et des pas précipités venant des étages supérieurs.
Kin — Et merde…
Ils m’ont prise en chasse.
Arrivée au rez-de-chaussée, je repère immédiatement le chariot de
linge où j’avais caché mon sac et mes affaires. Mon cœur bat à toute
vitesse alors que je me précipite dessus. Mes doigts s’agrippent au
tissu, tirant violemment la blouse d’infirmière pour la retirer.
J’enfile mon sweat d’un geste fébrile, mes baskets à la hâte, jetant
des coups d’œil nerveux autour de moi.
Je dois me fondre dans la foule avant qu’ils ne me repèrent.
Je repousse le chariot contre le mur et sors du couloir de service
d’un pas pressé mais maîtrisé. L’agitation du hall principal
m’accueille aussitôt : patients fatigués, visiteurs inquiets,
infirmières pressées… un décor parfait pour disparaître.
Je longe un mur en gardant la tête basse, traversant la salle
d’attente avec une apparente nonchalance. Mais je le sens. Ils sont
derrière moi.
Sans changer de rythme, je me dirige vers la sortie principale. Chaque
fibre de mon corps me hurle de courir, mais je sais que ce serait la
pire chose à faire. J’atteins enfin les portes automatiques qui
s’ouvrent lentement devant moi.
Je franchis enfin les portes automatiques et sors du bâtiment. L’air
extérieur, lourd et chargé d’humidité, s’écrase contre moi. Une fine
bruine commence à tomber, tapissant la route d’un voile translucide.
Les nuages sombres que j’avais repérés plus tôt couvrent désormais le
ciel, rendant l’atmosphère encore plus oppressante.
Je ne ralentis pas. Mon sweat absorbe rapidement l’humidité, rendant
mes mouvements plus lourds, mais je garde mon cap, m’éloignant de
l’hôpital à un rythme maîtrisé.
Derrière moi, des bruits de pas pressés. Ils sont sortis aussi.
Je prends une grande inspiration et me glisse dans la foule des
passants, le regard fixé droit devant moi. La pluie, d’abord légère,
commence à s’intensifier, frappant le bitume en une mélodie
irrégulière.
Je dois les semer.
Le trottoir est bondé, les gens s’empressent d’ouvrir leurs parapluies
ou de se couvrir du mieux qu’ils peuvent. Moi, je profite du chaos. Je
bifurque rapidement dans une ruelle plus étroite, la pluie amortissant
le bruit de mes pas.
L’eau s’accumule déjà sur les pavés, rendant le sol traîtreusement
glissant. Je manque de trébucher en évitant une poubelle renversée,
mais me rattrape de justesse à une vieille canalisation.
Les bruits de pas résonnent encore derrière moi. Ils ne me lâchent
pas. Mes mains tremblent alors que j’attrape mon téléphone. Je compose
instinctivement le numéro de Rin, mon cœur battant à un rythme
effréné.
Je colle le téléphone à mon oreille tout en courant, mes jambes
éclaboussant l’eau des flaques sous la pluie battante.
Bip… Bip… Bip…
Pas de réponse. Je serre les dents, ma respiration saccadée entre deux
foulées.
Kin — Putain, décroche…
Mais l’appel bascule vers la messagerie.
Je raccroche violemment et range le téléphone dans ma poche d’un geste
nerveux. Je n’ai pas le temps pour ça.
Je lève les yeux, cherchant désespérément une issue. À quelques
mètres, un échafaudage métallique monte le long d’un immeuble. Sans
hésiter, je bondis, mes doigts glissant brièvement sur le métal trempé
avant de trouver une prise stable.
La pluie s’intensifie, transformant la ville en une mosaïque de
reflets troubles, amplifiant l’éclat des néons des magasins sur les
pavés mouillés. L’eau dégouline sur mon visage alors que je grimpe
aussi vite que possible.
En bas, deux silhouettes émergent de la ruelle.
Mercenaire 2— Bordel, elle est passée où ?
Mercenaire 1— Continue de chercher. Elle ne peut pas être loin.
Tapis derrière une vieille ventilation rouillée, je retiens mon
souffle, mes muscles tendus. La pluie masque leurs voix par moments,
mais je distingue encore leurs échanges.
Ils finissent par se séparer, scrutant les environs, mais aucun ne
regarde vers le haut. Un mince sourire étire mes lèvres. Ça a marché.
Je reste accroupie, attendant qu’ils s’éloignent davantage. Les
secondes s’étirent, mon cœur bat à tout rompre. Puis, enfin, leurs pas
s’éloignent progressivement. Je relâche un peu la pression. J’ai
réussi.
Mais avant que je ne puisse réagir, une poigne de fer s’abat sur mon
col et me tire en arrière avec une violence inouïe.
Mon dos percute violemment la tôle froide de la ventilation. Mon
souffle se coupe brutalement sous l’impact.
Chef Mercenaire — Pas mal. Mais pas assez.
Un murmure glacial. Je lève les yeux, la vision encore floue sous
l’effet du choc.
Un homme. Grand. Imposant.
Une carrure sèche, forgée par l’expérience plus que par
l’entraînement. Une cicatrice longe son menton jusqu’à sa joue, et son
regard perçant me transperce avec une précision chirurgicale.
Contrairement aux deux autres, il ne semble ni pressé, ni agacé.
Juste… méthodique.
Chef Mercenaire — J’ai vu beaucoup d’amateurs essayer ce genre de fuite.
Mais toi…
D’un geste sec, il me projette sur le côté. Mon épaule racle le sol
mouillé alors que je roule sur le béton de l’échafaudage, me retenant
in extremis au rebord métallique pour éviter de tomber directement
dans la ruelle.
Un élancement de douleur traverse mon bras, mais je serre les dents.
Pas question de me laisser faire.
Il attaque. Son poing fend l’air, rapide et précis. Je l’évite de
justesse, sentant le vent de l’impact frôler ma tempe.
Je contre-attaque immédiatement, frappant son genou avec un coup de
pied sec. Il encaisse sans broncher. Je recule, reprenant mes appuis,
cherchant une ouverture. Il me jauge un instant, comme un prédateur
amusé par une proie qui se débat.
Chef Mercenaire — Pas mal. Mais encore trop prévisible.
Son pied se lève brusquement et percute mon abdomen. L’impact me coupe
le souffle.
Je suis projetée en arrière. Je me rattrape in extremis au
bord du toit, mes doigts s’accrochant au métal trempé dans un effort
désespéré. Je force sur mes bras pour remonter, mais il est déjà là.
Je le vois lever son pied. Il veut m’écraser les mains.
Mon instinct prend le dessus. Je me balance légèrement sur le côté et,
au moment où son pied s’abat, je lâche prise volontairement.
La chute est brève, mon corps heurte une benne métallique en contrebas
avant de rouler sur les pavés trempés. Un éclair de douleur irradie
dans mon dos, mais je n’ai pas le luxe de m’arrêter.
Les bruits de pas résonnent déjà sur les différents étages de
l’échafaudage. L’eau ruisselle sur mon visage, mon souffle est court,
mais je n’ai pas le temps de me reposer. A loin, les deux hommes que
j’ai laissés derrière moi viennent de me repérer.
Le premier prend de l’avance, sprintant vers moi avec une rapidité
inquiétante, son collègue juste derrière lui. Il est rapide… mais pas
assez.
J’esquive sa première attaque de justesse, sentant le déplacement
d’air frôler mon visage. Mon corps réagit instinctivement. Mon poing
s’enfonce violemment dans son plexus, lui coupant le souffle. Avant
qu’il ne puisse se remettre, j’enchaîne avec un crochet du droit qui
lui claque la mâchoire, le faisant tituber en arrière.
Pas le temps de réfléchir. Mon corps bouge avant même que mon esprit
ne suive. Je pivote sur moi-même et envoie un coup de pied retourné en
plein dans son torse. Il s’écrase contre un mur, le choc résonnant
sous la pluie battante. Il glisse lentement au sol, sonné.
Je n’attends pas de voir s’il se relève. Je cours. Son collègue est
déjà là. Je le prends de la vitesse, repérant un grillage un peu plus
loin.
Sans hésiter, je saute, attrapant le sommet du grillage du bout des
doigts. Mes muscles hurlent sous l’effort, mais je me hisse tant bien
que mal. À peine ai-je atterri de l’autre côté que des mains
s’accrochent aux mailles derrière moi. Il grimpe à son tour.
Je l’intercepte avant même qu’il touche le sol.
Je me retourne, bondis vers lui et frappe de toutes mes forces. Mon
genou percute son visage avec une violence inouïe. L’impact est
brutal, et son corps s’enfonce violemment contre le grillage, le
déformant sous le choc. Il reste un instant suspendu, figé dans une
seconde d’inconscience, avant de s’effondrer lourdement au sol, sonné.
Je me redresse, le souffle court, savourant cette petite victoire.
Pour la première fois, je sens que je suis capable de me défendre, de
riposter. Mais je n’ai pas le temps de célébrer.
Un bruit métallique me fait sursauter.
L’homme massif qui m’a surprise sur le toit vient d’attraper le
grillage déjà bien abîmé… et l’arrache d’un geste sec, comme si de
rien n’était.
À ses côtés, l’autre homme que j’avais frappé plus tôt se redresse
péniblement, sa main retenant sa tête encore sonnée par mon coup.
Mercenaire 2 — C'est pas vrai, elle a mis Jake au tapis !
Chef Mercenaire — Cette gamine est plus coriace qu'elle en a l'air.
Mercenaire 2 — On va lui montrer ce qu'il en coûte de s'en prendre à
nous. Prêt pour une dose de NerveBlaze ?
Chef Mercenaire — On va la réduire en miettes.
Leurs mots et la vue des seringues remplies de liquide bleu électrique
me figent un instant. Ce souvenir me hante encore.
Cette même drogue qui avait rendu Renji et Kazu pratiquement
incontrôlables… Quelle sera son effet sur des hommes habitués au
combat ? Une vague d'impuissance me submerge, ravivant les doutes que
j'avais tentés d'oublier.
Leur détermination et leur rage sont palpables, et leur transformation
sous l’effet du NerveBlaze risque de les rendre encore plus dangereux.
Je suis en danger. Et cette fois, je ne suis pas sûre de pouvoir m’en
sortir. Je continue de courir, mon souffle court, mes muscles en feu.
La brume s’épaissit autour de moi, avalant peu à peu les lumières de
la ville.
Je plaque mon dos contre un lampadaire, retenant mon souffle. J’ai à
peine le temps de calmer mes nerfs que ma main se crispe sur mon
téléphone.
Je n’hésite pas longtemps. Je rappuie.
Bip… Bip…
Toujours rien.
Je sens mes doigts trembler. J’expire lentement, mais mon cœur
continue de tambouriner contre mes côtes.
Kin — C’est pas le moment de disparaître, connard…
Un bruit de pas trop proche me glace sur place. Je range le téléphone
et m’oblige à reprendre ma course.
Puis, soudain, une silhouette sombre se dresse devant moi, un vieux
parc pour enfant.
Là, au milieu de la brume, une imposante structure de jeu se dresse,
vestige d’un ancien terrain de loisirs. Un assemblage de poutres
métalliques et de plateformes reliées par des échelles et des tunnels
en plastique, rongés par le temps.
C’est parfait.
Je me précipite à l’intérieur, grimpant les premiers barreaux avec
agilité avant de me glisser sous la plateforme principale. L’espace
est juste assez grand pour que je puisse me cacher, protégée de la
pluie qui continue de tomber en rideaux froids.
Je plaque mon dos contre une poutre, retenant mon souffle. Derrière
moi, les bruits de pas ralentissent.
Mercenaire 2 — Putain, elle est où ?
Chef Mercenaire — Bordel, je vois que dalle avec ce foutu brouillard…
Ils sont proches. Trop proches.
Le bruit devient de plus en plus intense ; mon cœur s’emballe, et
j’appuie contre ma poitrine, tentant d’étouffer cette sensation. Une
énergie étrange s’anime en moi, brute, indomptable, comme un animal
sauvage que j’aurais trop longtemps ignoré. Elle répond à ma colère,
se nourrit de chaque sentiment refoulé. Une rage que je pensais
pouvoir museler, une frustration que je croyais savoir canaliser. Mais
là, c’est différent. Je perds pied. Mon corps, tendu et vibrant,
semble prêt à céder.
Mes doigts sont engourdis par le froid, mais j’arrive à extirper mon
téléphone de ma poche.
Je fixe l’écran un instant. L’eau ruisselle sur la vitre, brouillant
les lettres, mais je trouve le nom de Rin et appuie dessus une
dernière fois.
Bip…
Je ferme les yeux.
Bip…
Ma main glisse légèrement sur l’écran.
Bip…
Ma gorge se serre. Résignée.
Votre correspondant n’est pas disponible pour le moment.
Ma main retombe mollement sur le sol. Le téléphone posé sur ma cuisse,
écran allumé, affichant “Appel terminé”.
Je fixe le vide, incapable de ressentir autre chose qu’un épuisement
profond.
C’est fini. Je suis seule !
L’humidité me colle à la peau, et le froid s’infiltre jusque dans mes
muscles. Je frissonne violemment. Chaque mouvement est plus pénible
que le précédent, alourdi par mes vêtements détrempés.
D’un geste las, j’attrape le bas de mon sweat. Il est complètement
imbibé d’eau, collé à mon corps comme une seconde peau glacée. Je le
retire lentement, grimaçant lorsque le tissu trempé glisse sur mes
bras. En dessous, mon t-shirt sombre est aussi légèrement humide, mais
nettement plus supportable.
Je passe une main sur mon bras, cherchant un semblant de chaleur,
quand un éclat vert attire mon attention.
Mon collier.
Le pendentif en orichalque repose contre mon t-shirt, ses reflets
captant faiblement la lueur des néons lointains. Je l’effleure du bout
des doigts, presque machinalement. Ce simple contact ravive un
souvenir fugace.
Puis, un bruit.
Un léger grattement, suivi d’un mouvement à la lisière de mon champ de
vision. Je tourne brusquement la tête.
Un hérisson vient d’émerger de l’ombre, son dos hérissé de piquants
blancs semblables à de petites lames. Il avance prudemment, observant
son environnement, puis se secoue énergiquement pour se débarrasser de
l’excès d’eau collé à son pelage. Comme moi, il cherche un abri.
Je secoue légèrement mon sweat avant de le poser à côté de moi sous la
structure. Le hérisson avance prudemment, évitant les flaques d’eau
avec une précision presque instinctive. Sa fourrure est trempée, et
ses piquants d’un blanc éclatant, semblables à de petites lames
d’ivoire, luisent faiblement sous la lumière des néons.
Mais quelque chose cloche.
Je remarque une irrégularité sur son dos : un espace vide, un piquant
en moins. La peau exposée semble légèrement irritée, comme si ce
dernier avait été arraché récemment. Il s’arrête à quelques
centimètres de moi, ses petits yeux fixés sur ma silhouette. Hésitant,
mais curieux.
Je tends lentement une main.
Kin — Toi aussi, t’es paumé, hein… ?
Pourtant, il semble étrangement paisible, se laissant manipuler sans
la moindre résistance, comme s’il comprenait que je voulais l’aider.
Prudemment, je glisse mes mains sous son ventre et le soulève. Son
petit corps est tiède malgré l’humidité, et je ressens le frémissement
subtil de sa respiration.
C’est alors que je le sens bouger légèrement. Il lève la tête et, d’un
mouvement délicat, tend son museau vers moi…
Non. Vers mon collier.
Le pendentif en orichalque repose contre mon t-shirt, ses reflets
verts captant faiblement la lueur des néons lointains. Bijou unique et
précieux, il m’avait été offert par mon père durant ses recherches.
Il disait toujours : « Protège-le, et il te protègera. » C’était il y
a longtemps. J’ai presque oublié sa voix. Mais pas cette phrase. Et ce
soir, pour la première fois, j’ai envie d’y croire. Son éclat
métallique semble presque vivant sous la lumière.
Le hérisson s’approche, reniflant timidement, et lorsque son museau
touche enfin la surface du pendentif, une lumière éclatante jaillit
soudainement, perçant l’obscurité d’une lueur éblouissante.
Je sursaute, ma colère s’effaçant sous la stupéfaction et la
curiosité. L’orichalque, auparavant solide, semble maintenant se
liquéfier et danser autour de nous, flottant en volutes délicates. Je
suis fascinée par cette matière mouvante qui semble réagir à ma
volonté.
Mon doigt s’approche instinctivement, et la substance l’accompagne, se
courbant sous mes gestes. Elle s’étire, se plie, prête à suivre mes
moindres mouvements, comme si elle attendait mon commandement.
Une intuition me traverse, presque comme une certitude profonde : je
peux utiliser cette énergie.
Concentrant mon intention, je guide le tourbillon d’orichalque vers le
dos du hérisson blessé. La substance glisse doucement sur sa peau,
enveloppant la zone abîmée. Et, sous mes yeux écarquillés, elle
matérialise le picot manquant, s’intégrant naturellement dans son
armure de piquants, parfait et intact, comme s’il n’avait jamais
disparu.
Le hérisson cligne des yeux, puis bouge légèrement, testant cette
étrange réparation. Son dos frémit, mais aucun signe d’inconfort. Il
va bien. Je relâche enfin le souffle que je retenais.
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Quelques minutes ? Une
heure ? Impossible à dire. Mon corps est engourdi par la fatigue et le
froid. L’orichalque s’est calmé, redevenu un simple pendentif suspendu
à mon cou, et pourtant… quelque chose a changé.
Je baisse les yeux. Le hérisson est toujours blotti dans mes bras, son
petit corps tiède et immobile, à l’exception de son souffle régulier.
Il est calme. Peut-être même trop calme. Il aurait dû paniquer en
sentant l’étrange matière qui l’a effleuré, mais non. Il est resté là,
sans crainte.
Une brise humide s’engouffre sous la structure, me ramenant à la
réalité. Le bruit extérieur s’est calmé. Plus de cris, plus de bruits
de pas précipités, plus de course effrénée. Seulement le clapotis de
l’eau contre les toits et le bruissement du vent à travers les
branches invisibles dans la brume.
Je lève lentement la tête. La pluie ne martèle plus aussi violemment
la surface au-dessus de moi. Son intensité faiblit. Un silence étrange
s’installe, épais, presque irréel. Un frisson me parcourt l’échine. Je
n’aime pas ça.
Doucement, je serre le hérisson contre moi et me redresse. Mes muscles
protestent après l’épuisement de ma fuite, mais je force mon corps à
bouger. L’urgence de la situation me pousse à sortir de ma cachette.
Je jette un dernier regard au hérisson avant de le déposer au sol,
sous l’abri.
Kin — Reste là, toi.
Mais alors que je me détourne, il bouge légèrement, comme s’il
hésitait à me suivre.
Je l’ignore et avance, chacun de mes pas mesuré, mon regard scrutant
les alentours. Où sont-ils passés ? Je devrais être soulagée.
Pourtant, une tension sourde s’accroche à mon ventre, m’empêchant de
respirer normalement.
Soudain, mon pied cogne contre quelque chose. Je baisse les yeux. Le
sol est fissuré par endroits. Des racines épaisses émergent du béton,
déformant les pavés, certaines s’enroulant même autour des lampadaires
comme des lianes. Impossible. Sokatsu est une ville bétonnée,
contrôlée dans ses moindres détails. Ces plantes n’ont rien à faire
ici.
Puis, un détail me frappe. Certaines de ces racines sont imbibées d’un
liquide sombre, qui se mêle à l’eau de pluie dans des traînées presque
noires. Du sang.
Je ressens un frisson glacé parcourir mon dos. Quelque chose s’est
passé ici. Et ce n’est pas mon œuvre. J’avance prudemment, évitant les
racines comme si elles allaient soudainement bouger.
Puis, une sensation. Un regard perçant, invisible, mais pourtant bien
présent. Je me fige. Mon regard se lève instinctivement vers une zone
plus dégagée, là où le brouillard est un peu moins dense.
Et je la vois.
Une silhouette se détache à peine dans la brume. Immobile. Presque
irréelle. Une grande feuille verte s’enroule autour d’elle, formant un
parapluie naturel qui dévie la pluie. Une liane fine serpente le long
de son bras, comme une extension vivante de son être.
Une seconde s’écoule. Puis deux.
Je cligne des yeux. Elle n’est plus là.
La fatigue est inhabituelle, pesante, comme si chaque muscle de mon
corps se rebellait contre moi. Ce n’est pas un simple épuisement dû à
la course ou au combat. Comme si mon propre corps n’était plus le
même, comme si quelque chose en moi s’était brisé, puis réassemblé de
travers.
Je n’ai plus la force de rester ici. L’humidité de la nuit s’accroche
à moi, rendant chacun de mes mouvements plus lourds. Un frisson me
parcourt alors que je me redresse péniblement. Je dois rentrer,
prendre une douche, m’allonger, ne serait-ce qu’une heure.
Les premières lueurs du matin commencent à percer à travers le
brouillard, projetant des ombres longues sur le sol mouillé. J’hésite.
Pour la première fois, l’idée de sécher les cours m’effleure l’esprit.
Juste pour aujourd’hui… ou plus.