Menaces

La serre laboratoire, habituellement en pleine effervescence, était étonnement calme. Une bonne partie des instruments de mesure avait été entreposée dans un coin, parmi les plantes en pots, pour dégager le plan de travail. Jeff y était couché comme sur une table d’opération. François, son assistant, se tenait à ses côtés, équipé d’une lampe frontale et d’une seringue.
— Je suis prêt, annonça-t-il.
— Alors, vas-y ! s’impatienta Jeff. Qu’est-ce que tu attends ?
— Je n’ai jamais opéré seul.
— Nous ne serons bientôt plus seuls, affirma son patron, je te le promets. Lance l’anesthésie !
François obtempéra et piqua le bras de Jeff qui s’endormit paisiblement. Il attendit un long moment en silence avant de prendre les paramètres de son patron, de les encoder sur l’écran d’un ordinateur portable. Puis, il s’installa sur un tabouret, derrière la tête de son patient, une foreuse médicale à la main.
L’opération dans son ensemble ne dura que quelques minutes. François était précis et efficace. Il n’avait eu à percer qu’un minuscule trou dans la boite crânienne, dans lequel il avait aussitôt introduit une étrange tige métallique, à l’aspect presque organique et équipée de microscopiques radicelles. Quand le support fut bien en place et la légère plaie suturée, François se saisit de ce qui ressemblait à un greffon d’arbre taillé en biseau et l’inséra dans le haut de la tête de son cobaye. Il s’appliqua à fixer méticuleusement l’assemblage et reprit les paramètres de son patron. Les données qu’il introduisit semblaient le satisfaire.
François se tint immobile l’heure durant que nécessita la sortie d’anesthésie de Jeff. À intervalles réguliers, il auscultait son patient et son point de greffe. Quand les premiers signes de réveil se firent sentir, il était certain que l’implant était un succès. Le bourgeon qui surmontait le greffon était non seulement resté bien vert, mais il se déploya soudain dévoilant un cœur vivant et une première esquisse de feuille. Jeff ouvrit les paupières.
— Alors ? demanda-t-il, la voix pâteuse.
François lui présenta un petit miroir portatif.
— Jugez par vous-même, répondit-il.
Le premier humarbre se redressa. Au sommet de son crâne dégarni, une jeune pousse s’érigeait et arborait ses velléités de capter la lumière. Jeff tendit avec précaution ses doigts vers son nouvel appendice. La récente et tendre écorce lui parut tout à fait vivante. Pourtant, il la ressentait encore comme un corps étranger. Son cerveau ne semblait pas affecté, ses pensées n’étaient pas augmentées de connaissances extraordinaires, d’un accès direct à la vie végétale. Seule l’évidence d’une intuition se frayait un message par delà sa raison, il ne s’agissait que d’une première graine. La métamorphose complète allait nécessiter de longues saisons et de patientes germinations. La greffe avait pris, mais les premiers fruits étaient encore loin d’être cueillis.

Tout à coup, on frappa à la porte de la serre. François voulut se précipiter pour s’assurer que le verrou était tiré et que l’importun s’en irait aussitôt. Hélas, il arriva trop tard. Harry Trusk avait déjà poussé le battant et s’était introduit dans le laboratoire improvisé. Il dévisagea avec un mélange d’incrédulité et de dégoût son ancien collègue affublé de sa frêle coiffe végétale.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’inquiéta-t-il.
— Tu ne peux pas comprendre, bougonna Jeff.
— C’est un implant ?
Harry se retourna vers François pour tenter de saisir ce qui se passait là, mais l’assistant se détourna et s’éclipsa pour farfouiller dans le coin le plus éloigné de la serre.
— Tu as continué tes expérimentations, reprit Harry. Je t’avais pourtant interdit…
— Ce n’est pas un implant technologique, grogna Jeff. C’en est même l’exact contraire.
Le récent responsable d’HuMo fit un pas en arrière pour mieux observer ce qu’il découvrait. Son examen global de la situation le rassura et un sourire narquois s’épanouit en travers de son visage.
— C’est beaucoup moins discret, en tout cas, ironisa-t-il.
François revient vers eux, le manche d’un râteau à la main.
— Monsieur Trusk, souffla-t-il, vous n’avez rien à faire ici.
— Oula ! s’exclama Harry. Le service d’ordre est à l’avenant !
— C’est bon, François, le retint Jeff. Harry allait s’en aller de lui-même, il n’y a rien d’intéressant pour lui chez nous.
L’homme n’avait pas bougé et toisait le jardinier armé avec dédain.
— C’est certain que si tu veux commercialiser ton invention bizarre, se moqua-t-il, ce n’est pas gagné.
— Tu vois, rétorqua Jeff. Je ne suis pas un concurrent pour toi. On ne joue pas dans la même catégorie.
— Et dans quelle catégorie, joues-tu ? s’enquit Harry. À quoi est-ce que tes implants te servent ? À faire pousser des pommes ?
— C’est un bourgeon de chêne !
Aussitôt, Trusk éclata de rire en tapant des mains sur le rebord de la table d’opération. François dressa son râteau devant lui.
— C’est bon ! le retint Harry en levant les bras. Je me tais, sinon tu vas encore trouver que mon humour est vulgaire. Mais tu dois avouer que tu tends des bâtons pour te faire battre.
— C’est une menace ? s’enquit Jeff avec le plus grand sérieux.
— Ça dépend… répondit Harry en dévoilant ses dents dans une grimace carnassière.
— Ça dépend de quoi ? s’impatienta François.
L’entrepreneur, bien mis dans son costume trois-pièces, se pencha vers son ancien collègue affaibli et son implant végétal.
— Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu en retires comme avantage ? À quoi est-ce que tu essaies de le connecter ?
Jeff se redressa et fit face à son interlocuteur. Le greffon lui donnait les centimètres nécessaires pour paraitre plus imposant que son adversaire.
— Personnellement, je n’essaie pas de me connecter à une intelligence artificielle, déclara-t-il. Je n’essaie pas de contrôler mes congénères. Je m’ouvre à une intelligence qui te dépasse, à une intelligence organique bien plus grande que moi, parce que le vrai pouvoir ce n’est pas de contrôler la connaissance, mais de la partager.
— Très bien ! Transforme-toi en plante si ça te fait plaisir ! rétorqua Harry. Tu vas surtout terminer en ermite au fond des bois, crois-moi !
Jeff l’ignora et passa devant lui pour se diriger vers la maison.
— Maintenant, excuse-moi, dit-il, mais je dois aller chercher ma fille à la crèche.
— Tu devrais y envoyer ton assistant, conseilla Harry en désignant François. Tu risques de faire peur aux enfants avec ton chêne sur la tête.
— Un jour, répliqua Jeff, le monde comprendra que c’est de toi dont il faut avoir peur !
— Fais attention ! s’emporta l’autre en le montrant du doigt. Si jamais tu essaies de te mettre en travers de ma route, je t’abattrai comme un vieil arbre malade. Je déteste les troncs pourris sur mon chemin !
Harry sortit en claquant la porte de la serre. Un courant d’air fit trembler les feuillages des plantes en pots et la jeune tige dressée en haut du crâne de Jeff. Depuis l’intérieur de son corps, celui-ci ressentit la vigueur de son bourgeon et le tressaillement de sa sève. Il se fit la promesse de ne plus jamais se laisser impressionner par Harry et ses lubies technologiques. Un travail titanesque l’attendait.
— François, appela-t-il en se penchant sur ses paramètres, est-ce que tu voudras bien aller chercher ma fille à la crèche ?
L’assistant reposa son râteau et sortit à son tour en baissant la tête.

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Gab B
Posté le 28/02/2023
Hello Michael ! Ci-dessous mes commentaires pour ce chapitre :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- François se tint immobile l’heure durant que nécessita la sortie ==> c'est très compliqué comme formulation, j'ai l'impression qu'il y a trop de mots
- Seule l’évidence d’une intuition se frayait un message par delà sa raison, il ne s’agissait que d’une première graine. ==> je mettrai deux point entre les propositions

Mes phrases préférées :
- Son cerveau ne semblait pas affecté, ses pensées n’étaient pas augmentées de connaissances extraordinaires, d’un accès direct à la vie végétale ==> c'est rigolo qu'il ait cru que ça se passerait ainsi !
- La greffe avait pris, mais les premiers fruits étaient encore loin d’être cueillis
- À faire pousser des pommes ==> ok, j'avoue j'ai rigolé

Remarques générales :
J'avoue avoir lu un peu vite entre "Il n’avait eu à percer qu’un minuscule trou" et "reprit les paramètres de son patron.". Rien que l'imaginer faire me donne des frissons !
Je comprends beaucoup mieux les enjeux de Jeff, c'est chouette ! J'aime bien aussi toutes les métaphores de Harry sur les arbres ^^ Il me plait, il a l'air d'avoir de l'humour ! J'espère qu'on en saura plus sur lui prochainement :)

Je me lance dans la suite ;)
MichaelLambert
Posté le 05/03/2023
Bonjour Gab !
Merci pour ce nouveau commentaire précieux ! Dès que je récupère du temps, je réglerai ces détails de formulation.
Puis tu me fais penser que je pourrais mieux utiliser les ambiguités d'Harry... et son humour ! C'est précieux ce regard en direct, ça me donne des idées et des envies pour ajuster ma structure au fur et à mesure, améliorer les chapitres écrits et développer de nouvelles idées pour la suite !
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