Le même jour, 20h.
Cher journal,
Je suis rentrée chez moi ce matin sans aucun souci. Un peu beaucoup fatiguée à cause du manque de sommeil certes, mais j'étais malgré tout en forme et je ne ressentais pas l'envie d'aller me coucher. De toute façon, quand bien même j'aurais été au bord de l'évanouissement, je ne me serais pas allongée dans mon lit : mon unique appel mensuel vers mes parents était aujourd'hui, et il était hors de question que je rate ça. Je sais que ça ne fait pas vraiment partie de ma vie de terrienne, mais j'ai besoin d'en parler.
À Moonstone, les membres d'une famille sont très proches les uns des autres. Même à la fac j'appelais ma mère tous les jours, pour lui raconter tout et n'importe quoi. Alors ne "revoir" ma famille qu'une seule fois par mois pendant quatre heures, c'est... difficile. L'excuse du gouvernement, c'est encore une fois la protection des sorciers, puisque cette fois-ci c'est une ligne ouverte directement entre la Terre et Moonstone. Je la trouve nulle cette excuse, on sait très bien que les humains, quand bien même ils feraient de grands progrès technologiques, ne pourraient jamais rivaliser avec notre techno-magie. Ils disent que c'est au nom de la sécurité, mais je trouve ça ridicule. C'est pourquoi lorsque la ligne s'est activée à 14h, j'étais un peu émotive en voyant mes parents. Car oui, cette fois-ci, je pouvais les voir en vidéo.
— Maman, papa, vous m'entendez ?
— OPALE !!
Ils avaient crié tous les deux en même temps. C'était la première fois que je les voyais aussi à fleur de peau. Mon père était tout pâle, et ma mère tirait la même tête que Ntina quand quelque chose l'irrite : en clair, ma mère semblait clairement prête à taper quelqu'un. C'était étrange de les voir ainsi, eux qui sont d'habitude si calmes... bon certes, ils étaient un peu à bout le jour où je suis partie, surtout ma mère qui avait massacré ses scalpels le matin même en les tordant. Mon père avait fait un peu brûler le pain, mais il a dit que c'était une expérience. Je ne l'ai pas cru, mais il faut dire que la croûte de pain un peu trop cuite, c'est vachement bon, alors je n'ai pas relevé son excuse.
— Enfin ! J'avais trop peur que la ligne ne passe pas ici !
— Ma chérie, on était tellement inquiets pour toi ! Pas de nouvelles pendant un mois, qui sait ce qui aurait pu se passer pendant tout ce temps !
— Nous avons écrit au comité, je me suis même décarcassé à faire de magnifiques chourêves pour eux, mais ils n'ont rien voulu entendre ! Bon dans un sens ça signifie qu'ils sont incorruptibles, mais quand même... un mois, c'est beaucoup trop long !
Je n'ai pas pu me retenir de sourire un peu en les entendant. Ils m'avaient tellement manqués... j'ai d'abord essayé de leur dire que j'allais bien -il faut bien commencer quelque part et je voulais les rassurer- mais je n'ai pas eu le temps d'en placer une...
— Tu manges bien ?
— Tu dors bien ?
— L'école là-bas c'est bien ?
— Personne n'a essayé de te kidnapper ?
— Personne n'a essayé de te tuer ?
— Tu n'as tué personne ?
— Ouh là là, calmez-vous, respirez un grand coup !
Oui, vu comment ça partait, il valait mieux les arrêter tout de suite. Je les comprends, car même s'ils ont aussi été informés par les mères d'Amanita, il y a certaines peurs dont on ne peut se débarrasser du jour au lendemain. Si je n'avais pas autant traîné avec ma meilleure amie, j'aurais été comme eux. Mis à part le comité et ceux qui sont déjà partis sur Terre, personne n'a jamais côtoyé de vrais humains. On peut se faire une idée de leur comportement via leurs actions passées et actuelles, mais je reconnais que vivre avec eux, c'est différent de ce que j'imaginais. J'ai toujours au fond de moi cette appréhension que quelque chose de grave peut arriver, mais... ce n'est pas mon cas uniquement. Cette appréhension, je l'ai bien vue pour la soirée d'intégration. Je l'ai vue dans le regard de Tom quand nous nous sommes rencontrés la première fois. Et en y repensant... je l'ai entendue dans la voix hésitante de Samira quand elle m'a dit faire partie de l'association LGBTI de la fac. Les humains ont peur des uns des autres, peut-être parce qu'ils savent que certains sont volontairement dangereux et monstrueux, et qu'on ne peut prédire les bonnes ou mauvaises actions d'un humain lambda. C'est probablement ce qui pousse certains d'entre eux à être mauvais ou agressifs, pour se protéger. Triste constat. Cette idée me semble liée à quelque chose en rapport avec les femmes face aux hommes, mais je ne parviens pas à me souvenir de quoi... je retrouverai sûrement en revenant à l'association. J'y apprends beaucoup de choses là-bas. Bref, revenons à mes parents. Ils se sont stoppés net et ont respiré.
— Tout va bien. Je n'ai pas eu de problèmes pour l'instant. Oui, je mange bien, je dors bien, l'école est pas mal, personne n'a essayé de me kidnappé, personne n'a essayé de me tuer, et je n'ai tué personne. Regarde papa, j'ai même fait un fondant au chocolat comme les humains !
J'avais fait un gâteau pour remercier Agatha de nous héberger. J'en avais pris des photos car j'en étais sacrément fière. Mon père, qui tirait une tête de déterré, a soudainement retrouvé des couleurs, comme si son âme était revenue à lui.
— Un fondant ? Il est réussi ?
— Ah ça oui qu'il est réussi ! Toutes les filles avec qui j'étais en soirée hier l'ont adoré !
— Tu étais en soirée ? Chez les humains ? murmura ma mère.
— Oui ! J'ai rejoint une association féministe, avec pleins de gens qui se battent pour les droits des femmes humaines ! Et il y en a plein d'autres des associations, l'association LGBTI, l'association de lutte contre le racisme, l'association des handicapés de la fac...
— Alors ça existe vraiment, des humains qui veulent rendre le monde meilleur ? répondit mon père, qui avait vite perdu son excitation face à ma cuisine.
— On dirait bien, oui. Mieux encore : je crois que certains d'entre eux font en sorte d'être eux-mêmes meilleurs chaque jour. Est-ce que c'est sincère ? Je pense que oui, mais... je ne sais toujours pas à quoi m'attendre concernant les humains. Ils sont imprévisibles.
— Est-ce que... tu regrettes ta décision ? me demanda ma mère.
Entre la question d'Amanita, et celle de ma mère, mon opinion n'avait pas vraiment changé. Je n'ai pas encore assez vécu ici.
— Je ne sais pas. Je sais juste que... avec les gens que j'ai rencontré, je me dis que la vie sur Terre est supportable. Je... j'ai moins peur de mon existence ici. J'ai besoin d'expérimenter encore pour vous donner une réponse convenable.
— Tu penses que ces fameuses personnes sont tes amies ?
— Ce n'est pas comme avec Amanita. C'est différent. Pourtant... ce n'est pas une mauvaise chose. J'aimerais pouvoir dire qu'ils et elles sont mes amis, mais... je crois que j'ai peur de sauter le pas et d'être déçue. Est-ce que c'est bête de ma part ?
Ma mère a souri pour la première fois de l'entretien. Elle a toujours eu un sourire rassurant et bienveillant.
— C'est normal d'avoir peur ma chérie. Tu es toute seule dans ce monde, Amanita est elle aussi seule dans sa situation. Même ses mères acceptent de dire que tout n'est pas rose dans leurs recherches, et bien qu'elles soient optimistes, elles ont gardé la tête froide et n'ont pas placé trop haut leurs espérances. Est-ce une mauvaise chose de se protéger ? Je ne pense pas. Mais dans ton cas... ça me fait mal de le dire mais... la déception fait partie de l'apprentissage. Sans le risque, tu ne peux aller au bout de ton expérience. Si tu restes sur tes positions, tu seras incapable d'avancer et de découvrir la vérité. Qui sait, peut-être que ton sentiment est juste, et que les humains savent ressentir l'amitié ! Mais tu ne le sauras pas si tu ne tentes pas ta chance. Et qui sait... peut-être qu'on va découvrir pour de vrai que les humains peuvent aussi aimer !
— Je te préviens ma fille, si tu nous ramène quelqu'un, cette personne a intérêt à aimer les gâteaux. Et si iel fait du diabète... ta mère s'en occupera.
— Hé, j'suis pas là pour ressusciter les conquêtes de ma fille à tout bout de champ !
— Je te donnerai encore plus de gâteaux.
—.... bon, d'accord, va pour un forfait soin contre des chocolats au caramel beurre salé.
J'ai fini par éclater de rire devant mes parents. Les voir de cette façon, c'est un vrai soulagement. On dirait qu'ils arrivent à s'en sortir sans moi et qu'ils vont bien. Ma mère a raison, je dois accepter de prendre des risques, et faire tomber le mur qui me tient éloignée de mon nouvel entourage. Et puis... l'amour ? Avec un humain ou une humaine ? Je l'avoue, c'est encore inimaginable pour moi. Pas dans le sens que je ne pourrais pas aimer un humain, mais plutôt que je n'ai pas encore la certitude que les humains savent comment aimer. Peut-être devrais-je étudier Lisa et Tristan un peu plus longtemps ? D'après Kate, ils s'aiment énormément...
J'ai alors raconté à mes parents toutes mes aventures depuis mon arrivée à Londres. Quand je leur ai raconté pour le musée de Mme Tussaud, j'ai ri car ils ont eu la même réaction que moi. J'en ai d'ailleurs profité pour demander à ma mère si les humains pouvaient rougir à cause d'une maladie, car je repensais à Samira.
— Mis à part la fièvre ou une allergie, je n'en sais rien... mes connaissances sur le corps humain restent limitées puisque je n'ai jamais eu de patients terriens face à moi, malgré nos similitudes. Je demanderai à Alya, elle est bien plus spécialisée dans la santé humaine que Nora.
Alya et Nora Nomi sont les mères d'Amanita. Je précise, juste au cas-où quelqu'un tomberait sur ce journal et aurait besoin d'un peu de contexte.
— Et pourquoi pas ta collègue Lili ? Elle n'avait pas fait des recherches à un moment ?
— Disons que... ma collègue Lili et moi, nous ne nous parlons plus.
Ça, c'était un choc. Elles n'étaient pas amies, mais elles s'entendaient pourtant bien...
— Pourquoi ? Il s'est passé quoi ?
— Elle... elle et d'autres personnes ne comprennent pas ton choix.
— Comment ça ?
— Mes collègues, et aussi certains voisins, pensent que toi et Amanita, vous êtes stupides d'être allées sur Terre. J'ai entendu beaucoup de critiques à ton égard, des critiques injustes, insultantes et infondées, qui m'ont poussée à couper les ponts. Pas avant d'avoir fait un sacré coup de gueule pour remettre ces personnes à leur place, tu t'en doutes bien !
Je m'attendais à ce que des sorciers critiquent ma décision, mais je n'aurais jamais imaginé que ça puisse être à ce point. C'est quoi leur problème sérieusement ? Ce que je fais est d'utilité publique, j'amasse du savoir ! Et eux, ils font quoi de leur vie là, à dire des conneries sur moi et Amanita ? Ils verront quand je vais révolutionner la vie des sorciers avec tout ce que j'aurai appris, ils rigoleront moins ! Argh, quelle bande d'idiots. Heureusement, mon père a su me remonter le moral.
— Ce n'est pas grave, nous n'avons pas besoin de ce genre de personne dans notre vie. D'ailleurs, des clients de la boulangerie m'ont montré leur soutien ! Beaucoup me disent que même s'ils ne pensent pas qu'on puisse faire grand-chose avec les humains, ton expérience est utile à leurs yeux. J'ai même des gens inconnus qui ont entendu la nouvelle, et qui me demandent si ça se passe bien chez les humains pendant qu'ils achètent leur pain. J'aurai de quoi leur causer la semaine prochaine ! Et surtout des pâtisseries à vendre... tu fais fonctionner le commerce de ton vieux père !
— Ahah ne t'inquiète pas papa, je vois certaines personnes de ton âge chez les humains, et je me dis que tu as encore un bon moment devant toi en tant que sorcier, alors je te le dis : t'es pô vieux !
Mine de rien, j'étais contente d'entendre que certaines personnes suivaient de près les expéditions de ceux qui partaient sur Terre. Ça signifie qu'il y a un peu plus d'ouverture d'esprit sur le sujet qu'auparavant. Je sais que lorsque le premier départ officiel a eu lieu, ça a été difficile : beaucoup de sorciers étaient contre l'étude aussi poussée des humains. Certains clamaient que ça allait nous mettre en danger, d'autres que l'on risquait de devenir comme les humains si on les côtoyait trop. Peu étaient favorables à ces recherches. Je sais juste qu'au retour des étudiants, personne n'a rien dit. Je n'ai aucun souvenir de ce qu'il s'était passé après, ni ce que ces étudiants chercheurs avaient pu apporter au monde des sorciers avec leurs découvertes. J'avais dit que je fouillerais sur le site de la bibliothèque nationale de Moonstone (qui elle, contrairement au reste, est accessible sur mon ordinateur... on protège les appels mais pas nos données confidentielles, ils sont trop bêtes au comité...) mais ça m'est complètement passé par-dessus la tête. Je me pencherai dessus pendant les vacances d'automne.
Mes parents ont ensuite passé le temps restant à me raconter ce qu'ils faisaient depuis que je suis partie. Des membres de ma famille qui vivent plus au Nord du royaume sont venus leur rendre visite pour leur remonter le moral, car ils ont un peu de mal à se faire à l'idée qu'ils ne pourront me parler qu'une seule fois par moi. Ma mère a décidé de se consacrer au jardinage, pour le plus grand bonheur de mon père qui rêvait de pouvoir utiliser ses propres produits pour certaines de ses créations. Elle m'a montré des photos de son potager, qui est bien entretenu. C'est une cousine éloignée de la catégorie cuivre qui lui a donné quelques conseils agricoles. Bien sûr, maman n'est pas aussi douée qu'elle, puisque la catégorie cuivre est spécialisée dans l'exploitation des sols et la protection de la flore. Je l'avais déjà vue faire, avec ses paumes qui devenaient cuivrées lorsqu'elle utilisait sa magie, et j'avais trouvé ça génial de voir les fleurs pousser d'un seul coup. Mon père lui, a décidé de faire des formations pour apprendre de nouvelles recettes. D'habitude il ne cuisine que du sucré, mais il a envie de changement et veut proposer à ses clients de nouveaux produits. Ma mère lui sert de cobaye, et elle en est ravie.
— Quand tu rentreras, je te ferai goûter, là tout sera parfait grâce aux corrections de ta mère ! m'avait-il dit.
Les quatre heures ont touché à leur fin, et j'ai dû dire au revoir à mes parents. On ne va pas se mentir, on pleurait tous les trois.
— Tu feras attention à toi hein ? Pas de bêtises avec la magie, sers-t-en en public uniquement en cas d'urgence, comme ils le disent dans le manuel !
— Pour le bien de ton papa, s'il se passe quelque chose de grave, rentre immédiatement, il n'y a aucune honte à fuir si besoin est ! Prends soin de toi...
— Promis, je ferai très attention. Je pense retrouver Amanita pendant les vacances d'automne, je ne serai pas toute seule trop longtemps. Je pense très fort à vous, et j'vous aime.
— Nous aussi on t'aime ma chérie, a murmuré ma mère avant que la ligne ne se coupe.
D'un seul coup, le vide. Ça fait deux heures que c'est terminé, et je me sens triste. Je ne peux pas appeler Amanita, puisque notre conversation hebdomadaire n'a pas lieu quand on appelle notre famille. J'ai eu envie de parler aux feministas, mais tout le monde se reposait aujourd'hui suite à la soirée. Quoique... maintenant que j'y pense... tout le monde n'était pas à cette soirée... et si je parlais à Samira ?