Mettre des mots sur des maux

Je m’occupe des documents d’état civil, mais je ne suis pas à ce que je fais. Je suis obligée de m’y prendre à plusieurs fois. Des bourdes dignes d’une Muriel du mercredi. Je suis fatiguée d’avance à l’idée que je vais sans doute avoir deux jours de travail à rattraper ce jeudi.

 

11h30, j’ai hâte d’être en pause.

Au moment où je me le dis, je réalise qu'avec tout ça, je n’ai pas pensé à prendre ma glacière ce matin et que j’ai oublié mon déjeuner. En temps normal, cela n’aurait été rien de grave. Pourtant, cette simple information provoque chez moi un sursaut de sanglots.

C’est la minuscule et insignifiante goutte qui fait déborder l’immense vase de mon existence.

Je me reprends, le temps de dépasser l’accueil pour me réfugier à l’arrière de la mairie, devant la salle communale. Arrivée devant la salle vitrée, vide et éteinte, je ne vois que mon reflet. Le pathétique reflet de cette femme abandonnée mais qui refuse de voir la réalité.

Je pleure. Ma cage thoracique tressaute, je peine à respirer correctement. J’aurais envie de hurler et de tout casser, je suis à deux doigts de la crise de nerfs. Pour me retenir, je pose mes mains sur mes oreilles et je les serre comme si je voulais réduire ma tête en bouillie.

—Hey, hey, hey, que se passe-t-il, me souffle une voix masculine adoucie par la compassion.

Je sens une main sur mon épaule.

Tête baissée, je n’aperçois que ses jambes, et le sac qu’il laisse tomber au sol avant de me serrer dans ses bras.

Je suis envahie par ce corps chaud et tendre qui m’étreint. Par ce parfum d’eau de toilette fraîche, par la douceur du geste. Le contact de ses bras sur mon dos exposé par mon débardeur est agréable. Je lève la tête et comprends qu’il s’agit de Yoann Brétignant. Sans réfléchir, je pose ma tête sur cette épaule offerte, mouillant de larmes sa chemise à manches courtes et je craque.

Mes pleurs à présent sont au moins aussi sonores que ceux d’un enfant.

Je perçois les basses de la voix de Yoann qui me chuchote des onomatopées pour me calmer, « chuu-chuu-chhh».

Quand je me calme enfin, la seule parole qui me vient est «merci», mais j’ai beau essayer, ça ne sort pas. Je lui souris et tapote tendrement son avant bras.

Nous nous asseyons sur les quelques marches devant la salle.

—Que se passe-t-il Laëtitia ? demande-t-il du ton le plus gentil possible.

Moi-même je ne sais pas ce qu’il m’arrive. Comment l’expliquer dans ces conditions. Devant mon silence persistant, il continue

—Aujourd’hui, ne serait-ce pas à votre tour de parler pour deux ? Heureusement que je passais par là, j’ai fait quelques courses, raconte-t-il en sortant deux cannettes de soda d’un de ses sacs.

Il en ouvre une et la dépose dans mes mains, puis ouvre l’autre. Jamais une gorgée de soda orange ne m’avait autant réconfortée de toute ma vie. C’est frais et sucré. J’adresse un grand sourire à Yoann et le remercie.

Ce merci, c’est pour le fait de m’avoir consolée, prise dans ses bras, plus que pour ce simple soda. Yoann reste à côté de moi, et répond à mes silences par les siens, c’est tout ce dont j’ai besoin pour le moment.

Puis, il se redresse, reprends son sac de courses et me dit:

—Midi ! Après cet apéritif charmant, que diriez-vous d’un déjeuner ? Vous n’êtes pas obligée de parler, votre compagnie suffira.

Il déclame tout ceci en partant sur la gauche. Puis il se retourne et sourit, constatant que je me dirige dans sa direction. Je m’arrête à sa hauteur, et nous marchons tous deux, l’un à côté de l’autre.

Même si ma crise de larmes est passée, je garde au fond de moi cette lourdeur, ce poids. J’ai cette impression que tout s’écroule autour de moi. Je croyais être la seule perdue mais c’est Ludovic et moi qui nous perdions. Nous étions tous les deux en train de couler, mais aucun de nous n’a fait l’effort d’en parler ouvertement. Je le verbalisais par mon vague à l’âme, lui l’exprimait par ses absences. Tandis qu’il me manquait, lui se sentait-il mieux loin de moi ?

Combien de temps suis-je restée dans mes pensées ? À priori une dizaine de minutes, le temps d’arriver devant la maison de Raymond Brétignant. Je reprends pleinement conscience et ouvre de grands yeux. Yoann ouvre le portillon. Je constate l’absence de Raymond à la sécheresse de son jardin, que personne n’a eu l’occasion d’arroser. Il a fait chaud ces derniers jours, hélas certaines plantes en pot n’ont pas résisté. Ce jardin d’ordinaire coloré et luxuriant a bien triste mine !

—Etiez-vous déjà venu ici, Laëtitia ? m’interroge Yoann en attirant mon attention.

Un sourire s’étire sur mes lèvres, tandis que me reviennent des souvenirs.

—Oui, quelques fois.

 

Nous entrons. Je suis tout de suite agressée par une horrible et forte odeur de solvant.

—Edouard, je t’ai déjà dit d’aérer ! Tu abuses ! J’ai pas envie de te trouver inanimé, c'est toxique, ces saletés ! vocifère Yoann à travers le couloir.

—J’avais pas envie de faire rentrer le chaud ! crie de loin une voix familière.

J’entends grincer le vieux parquet. Et Edouard arrive, marchant calmement, un énorme pinceau à la main. Il porte un tee-shirt, taché de peinture mais surtout moulant. Je ne peux m’empêcher de le scruter. On dirait un de ces hommes sur Instagram. Il me reconnait, m’offre un large sourire. Plus il s’avance et plus je le vois clairement. Il est moucheté d’éclaboussures fines de peinture blanche, ses cheveux bruns ont pris un reflet gris, et ses mains en sont recouvertes. Il s’avance et me tend son avant bras pour me saluer.

—Hey, bonjour Madame Martin, dit-il avec entrain.

—Madame Martin, reprend malicieusement Yoann en me regardant.

—Ben quoi? demande Edouard à son oncle, en repartant d’où il venait.

Je suis surprise de ma réaction. Je suis restée stoïque devant lui, mais à l’intérieur, en vérité je brûlais de honte. Pourquoi ? Parce que me sont revenues en tête les images de mon rêve érotique qui, sur le moment, m’avait paru si réel. Cette honte n’est qu’une punition auto-infligée pour me rappeler de ne plus avoir ce genre de pensée. Malgré tout, je suis heureuse de constater qu’il ne me provoque plus aucune réaction physique. Le voir ainsi, dans un comportement de grand adolescent face à son oncle, m’a remis les idées en place.

Je suis Yoann dans la cuisine. J’avais déjà vu cette partie de la maison. Raymond Brétignant m’avait parfois invitée à boire un café. Il avait la particularité d’ajouter une cuillère de chicorée à sa cafetière, je n’aimais pas trop, mais je ne le lui avais jamais dit.

Je m’assois sur une haute chaise autour de l’îlot central. Je regarde Yoann qui réchauffe quelque chose à la sauteuse. Seuls le tic-tac de l’horloge, le bruit des travaux au loin et la viande qui mijote osent troubler le silence dans cette pièce. Tandis qu’il cuisine, sans un mot, il jette un œil vers moi de temps à autre, et sourit.

Je me sens présente avec lui. Alors, pourquoi je n’arrive pas à parler ?

—Merci, osé-je, la voix tremblante.

Pas un mot de plus, sinon je pourrais pleurer à nouveau. Avec cet homme, qui est un inconnu, je me sens vulnérable, et peut-être que j’ai peur d’être jugée. Mais pourquoi l’ai-je suivi ?

—Mais de rien, dit-il en se retournant, j’ai bien vu que vous n’étiez pas en état de vous retrouver seule devant un sandwich ou un tupperware, et puis, je n’aime pas manger seul.

—Et Edouard ? demandé-je naïvement.

—Eddy ? Le connaissant il a petit-déjeuné il y a une heure, je ne compte pas sur lui à cette heure-ci.

—Merci aussi…pour tout à l’heure.

—Vous ne voulez toujours pas me raconter ce qui ne va pas ? À moins que ce soit cette salle qui vous mette dans cet état ? Parce que hier, déjà… plaisante-t-il, jaugeant ma réaction.

Je souris. C’est vrai qu’hier, j’étais déjà en pleurs devant cette salle. Une pensée me traverse. Il vient de perdre son père. Il y a quelque chose d’indécent. Mes problèmes à côté sont si bêtes et insignifiants. Je trouve ça presque déplacé d’oser me présenter à lui dans cet état.

—Vous savez, même si la mort de papa me rend malheureux, je sais qu’il existe bien d’autres raisons d’être triste, et que des fois ça fait du bien de parler… Mais excusez moi, je suis lourd d’insister, je vois bien.

Ma parole, il lit dans mes pensées !

Je le trouve plutôt gentil de vouloir sécher mes larmes. Serait-il en train de s’inquiéter pour moi, plus que mon propre mari ?

À ce moment, je réalise que je suis avec un autre homme, chez lui. Même s’il n’y a pas d’arrière pensée, j’ai l’impression de faire quelque chose de mal. Toutes mes idées noires tournent dans ma tête, ma respiration s’accélère, je sens mon cœur s’emballer. Je bois le verre d’eau devant moi d’une traite et le pose plus bruyamment que ne le voulais.

—Je crois bien que mon mariage est en train de s'effondrer et que mon mari me quitte ! déclamé-je presque en apnée.

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