Depuis quand avais tu décidé ?

Quand nous nous sommes rencontrés, c’était le feu, la passion, la fusion. Les années passaient mais nous restions soudés, bienveillants, amoureux.

Et puis, quand Lola est née, nous nous sommes révélés en tant que parents. Un duo de choc, amoureux, complices heureux avec leur petite fille. Le début de mon congé parental a coïncidé avec le début de ses conférences et de ses déplacements. D’abord en France, puis il s’est mis à donner des cours en Angleterre, au Danemark, en Allemagne. Deux jours par ci, par là sont devenus une semaine, et la solitude, de plus en plus pesante pour moi, s’est installée. La communication, la complicité, tout ce que nous avions s’est lentement dissipé, pour devenir ce que nous sommes à présent.

Deux étrangers mariés, deux parents.

C’est comme si je n’étais plus rien pour lui. Il ne me regarde plus vraiment. Il me tourne souvent le dos. Mon esprit, lui, a créé sa bulle de protection. Ainsi, à l’intérieur, je subis sans souffrance et je vis tout cela comme si c’était normal, comme s’il ne me manquait rien. Mais je suis clairement en manque de tout. Quand je constate les relations des copines autour de moi, quand je lis des romances, je vois bien tout ce que je n’ai pas et je me sens carencée. L’amour, le désir, le respect, l’intérêt, ces jauges sont au plus bas chez moi. Quand nous sommes nous dit «je t’aime » pour la dernière fois ? Quand ai-je senti son désir pour moi brûler en lui ?

C’est dans ce brouillard de pensées que je me plonge brièvement avant de réussir à soutenir son regard.

— C’est vrai que pour la voiture, tu n’y es pour rien, dit-il, brisant ainsi le silence entre nous.

Je souris. Le connaissant, cela lui coûte et c’est la parole qui pour lui s’approche le plus d’excuses. Je le sais, je devrais m’en contenter, hélas.

—Merci de le reconnaître, réponds-je, froidement.

—Ce cours était important pour moi, je l’avais préparé, traduit, ça m’avait pris du temps. Un confrère a pris le relais, ce qui veut dire que j’ai 300 pages, 7 heures de travail qui n’ont servi à rien.

Il continue son explication, mais je n’arrive pas à me concentrer. Je regarde ses lèvres, dans l’attente du moment où il prononcerait ces mots « Laëtitia, mon amour, je suis aussi resté pour toi ». Je me les répète dans ma tête et je souris, profitant de ce doux moment que m’offre mon déni.

—...Résultat, j’y vais demain, mais la salle ne peut accueillir que cinquante étudiants, les élèves d’hier ne pourront donc pas avoir de rattrapage, continue-t-il, me ramenant à la réalité.

Je réalise que tout ce qu’il vient de me raconter ne m’intéresse pas du tout. Est-il vraiment en train de plaindre cinquante inconnus alors qu’il n’a pas une pensée pour son épouse ? L’ironie du moment me dessine un sourire malvenu.

—Ça te fait rire ? s’insurge-t-il.

—Je suis ravie de savoir que tu sais encore te soucier des autres, pesté-je à voix basse.

—Pardon ?

—Non, rien, reprends-je à voix audible, et je voudrais reparler de ce matin, s’il te plait…

 

Pourquoi s’il te plait ? Voici où j’en suis ? À demander une autorisation ?

 

—Y’a pas grand-chose à redire, Laët' !

—Bien sûr que si, ce matin tu as eu de drôles de sous-entendus. J’aimerai des éclaircissements.

D’un coup, comme si le contenu de l’assiette prenait soudain de l’intérêt, je le vois piquer sa fourchette ça et là, évitant mon regard, au passage.

Cette attente attise ma grande curiosité qui, à mesure du temps qu’il prend avant de répondre, devient de la colère.

—Je pars samedi soir pour Stockholm, as-tu besoin que je dépose Lola chez ma mère ? demande-t-il, fixant son repas.

— Mais…

—Souhaite-tu que je dépose Lola, ou le feras-tu, répète-t-il d’un ton monocorde qui me glace.

 

Je reste figée. Dans ma tête, ces deux phrases, similaires, détachées, voulaient dire tout autre chose.

Comme s’il venait de m’affirmer « je pars, fais avec », ces mots me font mal. Ne pas savoir ce qu’il pense et qu’il me laisse dans l'incertitude me serre le cœur. Je ne comprends pas, ou peut-être que je me refuse à comprendre. Mes pensées sont confuses, je sens mon pouls sur mes tempes, je suis envahie par un mal de tête. Son silence me fait si mal. Mon thorax se comprime. Si j’ouvre la bouche, je crois que je vais vomir. Je m’appuie sur mes avant bras puis mes mains pour me lever, puis je quitte la pièce dans un silence assourdissant, sachant bien qu’il n’est pas en train de s'en soucier et qu’il ne me rattrapera pas ce soir.

Je me couche, les yeux baignés de larmes.

 

On dit que la nuit porte conseil, ce ne fut pas mon cas cette nuit. Je me réveille bien avant Lola pour une fois, et c’est peut-être tant mieux, ça me donne le temps de mettre des compresses froides sur mes yeux bouffis, endoloris par les pleurs et le stress.

Je ne comprends rien à ce qui se passe. Je me complaisais finalement dans la situation d’attente de quelque chose face à la passivité de Ludovic. Mais, qu’il ne verbalise pas nos problèmes et préfère faire comme si je n’existais pas, c’est très dur pour moi. Sa réaction d’hier m’a prostrée. Je n’ose rien lui dire ce matin.

Je le vois boire son café. Je n’ai pas osé l’embrasser, et à peine ai-je posé ma main sur son épaule en lui disant « Bonjour».

Notre fille crée temporairement une zone de paix en arrivant. Nous surjouons le bonheur familial à grand renfort de « Papa ceci», «maman cela». Lola passe un bon moment et c’est bien le plus important.

Ludo nous accompagne ce matin, nous partons avec sa voiture. D’abord, nous déposons Lola, puis il me dépose devant la mairie de Surmil-en-Vauclair. Avant de sortir de la voiture, c’est en silence qu’une conversation se joue entre nous. Son inspiration me dit-elle qu’il est désolé ? Mon expiration lui confie-t-elle que le Ludovic que j’ai épousé lui manque ? Je ne le saurais jamais. Nos silences éloquents d’autrefois sont devenus une langue qui m’est désormais étrangère.

Il me tend ses lèvres, me signifiant de l’embrasser avant qu’il ne parte. J’aurais mille choses à lui dire, tout le spectre de mon être aurait un argument. «Je t’aime», «qu’est ce qu’on devient alors», «pourquoi ce rejet», «tu m’énerves», «je suis en colère», «Je suis dévastée», « tu me laisses alors que j’ai besoin de toi». Ces voix, en moi, s’élèvent en une cacophonie qui me donne mal au cœur.

Je sors vite de la voiture, et file rapidement rejoindre mon bureau, duquel je claque la porte, pour la première fois en 10 ans.

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Akiria
Posté le 12/11/2023
Hello,

Je viens de lire tous les chapitres et j'ai l'impression de lire un journal intime. C'est tellement réaliste. Je trouve Laetitia vraiment patiente aux réactions de Ludovic, je me vois déjà l'envoyer bouler lool. Donc en plus de son absence, il se permet d'être désagréable voire irrespectueux, c'est trop pour moi mdrrr. Faut dire que c'est plus simple de quitter une personne comme ça qu'une personne adorable, la culpabilité sera moins forte si un inconnu entrait dans sa vie pour l'extirper de celle actuelle.
Zadarinho
Posté le 06/11/2023
Bonjour E-stèle,
J'ai lu vos derniers chapitres, je trouve ça toujours super, il y a pas un mot à enlever ni à ajouter.
J'ai été assez surpris par l'irruption de Yoann, l'oncle d'Edouard si je ne me trompe pas : c'est intrigant, on se dit que le chemin qui va de Laëtitia à Edouard n'est pas si linéaire que cela...cela va-t-il aller plus loin?...
Peut-être une suggestion: vous décrivez assez peu vos personnages, je veux dire leur apparence physique. Je serais intéressé en tant que lecteur, de connaître la physionomie de Ludovic, par exemple de "voir" se fermer son visage ou au contraire, s'ouvrir quand il sympathise avec les parents d'élève. Je pense qu'il gagnerait en profondeur.
Bien sûr, ce n'est qu'une suggestion ; le fait qu'il ne soit que très peu décrit, que finalement il ne parle que de ses conférences et des questions d'intendance domestique, renforcent le caractère assez évanescent, voire spectral du personnage. Le texte reste très bien comme il est.
Bien à vous,

Paul
É-Stèle
Posté le 07/11/2023
Bonjour, merci pour votre message. :)
Je suis de ces personnes qui ont beaucoup de mal avec cette mode actuelle de donner un visage à un personnage. Je vois fleurir sur les reseaux des "photos" de tel ou tel perso et moi, ça me coupe. Cela reste très personnel bien sur. Cela dit, je pars de l'idée que le beau mec pour vous n'est possiblement pas le même que pour autrui. Je ne décris que de façon minimaliste pour cette raison. L'imagination en est que plus pure :)
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