Midi sur les trottoirs (3) - Le myosotis, la belle-de-nuit et le tournesol

Par Pouiny

« Bastien !

– Alex ! Voilà le plus grand ! »

Sans relever la blague vaseuse, le jeune garçon lui sauta dans les bras. Il avait passé la journée au collège à n’attendre que le soir, à tel point qu’il n’avait qu’à peine écouté ses professeurs. Rien ne lui avait plus importé que de retrouver son seul ami et allié de l’école primaire. Alors qu’il l’enserrait très fort entre ses bras, Bastien riait, amusé par l’affection de l’enfant :

« Alors, cette rentrée ?

– C’était nul ! »

Il n’avait désormais plus honte de le dire. Il avait pu l’avouer à Charlie, alors il pouvait bien le dire au reste du monde. Surpris, Bastien le regarda dans les yeux sans trop savoir quoi lui dire :

« Il est là, Aïden ? Demanda Alexandre en voulant changer de sujet.

– Oui, il est derrière ! Il semblerait qu’il ait vu un oiseau intéressant, il tenait à essayer de prendre une photo.

– Il faut pas le déranger, alors ?

– Je pense qu’il vaut mieux éviter, confirma Bastien. Mais il va arriver, un peu de patience ! »

Obéissant, Alexandre hocha la tête, avant de le lâcher. Le guitariste salua le couple, avant d’aller dans la fameuse salle de danse et de musique. Même s’il mourrait d’envie de les suivre, Alexandre attendait. Comme un petit chien bien dressé, il guettait le portail de sa maison, déterminant s’il voyait bien la voiture d’où venait Bastien et si Aïden n’était pas très loin. Mais l’attente ne fut pas aussi longue. Le photographe fini par passer le portail, un immense appareil photo accroché à son cou. Alors, plus timide, Alexandre s’approcha en faisant plus attention, ne voulant pas abîmer le bijou de son ami.

« Tu me montres ta photo, Aïden ! »

L’homme lui répondit d’abord avec un sourire désolé.

« Je ne peux pas. Cet appareil-là, c’est un argentique.

– Argent… quoi ?

– Olalah, tu me vieillis, Alexandre ! »

L’homme le souleva alors du sol comme s’il n’était rien. Surpris, le jeune garçon laissa échapper un rire aigu.

« Un appareil photo argentique, répondit véritablement Aïden en reposant l’enfant à terre, ça veut dire que ce n’est pas un appareil photo numérique. Les photos sont pas enregistré dans un petit ordinateur, mais sur une pellicule. Tu vois ce que c’est, une pellicule ?

– Oui, il y a ça au cinéma ! Mais j’ai jamais vu des vraies.

– Sérieusement ? »

Aïden était entre l’amusement et la tristesse. S’agenouillant à la hauteur du garçon, il ouvrit son appareil et en sorti un petit rouleau de pellicule.

« Je te laisse toucher si tu fais très attention !

– D’accord. »

Prenant le rouleau comme un trésors, il vit alors en transparence des images, comme des photos imprimées sur un minuscule bout de papier marron. Mais très vite, alors qu’il contemplait l’objet avec stupéfaction, il fut repris par Aïden.

« Allez, je la range !

– Déjà ?

– Oui. J’ai peur qu’elle s’abîme. C’est très fragile, tu sais ! On va rejoindre tes parents ? »

Sans un mot, il le suivit en prenant sa main. Aïden, bien que plutôt perturbé par la facilité avec l’enfant le touchait, le laissa faire. Quand ils rejoignirent les artistes, ceux-ci avaient déjà commencé à travailler, mais ils avaient laissé pour leur deux spectateurs deux chaises, posé comme à leur habitude au fond de la pièce, près des miroirs. Ne voulant pas déranger davantage, ils s’installèrent en silence à leur place attribuée. Seul William dansait, pour cette première musique. Charlie et Bastien, désormais habitué au style et à la danse, l’accompagnait à la guitare, la flûte et au chant. William profitait d’avoir tout l’espace pour lui pour le prendre, se déplaçant dans toute la pièce, de droite à gauche, reliant les mouvements de ses jambes à des mouvements de bras, ample et doux. Il virevoltait, tournait sur lui-même avec un immense sourire comme on pouvait le voir uniquement quand il se perdait dans sa propre danse. Il appuyait les contretemps avec une force qu’il ressentait avec joie, faisant presque trembler le sol. Ses pointes et ses talons avaient fini par laisser des traces dans toute la pièce se mélangeant aux rainures naturelles du bois. Et Alexandre, subjugué, l’admirait avec un regard rempli d’admiration. Aïden était presque autant impressionné par la maîtrise de William sur ses pas et son corps, que par le regard flamboyant et sans faille avec lequel son fils le regardait. Ce genre de regard, identique à celui qu’il pouvait donner à son pama quand il racontait des histoires, était si puissant, si transpirant d’amour, d’admiration, de volonté de devenir un jour comme ces personnes qu’il admirait, qu’il pouvait empêcher de transporter Aïden à son tour en le regardant. Revoyant en ce regard une autre personne, plus lointaine, plus oubliée, qui mélangeait en lui bonheur et tristesse. Et William, sans le réaliser, continuait de danser. Il profitait de grand sauts en l’air pour entrechoquer les talons argentés de ses chaussures noires. Il retombait sur la pointe de son pied, comme s’il n’avait aucun poids à supporter. Les mouvements s’enchaînaient, rapide et rythmé. Il jeta un regard équivoque à Bastien, qui comprit immédiatement le signal. Alors, a la fin d’une phrase, la musique s’arrêta brusquement et William se figea en une pose, les genoux légèrement fléchis, un pied devant l’autre. Il y eut un moment de silence, pour que tous puissent apprécier ce qui venait de se passer. Puis, n’y tenant plus, Alexandre applaudit avec force, suivi de manière plus modérée par Aïden.

« Papa ! Si je deviens comme toi, je pourrais arrêter le collège ? »

La question prit de court tous les adultes. Personne ne s’était attendu à ce que le garçon exprime sa pensée d’une telle manière. Sans réaliser l’impact de sa question, il regardait William avec des étoiles dans les yeux : en vérité, il ne se souciait pas tant du collège que ça. Il voulait simplement se rapprocher de ce qui faisait battre son cœur comme rien d’autre. Son père, se redressant en massant ses genoux, fini par répondre :

« Tu veux vraiment devenir danseur ?

– Oui ! »

En l’affirmant, il s’était redressé sur ses deux pieds pour le rejoindre. William le regarda de la tête au pied. Cela faisait plusieurs années maintenant qu’il l’avait comme élève, et bien qu’il ne travaillait la danse qu’assez peu en dehors de ces cours, il avait déjà pu constater l’enthousiasme et la bonne volonté qu’il mettait dans la danse. Il ne pouvait pas nier qu’il avait un talent et de voir que son fils éprouvait la même passion que la sienne lui faisait plaisir. Alors, il lui répondit :

« Non, ça ne te fera pas arrêter le collège, mais si tu veux vraiment devenir danseur quand même, mets tes chaussures ! On peut commencer à aller plus loin. »

Avec un cri de joie, Alexandre se précipita vers ses propres affaires de danse, entassées près de celle de son père. La répétition se transforma presque en un cours de danse. Mais ni Charlie, ni Bastien ne s’en formalisa. Malgré la présence d’Alexandre dans la danse, ils pouvaient s’arrêter pour vérifier des accords ou des choix musicaux. Et Bastien, qui n’avait plus vu Alexandre danser depuis quelques mois, pu admirer avec étonnement les progrès phénoménaux du jeune garçon qui semblait danser de manière innée, comme si tout lui était monstrueusement facile. Alexandre allait plus vite, plus précisément, de manière plus complexe. Il était encore loin du niveau de son père, mais pour un enfant de son âge, il en était pas moins impressionnant. Avec les cours et les entraînements physiques, il avait gagné en souplesse et en équilibre. S’il n’arrivait pas encore à bouger ses pieds en l’air comme pouvait le faire son père, il n’était plus autant déstabilisé par les mouvements rapide qui demandait dextérité et précision. Après presque deux heures de répétition, Bastien fini par lâcher, admiratif :

« Eh bien, Alex, tu en as fait, des progrès ! »

Le garçon, épuisé et essoufflé, prit la remarque avec grand plaisir. Charlie, très fière, ajouta :

« Ah ça ! Ça ne vient pas de nulle part, hein ! Tous les soirs, ils font au moins une séance d’étirement. Et c’est sans compter ce que William le fait travailler en cours !

– Je travaille tout seul, aussi !

– Ah, vraiment ? S’étonna William, qui ne l’avait jamais remarqué. »

Surpris de s’être fait avoir aussi bêtement, Alexandre baissa la tête. Étonné de le voir soudainement comme honteux, Charlie demanda :

« Tu travailles quand, Alex ?

– La nuit, quand j’arrive pas à dormir. »

Surpris, les adultes restèrent silencieux. Alexandre n’avait jamais l’air fatigué. Jamais ni Charlie, ni William, ne se seraient douté des nuits blanches que pouvait passer Alexandre, seul dans sa chambre, à réviser des pas et des mouvement, dans le plus grand silence possible. Mais Aïden, qui connaissait mieux que n’importe lequel d’entre eux les insomnies, avait déjà remarqué les cernes traîtresses qu’il y avait sous les yeux noirs d’Alexandre.

« Ça t’arrive souvent ? Demanda Charlie, un peu inquiet.

– Non... »

Mais tout le monde senti le mensonge dans l’attitude du garçon. William laissa échapper un soupir contre lui-même. Se ressaisissant, Charlie fini par déclarer :

« Bon, c’est pas grave. On en parlera plus tard, mon grand. Ça vous dit de boire quelque chose, pour se remettre de tout ça ? »

Avec assentiment, les autres adultes joignirent le mouvement qu’instaurait Charlie, mais Alexandre, un peu honteux, resta en arrière, immobile. Remarquant son malaise, Aïden s’approcha de lui.

« Tu sais, moi aussi j’ai du mal à dormir.

– C’est vrai ? »

Avec un sourire, Aïden hocha la tête.

« Tu fais quoi, quand tu dors pas ? Lui demanda Alexandre, qui commençait enfin à reprendre contenance.

– Je travaille sur mes photos. Je les retouche sur un ordinateur, ou bien je m’occupe des pellicules, comme celle que je t’ai montré tout à l’heure.

– Tu ne danses pas ?

– Non, tu sais très bien que je danse trop mal, Alex, répondit Aïden avec gentillesse. »

Il se releva pour rejoindre les autres, et l’enfant le suivit. Alors qu’il allait s’asseoir avec les autres, Alexandre lui tira son t-shirt.

« Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-il.

– Tu sais, au collège, on m’a dit que j’allais disséquer des fleurs.

– Vraiment ?

– Mais moi, j’ai pas envie de faire ça. Je n’aime pas. Je trouve ça cruel. Toi aussi, tu trouves ça cruel ? »

Pour réfléchir, Aïden resta silencieux. Alexandre le regardait avec yeux perçant. Ne trouvant pas la bonne réponse, il fini par demander :

« Pourquoi tu trouves ça cruel ?

– Les fleurs, elles n’ont rien demandé ! On nous dit qu’on va les découper pour apprendre à respecter la vie, mais pour la respecter, il faudrait déjà commencer à ne pas disséquer pour rien, quand les livres et les images suffisent ! Une vie, c’est une vie, répéta Alexandre. C’est pas parce que ce n’est qu’une fleur que ce n’est pas important.

– Une vie, hein…

– Alors ? Toi, tu en penses quoi ? »

Il semblait presque agressif. Mais Aïden comprenait qu’il avait peur de la réponse qu’il voulait entendre. Il avait peur d’être déçu. Alors, avant de prononcer un mot, il ouvrit son portefeuille. A l’intérieur, sans compter ses papiers d’identité, il avait gardé quelques photos, récentes ou anciennes, qui lui plaisait particulièrement. Il en tendit une à Alexandre, qui eut des yeux ronds en l’observant.

 

La photo représentait de vieilles belle-de-nuit. Perdues dans l’immensité d’un ciel nocturne, elles étaient en même temps immenses et minuscules, sombre et claires. Seuls les rayons de la lune semblait dévoiler leurs couleur, rose, blanche, rouge ou même jaune. Et même si Alexandre entendait en bruit de fond ses parents plaisanter avec Bastien, il ressentait en voyant la photo un calme et une douceur inconsidérée.

« Elles sont belles, hein ? Demanda Aïden, heureux de l’effet de la photo sur le garçon.

– C’est quoi ?

– Ce sont des belle-de-nuit. Des fleurs qui ne s’ouvrent que lorsque la nuit tombe. Et ce sont les fleurs préférées de Bastien.

– C’est vrai ? Bastien aime les fleurs ?

– Il adore les fleurs, tu veux dire ! Les belle-de-nuit, ce sont ses préférées. Je les ai souvent photographié pour lui. Il en a planté dans le jardin, maintenant, il s’en occupe avec soin dès qu’il peut. Il pourrait te les montrer, si tu lui demandais.

– C’est vrai ?! S’exclama Alexandre, tout excité à l’idée.

– Oui. C’est pour ça que, pour répondre à ta question, je dirai que tu as raison. Pour apprendre à aimer et respecter les fleurs, il faut les voir vivante. »

Émerveillé de ne plus être le seul, il regarda a nouveau la photo avec émotion, avant de la rendre à Aïden et se précipiter sur vers les adultes.

« Bastien ! C’est vrai que tu as des fleurs ?! »

Surpris, l’homme jeta un coup d’œil à son compagnon qui le regardait en souriant. Mais ce fut Charlie qui répondit à son interrogation.

« Ah, en ce moment c’est quelque chose, les fleurs, pour Alexandre ! Son professeur lui a dit qu’il faudrait qu’il en dissèque pour pouvoir comprendre comment elles fonctionnent, ça ne lui a pas plu du tout !

– Non, c’est nul, rajouta Alexandre avec un regard suspicieux à Bastien. »

Pendant un instant, il eut peur que l’adulte lui donne tort. Mais à son grand soulagement, il déclara :

« Disséquer des fleurs, quelle drôle d’idée…

– Oui ! Mais toi, tu aimes les fleurs ?

– J’ai profité d’avoir une grande maison pour avoir un grand jardin, reconnut Bastien sans répondre.

– Si tu n’es pas dans ton studio, c’est que tu es dehors pour t’occuper des fleurs, lui fit remarquer Aïden.

– Oui, bon, chacun ses occupations ! Toi, tu es bien resté des heures dehors pour prendre en photo un lézard !

– C’était un très beau lézard, et pas commun dans la région, se défendit le photographe.

– Tu pourras me montrer ton jardin, Bastien, s’il te plaît ! »

Avant de répondre, l’homme regarda les parents du garçon. Ne voyant dans leur regard que de l’amusement, il fini par céder. Heureux, Alexandre se servit un jus d’orange, laissant les adultes parler entre eux de musique, photo, danse, cuisine et toutes sortes d’histoires dont Alexandre ne comprenait pas tout. Il était malgré tout ravi de pouvoir les écouter, apprécier leur amitié sincère, alors que le soleil descendait sur les montagnes. Mais il fallu bien que le couple s’en aille et après des salutations chaleureuses, la maison familiale retrouva bien en peine son calme plus habituel.

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