Midi sur les trottoirs (5) - Solitude

Par Pouiny

« Oh, Alexandre ! Tu rentres chez toi ? »

En reconnaissant la voix, le jeune garçon freina immédiatement son vélo. Bastien, en tenue de sport, courait devant lui.

« Bastien ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

– Je profitais d’avoir une journée plus tranquille pour courir un peu.

– Tu cours par plaisir ? S’exclama l’enfant, dégoûté. »

Face à l’air rempli de jugement d’Alexandre, Bastien éclata de rire. Mais il accepta de s’arrêter alors que celui-ci descendait de son vélo.

« Tu reviens du collège, c’est ça ?

– Oui ! Et toi, tu passes à la maison ?

– Moi ? Ce n’était pas vraiment prévu…

– S’il te plaît !

– Bon, d’accord, je vais t’accompagner… Je dirai à Charlie que je n’ai pas eu le choix. »

Ils marchèrent ensemble sur le chemin goudronné. Peu de voitures passaient. Ils avaient être au milieu d’une après-midi plutôt ensoleillée, ils s’éloignaient de la ville et de son activité incessante. Comme le chemin suivait le long de la montagne, il y avait un dénivelé assez fort pour essouffler le jeune garçon.

« Tu veux que je pousse ton vélo ? Demanda Bastien, compatissant.

– Non ! Je m’en sors tout seul.

– Très bien, très bien… Et au collège, ça se passe ? J’ai entendu dire que tu avais eu quelques ennuis, récemment. »

Il savait que ce n’était pas un sujet que le jeune garçon aurait envie d’aborder, mais il était bien trop curieux. Après qu’Alexandre se soit renfrogné, il déclara :

« J’ai été renvoyé, il y a quelques semaines.

– Renvoyé, carrément ?

– Pas définitivement ! C’était que trois jours.

– C’est déjà trois jours… Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »

Piteux, Alexandre se résolut à tout lui raconter sur le chemin. Le livre, les propos, le soleil… Tout ce dont il se souvenait. Bastien l’écoutait attentivement.

« Je préférai quand tu étais là, avoua Alexandre. Quand tu étais à l’école… C’était plus facile, pour gérer les autres.

– Mais tu es aussi aidé par les adultes, au collège, remarqua Bastien.

– Tu parles ! Ils m’ont juste puni.

– C’était peut-être une punition destinée à t’aider ? Essaya Bastien, peu convaincu que l’enfant comprenne. »

Avant même de le dire, il savait que c’était peine perdue. Alexandre renifla. Il avait été vexé par la punition, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure.

« En plus, les cours de musique, maintenant, ils sont nuls ! Je sais déjà tout ce que dit la prof. On ne fait jamais de pratique, à part sur une flûte à bec insupportable, et personne n’écoute. Je préférai quand c’était toi.

– Tu m’en vois flatté, Alex.

– Tu es sûr que tu ne veux pas venir travailler au collège ?

– Je suis désolé, mais ce n’est pas dans mes compétences, répondit Bastien avec un air triste.

– Mais… J’avais besoin de toi. De ce qu’on faisait avec toi. Maintenant, je suis tout seul et je ne parle plus à personne. Je sais pas comment faire pour que ça s’arrange. »

Bastien ne répondit pas de suite. Il se sentait peiné pour le jeune garçon. Il le savait depuis longtemps et il l’avait vu dès ses premiers cours, qu’Alexandre avait un profond besoin de s’exprimer, c’était au final ce qui les avait rapproché en dehors de ses interventions en classe. Mais il n’avait aucune véritable solution à proposer. En dehors de son milieu de travail, en dehors de ses interventions, il était désormais impuissant.

« Tu n’as qu’à faire comme si j’étais toujours là ? Fini par répondre Bastien, réfléchissant à haute voix.

– Comment ça ?

– Tu agis comme si c’était moi en face. S’ils te proposent un travail, un exposé, n’importe quoi, tu fais comme si c’était moi qui te demandait d’être libre ! Tu peux tout détourner. Même si je ne fais plus d’intervention avec toi, tu as toujours les capacités de faire ce qu’on faisait ensemble ! Non ?

– Je ne sais pas… »

Le regard d’Alexandre semblait s’éteindre au fur et à mesure que la conversation continuait. Et alors qu’il le regardait marcher en silence, Bastien eut l’impression de se regarder dans un miroir, observant une version plus jeune de lui-même. Cette version de lui, perdue, silencieuse, renfermée, qu’il avait tendance à oublier au fur et à mesure qu’il vieillissait. Il repensa alors à tout ce qu’il avait voulu dire à ce lui en peine et laissa échapper après un temps de silence :

« Tu sais, Alex… Moi aussi, j’ai mal vécu le collège.

– Ah bon ?

– Oui. Je pense que c’est une période difficile pour tout le monde, à vrai dire. Je trouve vraiment que ça ressemble à une jungle.

– Mais il s’est passé quoi, pour toi ? Tu était malheureux ?

– J’étais harcelé. Parce que j’étais gay. »

Il le dit comme si c’était rien, d’un haussement d’épaule. Avec un sourire, il ajouta :

« Je n’ai jamais compris comment ils l’avaient su, d’ailleurs. C’est pas comme si je m’affichais, à l’époque. C’est peut-être parce que je faisais tout pour le cacher, qu’ils ont fini par le voir. Mais du coup, j’étais complètement isolé. On m’insultait dans les couloirs, on essayait de me voler mon vélo, des élèves bizarres essayaient de me suivre jusqu’à chez moi. On me frappait, aussi.

– Mais… Et tes parents, ils ne disaient rien ?

– Ils ne l’ont jamais su. Je ne leur en ai jamais parlé.

– Mais… Pourquoi ?

– Tu te souviens de la dernière fois dont on a parlé de ma mère ? »

Il aurait du lui expliquer avec des mots plus clairs, plus explicite. Mais il en était tout bonnement incapable. Mais comprenant très vite, Alexandre resta sans voix. Ne trouvant pas comment exprimer ce qu’il pensait avec finesse, il demanda très simplement :

« Mais pourquoi tes parents ne t’aiment pas ? »

Bastien laissa échapper un petit rire, à l’entente de la question, bien qu’il n’y avait pas vraiment de quoi rire. Il sentait néanmoins que le sujet devenait de plus en plus complexe pour lui :

« C’est pas qu’ils ne m’aiment pas, c’est… Qu’ils ne me comprennent pas. Ma mère, elle avait peur de ce que j’étais. Pour elle, aimer les hommes… C’est quelque chose de monstrueux. Même si je suis son fils. Mais en dehors de ça, je pense qu’elle m’aimait sincèrement.

– Donc, en dehors du fait qu’elle ne t’aime pas, elle t’aime ? Résuma Alexandre avec un air circonspect.

– C’est un peu l’idée, répondit Bastien, d’un air gêné.

– Mais comment tu as fait pour que ça s’arrête, alors ?

– Ça ne s’est jamais arrêté, en fait, avoua l’homme, perdu dans ses pensées. Un jour, alors que je rentrais chez moi, trois ou quatre gamins m’ont attendu et m’ont tabassé jusqu’à ce qu’ils en aient marre. J’ai manqué de perdre un œil, ce jour-là. »

Il eut l’impression de trop en dire, alors il fit une pause. Mais Alexandre le regardait avec tant d’insistance, qu’il fini par reprendre en soupirant.

« J’ai dit à mes parents que j’étais tombé en vélo. Ils m’ont cru, alors je suis retourné au collège et ça a continué. On a continué de me frapper, de m’insulter, de me bousculer. Ça n’a pris fin que quand j’ai quitté le collège et que j’ai choisi d’aller dans un lycée qui n’était pas celui où allait les brutes de mon collège.

– Tu as été maltraité tout le long ? Au collège ?

– Eh oui.

– Mais… Je vais faire quoi, si ça m’arrive ? Répondit Alexandre, inquiet.

– Ça ne t’arrivera pas, répondit Bastien avec un sourire.

– Ah oui ? Et pourquoi ?

– Parce que tu n’as pas fait comme moi. Tu as réagi. Et c’est une bonne chose.

– Oui, enfin… J’ai quand même cassé le nez de quelqu’un…

– Si je devais m’arrêter à ça, je ne serai pas avec Aïden ! S’exclama Bastien avec un léger rire.

– Pourquoi ? »

Bastien s’arrêta, un peu gêné. Si parler de lui ne le dérangeait pas, il avait un peu plus de scrupule à évoquer le passé de son compagnon. Mais le garçon le regardait avec des yeux brillant, rêvant qu’à ce qu’il continue. Alors, s’excusant dans sa tête, il reprit :

« Aïden, de son coté, il a été aussi harcelé au collège. A cause de sa sœur. Beaucoup de gens se moquaient d’elle, même s’ils ne l’avaient jamais vu. Alors… Aïden a passé son collège a casser les nez de ceux qui osaient l’insulter. Il était très violent, à tel point qu’il s’est forgé une petite réputation par la suite.

– Tu le connaissais déjà, toi ?

– Non, absolument pas. Il semblerait qu’on était dans le même collège, mais toujours dans des classes différentes, alors on ne s’est jamais rencontré. Non, on s’est connu au lycée, quand c’était plus calme dans nos vies à tous les deux.

– Et vous êtes tombé amoureux au lycée ? Murmura Alexandre, impressionné.

– C’est exact. On faisait du sport ensemble.

– C’est trop bien ! S’exclama Alexandre. Moi aussi, je veux tomber amoureux au lycée !

– Occupe toi de ton collège d’abord, répliqua Bastien, amusé. Tu as compris, Alex ? Tu ne fais pas comme Aïden et moi, ça n’apporte rien. Si jamais quelqu’un t’embête, dis-le immédiatement à tes parents, à un professeur, à n’importe en qui tu as confiance. Tes parents te soutiendront, quoi qu’il se passe, quoi que tu leur dises. C’est une chance que je n’avais pas.

– Et à toi, je peux le dire ?

– Bien sûr ! J’essaierai toujours de faire ce que je peux pour t’aider, Alex. »

Manifestement touché, le jeune garçon fit un léger saut en l’air. Le trajet jusqu’à la maison fut assez léger. Pourtant, quand au moment de se coucher, le jeune garçon repensa à cet échange, il ne fut pas aussi heureux qu’il le pensait. Il ne l’avait pas dit, mais au collège, depuis son retour, les choses ne s’étaient pas améliorées. Il ne savait pas comment en parler, car il avait presque l’impression d’être fou, mais il voyait encore les regards moqueurs, il sentait encore les bousculades volontaires. Mais il ne voyait jamais qui était responsable, et dans le fond, s’il prenait les actes, un par un, ça ne lui semblait pas si grave. Malgré tout ce qu’avait pu lui dire Charlie ou Bastien, il n’arrivait pas à trouver important d’en parler. Ce n’était pas comme si c’était lui qui était frappé ou insulté de plein fouet. Alors qu’il y pensait, seul dans le noir, répétant en silence des pas dans sa chambre, il repensa à ce que Bastien lui avait dit sur Aïden, sur Béryl, et il sentait un éclair de colère le traverser dans tout le corps. Il se sentait bien plus proche du photographe qui avait pourtant frappé tout ceux qui le dérangeait pendant des années. Même s’il n’avait jusque là jamais véritablement aimé la violence, il avait l’impression qu’il n’y avait parfois rien d’autre de mieux à faire. Gardant ainsi, sans le réaliser, ses doutes pour lui, il continua d’aller au collège, sans manger à la cantine, comme il l’avait fait auparavant. Malgré tous les efforts des adultes, peu de choses n’avaient changé dans le quotidien de l’enfant, à part un cours supplémentaire de danse où s’épanouissait mieux partout ailleurs et des efforts fournis dans sa participation aux cours, pour honorer sa part du contrat.

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