Midi sur les trottoirs (9) - Le sandwich au jambon

Par Pouiny

Malgré les solutions évoquées lors de la longue discussion entre tous les membres de la famille Fearghail, qui en avait été tous profondément ébranlé, tout ne revint pas à la normale pour autant. Tous les matins, Charlie donnait à son fils un peu d’argent de poche pour le repas de midi, priant pour qu’il en fasse bien ce qu’elle en attendait. Les premières semaines sous le contrat de bonne entente, les parents eurent plaisir de constater que le quota des quatre heures fut tout d’abord respecté par Alexandre, qui avait envie de prouver sa bonne foi et qui n’aimait que peu se déplacer dans la rue longtemps avec sa cheville enflée.

 

S’il s’était fait une belle entorse, Alexandre avait très vite récupéré sa mobilité reprit très rapidement les trajets à vélo pour aller au collège, encouragé par son père qui lui assura que ce serait un bon moyen de la ré-éduquer. Mais quand il marchait longtemps, son pied commençait à lui faire mal et le prévenait de rentrer au collège, s’asseoir écouter l’un de ces nombreux cours où il s’ennuyait, mieux que n’importe quelle sonnerie stridente.

« Allez, Alexandre, raconte ce que tu t’es fait ! »

Depuis qu’il marchait en s’aidant d’une béquille, il était devenu l’attraction et tout ceci ne lui plaisait guère. Il avait l’impression de voir dans leur questions curieuses un moyen de l’atteindre et de se moquer de lui.

« C’est rien, je vous dit ! Fini-t-il par déclarer. J’ai juste trébuché.

– C’est parce que tu danses en talon, hein ! »

Il resta silencieux sur tout ce qui avait pu se passer et qui pourtant le pesait. Maintenant que ses parents l’avaient mis dans la confidence d’un lourd secret, il ne pouvait pas se permettre de tout gâcher et de révéler tout ça au premier venu. Mais même s’il avait bien compris ce que lui avait dit pama, de nombreuses questions trottaient dans sa tête, des questions qu’il n’avait pas osé poser, ce fameux soir.

 

Est-ce qu’il ne rendait pas ses parents malheureux ? Est-ce qu’il n’était pas décevant, avec tous les problèmes qu’il apportait ? Est-ce qu’ils avaient vraiment voulu de lui, ou n’était-il qu’une des nombreuses épreuves que ses parents avaient du relever pour survivre, sans avoir de contrôle sur les évènements ? William avait bien quitté tout ce qu’il aimait, son pays, sa famille, ses rêves, pour lui ? Est-ce qu’il ne le regrettait pas ? Toutes ces questions, a peine conscientes, le torturait incessamment et prenaient la forme angoissante d’un sandwich sur les trottoirs de midi, qu’il n’arrivait pas à manger.

 

Il avait promis qu’il ne poserait pas davantage de question. Et quand il se souvenait du regard douloureux que lui avait lancé son pama, il ne devait que tenir parole. Mais quand son entorse fut soignée, il dépassa, semaine par semaine, les quatre heures stipulées dans le contrat.

« Je croyais qu’on s’était compris, Alexandre.

– Mais oui ! Je fais ce que je peux ! »

Alex pleurait presque. Mais son pama, blessé et en colère, n’arrivait pas à s’en émouvoir.

« Je ne sais pas quoi faire, Alex. Honnêtement, hein ! Je ne sais pas quoi faire. J’ai tout essayé, je t’ai raconté tout ce que je pouvais, j’ai négocié, nous avons fait un accord… Si tu ne veux pas faire plus d’effort que ça, je ne peux rien faire.

– Mais je fais des efforts ! »

Et quand il disait ceci, à son pama dont le regard s’éteignait, il était persuadé de ne pas mentir. Car à chaque midi, quand arrivait la pause et qu’il quittait l’établissement avec soulagement, a chaque fois, il se jurait de rentrer à l’heure. Marchant lentement sur les trottoirs, s’amusant à tenir en équilibre sur la margelle sans que personne ne le remarque, achetant un sandwich qu’il se jurait de manger en entier. Mais l’heure tournait, le soleil se moquait, et quand venait l’heure dite, jamais rien ne marchait. En voyant le jambon rose dépasser d’un pain jaune et appétissant, rien d’autre ne lui venait qu’une grosse envie de vomir. Alors, après quelques bouchées, il finissait par abandonner. Et après quelques pas en arrière, il finissait par courir dans la direction opposée. Le vieux bâtiment, froid et immense, dans lequel il devait aller, le terrorisait. Tout lui semblait sans âme à l’interieur, monstrueux, comme une ombre qui surplombait tous les élèves qu’il ne connaissait pas. S’il arrivait à se forcer à monter sur son vélo, le matin, rempli de bonne volonté… Une fois qu’il respirait véritablement, perdu entre deux arrêt de bus, ses pieds n’arrivaient tout simplement pas à marcher jusqu’à son objectif. Le coeur lourd, il repartait alors vers son vélo et pédalait chez lui, sachant pertinemment qu’il était un bien décevant menteur. Et chaque soir où Charlie avait appris ses escapades de l’après-midi, il avait droit à une scène. Son pama s’énervait, le grondait sans relâche, et il ne pouvait pas lui en vouloir. Il savait, au fond, qu’il était une part du problème.

 

Néanmoins, si son pama était déçu, William maintint les deux cours de danse par semaine, et après une reprise en douceur, faisait fonctionner Alexandre à son meilleur régime. Le garçon ne prit même pas le temps de se soucier de sa blessure, ni d’avoir peur de la reproduire. Il avait trop de choses à évacuer avec des gestes qui parlaient bien mieux que des mots, et William le réalisait assez facilement. Très souvent, le jeune garçon était fébrile, parfois même tremblant. Pourtant, ses gestes se faisaient plus petit, plus hésitants, plus timide. Puis il suffisait un coup d’égarement, au milieu d’une danse qui le transportait vraiment, pour qu’il tape du pied à en manquer d’exploser le bois. Mais William avait beau le questionner quand il s’arrêtait, en sueur et presque en larmes, il n’obtenait pas plus de réponses que Charlie. Après tout, même Alexandre était incapable de formuler ce qu’il pensait avec des mots.

 

La fin de sa deuxième année approchait, catastrophique, et l’été s’installait doucement sur les montagnes dont l’herbe cramait sur un soleil brûlant. Il était midi et comme à son habitude, Alexandre sortait du collège pour vagabonder dans les rues. Si pendant longtemps, marcher dans la ville l’aidait à se sentir mieux, désormais il avait le cœur lourd même en sortant du lycée, sachant très bien qu’il serait incapable de revenir une fois sorti, incapable de manger même une fois le sandwich acheté. Tout ceci le décourageait avant même d’avoir eu le temps d’espérer. Mais ce midi-là, il vit avec étonnement une tête connue sortir du lot des parents d’élèves qui arrivaient reprendre leurs enfants pour la pause de midi.

« Aïden ? »

Le photographe l’attendait avec un léger sourire en coin et toujours un appareil photo autour du cou. Surpris et heureux, Alexandre trottina vers lui, oubliant presque un instant la morosité de sa vie présente.

« Salut, Alexandre ! Ça fait un petit moment qu’on s’est pas vu, hein ?

– Tu viens plus aux répétitions !

– Excuse-moi, j’avais pas mal de boulot, en ce moment. »

Pris d’une pensée soudaine, Alexandre recula vivement.

« Tu n’es pas venu ici parce que pama voulait que tu lui dises ce que je fais, hein ?

– Quoi ? Non, quelle drôle d’idée ! On m’a demandé de passer dans le coin pour prendre des photos, et comme je sais que ton collège n’est pas très loin, je me suis dit qu’on pouvait manger ensemble ! Ça te dit ? »

Alexandre, méfiant, acquiesça néanmoins. Les yeux bleus d’Aïden reflétait un éclat sympathique qui avait beaucoup manqué à Alexandre ces derniers temps : un regard bienveillant, innocent, qui ne savait rien des problèmes et des questionnements que l’enfant suscitait.

« Super, au moins j’aurais un compagnon de repas ! Pour la peine, je t’invite. J’ai vu une terrasse qui avait l’air sympa, tu as envie d’essayer ? »

Ne sachant pas quoi répondre, il acquiesça de nouveau. Sans plus de parole, Aïden se dirigea vers ce qui lui faisait de l’œil et Alexandre le suivi.

« Et bien alors, Alex, tu ne manges pas ? »

Aïden plantait une pleine fourchette dans une salade, regardant Alexandre avec de l’interrogation. Le garçon sentait son estomac danser la salsa au milieu de ses entrailles. Il fixait le sandwich au jambon, que lui avait acheté Aïden sans se douter de rien, comme une épreuve. Si le pain avait eu des yeux, il aurait pu se perdre durant des heures dans une bataille de regard. Mais le morceau de baguette moelleux dans ses mains, laissant arriver jusqu’à ses narines une délicieuse odeur de pain boulanger, n’arrivait désespérément pas à lui provoquer autre chose qu’un haut-le-cœur comprimé.

« Si, si ! Finit-il par s’exclamer en se forçant à prendre une bouchée »

Il sourit pour cacher son malaise. Aïden, peu dérangeant, n’insista pas et continua à manger sa salade.

« Alors, Alex ! Hâte d’être en vacances ?

– Je sais pas…

– Vraiment ? On va pouvoir retourner à la rivière, avec Bastien et Célia !

– Oh ? C’est chouette. »

Aïden leva un sourcil. Alexandre avait voulu exprimer de l’enthousiasme, mais il était en pleine guerre avec son bout de pain, à tel point qu’il ne pouvait ressentir rien d’autre que de l’angoisse. Tout ce qu’il voulait, c’était qu’Aïden ne le voit pas, et ce fut manqué.

« Quelque chose ne va pas ?

– Quoi ? Si, si, ça va.

– Je vois bien que tu n’es pas dans ton assiette, répondit Aïden d’une voix douce. Quelque chose te tracasse ? Au collège peut-être ?

– Rien de précis, finit par répondre Alexandre après avoir avalé une bouchée qu’il avait mis plusieurs minutes à mâcher. C’est juste la fin de l’année qui me stresse.

– Vraiment ? Des devoirs ?

– Pas précisément, mais… »

Il s’arrêta en plein milieu de sa phrase, devenant livide. Perdant sa lutte intérieure, il laissa tomber son pauvre sandwich à terre. Comprenant immédiatement que quelque chose n’allait pas, il se leva de sa chaise, mais il ne s’était absolument pas attendu à ce qu’Alexandre vomisse en plein milieu de la terrasse.

 

Aïden se précipita sur le garçon pour le soutenir alors qu’il se courbait en deux. Le bruit inhabituel attira tous les regards des clients aux alentours, entre le dégoût et l’inquiétude. Plusieurs serveurs, paniqués, s’approchèrent rapidement d’Alexandre et d’Aïden, créant ainsi un petit mouvement de foule dont le jeune garçon était le centre. Des questions fusaient de tous les côtés. Il était malade ? Intoxication alimentaire ? Est-ce qu’il fallait appeler les urgences ? En voyant les yeux du garçon s’écarquiller alors qu’il se pliait en deux, soumis à de nouveaux spasmes, Aïden fit signe à tout le monde de reculer.

« Je m’en charge, ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de soucis ! Reculez, s’il vous plaît, laissez-lui de l’air ! Est-ce que vous pouvez juste m’indiquer où sont les toilettes ? »

Une fois rassuré, les badauds finirent par s’éloigner. Une fois qu’il pu se concentrer sur autre chose que ce qui se passait aux alentours, Aïden remarqua alors les yeux noirs écarquillés d’Alexandre, entre la peur et la honte, laisser échapper des larmes. Il lui murmura alors très vite :

« C’est pas grave, Alexandre, c’est absolument pas grave ! Ça arrive, ce n’est pas de ta faute, d’accord ? C’est pas grave… Viens avec moi, ça va aller, tout va bien… »

Alors que le jeune garçon, incapable de parler, essayait de reprendre son souffle, Aïden le guida du mieux qu’il pouvait vers les toilettes du snack où ils étaient. En voyant une des nombreuses portes en plastique qui séparait les wc d’un autre dans les toilettes du restaurant, Alexandre précipita sur l’une d’entre elle, avant de s’enfermer et de vomir à nouveau.

 

Impuissant, Aïden s’appuya sur la faible porte en plastique que le garçon avait fermé d’un loquet. Il la senti légèrement se gondoler sous son poids. Alexandre continuait de vomir, sûrement de la bile, dans des haut-le-cœur incontrôlables qui ne menaient à rien. Il fallut bien une dizaine de minute avant qu’Aïden finisse par ne plus entendre rien d’autre qu’une respiration affolée sortir de la porte en plastique.

« Ça va mieux ? Tenta l’homme à la volée. »

Mais il n’eut aucune réponse. Alexandre avait la tête posée sur la cuvette. Il avait mal, il avait honte, il était épuisé. Il n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait répondre qui ne lui provoquerait pas immédiatement d’autres spasmes. Mais Aïden ne pouvant supporter de rester assis, à écouter le garçon se vider de ses tripes sans rien dire, fini par déclarer :

« Je vais être franc, Alex. Je suis venu parce que je m’inquiétai pour toi. On en parle, parfois, avec tes parents, et ils ont l’air dépassé par ce qu’il se passe. Je n’ai pas vraiment idée de ce qui te met dans un état pareil, ni ce que je pourrai faire pour t’aider… Mais je veux être là. »

Il entendit un bruit, et s’arrêta alors de parler, pensant que le garçon s’était remis à vomir. Mais en vérité, de l’autre coté de la porte, Alexandre avait éclaté dans des larmes qu’il essayait de garder pour lui. Après un moment de silence, où Aïden guettait les sons en espérant comprendre comment allait le jeune garçon, il fini par continuer :

« Il n’y a pas de raison d’avoir honte, tu sais. Moi aussi, ça m’est arrivé.

– De… Quoi ? »

La voix d’Alexandre était sale, brisée, déraillé. Mais il lui avait répondu. Il l’écoutait, malgré tout. Fixant le plafond et les néons des toilettes du snack, il répéta :

« Moi aussi, j’ai eu beaucoup de mal à manger, quand j’étais plus jeune.

– Tu… étais au collège, aussi ?

– Non, moi, j’avais quitté le lycée. Mais… c’était pareil. J’avais honte, alors j’essayais de faire bonne figure devant les autres, devant Bastien. Mais ça ne restait jamais. Et ça m’épuisait, de ne pas réussir à comprendre pourquoi je réagissais comme ça, pourquoi mon corps se dissociait à ce point de ce que je voulais faire. J’ai souvent fini comme toi, la tête dans la cuvette ou dans une bassine.

– Pourquoi ?

– Pourquoi je ne mangeai pas, tu veux dire ? »

En n’entendant aucune réponse ni rectification, il déduit que c’était bien la question que voulait lui poser Alexandre. Mais quand il réalisa la réponse, il eut un doute d’être bien capable d’en parler.

« C’était… A cause de la mort de ma sœur. Mais je ne suis pas sûr que ce soit important que je te raconte ça maintenant, Alex. Tout ce que je voulais te dire, c’est que tu n’es pas seul, que ça arrive… Que ce n’est pas une fatalité, même si ça le paraît très fort, au début.

– Raconte-moi… Pour Béryl. »

Aïden laissa échapper un immense soupir. Tout ce qui portait attrait de près où de loin à sa sœur jumelle fascinait le jeune garçon et il avait parfois tendance à l’oublier. Il ne se laissa pas céder tout de suite, malgré tout.

« Je pourrai te raconter, si tu veux, mais pas maintenant, non ? Je veux dire, on est dans des toilettes miteux, j’ai mal aux fesses, et tu as besoin de te reposer dans un endroit qui pue moins la mort.

– Je m’en fiche, murmura Alexandre d’une voix rauque. »

A nouveau, pour toute réponse, Aïden ne pu que laisser échapper un soupir tout aussi grand que le premier.

« Je n’ai même pas grand-chose à raconter sur elle, en plus… Sa disparition m’a anéanti, pendant très longtemps, tout simplement. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

– Pourquoi ?

– Tu peux être têtu, quand tu veux, grommela Aïden. Bon. Béryl… Elle avait beau être tout le temps enfermée, elle me transportait plus loin que n’importe qui. Avec elle, j’étais quelqu’un de complet, quelqu’un d’incroyable. J’arrivais à lui parler pendant des heures. Nous avions de nombreuses discussions enflammées sur tous les sujets. Mais très souvent, on parlait de l’espace, des étoiles, de la lune. C’était la seule chose de l’extérieur qu’elle avait pu vraiment voir de ses yeux, alors ça la fascinait. Et moi, quand j’étais plus petit… Je rêvai d’être astronome. Même Bastien n’est pas au courant, tu n’as pas intérêt à lui dire ! C’était un jeu entre elle et moi, seulement. Je lui parlais des étoiles, des météorites, de la découverte de l’univers. Moi, je n’étais pas quelqu’un de très ambitieux ou même de très intelligent par moi-même. Mais avec elle, je rêvais de devenir quelqu’un de grand. Quelqu’un qui changerait la face du monde. Il suffisait qu’elle croie en moi… Pour que je me sente pousser des ailes. Mais… quand son état s’est aggravé, et qu’elle a du quitter sa chambre à la maison, pour se retrouver enfermée à l’hôpital, fatalement, notre temps ensemble a diminué. Alors, doucement, je me suis senti comme disparaître. Comme si, par son manque de présence, je devenais un fantôme. J’ai compris alors qu’elle m’était indispensable. Même si elle était malade, même si elle manquait de mourir, même elle se sentait comme une bombe à retardement… Je l’aimais. J’avais même besoin d’elle. C’était elle qui tenait tout mon bonheur, toute ma vie entre ses mains. Et… Elle devait encore le tenir, quand elle est morte. »

Aïden se mordit l’intérieur des joues pour ne pas pleurer. Penser de cette manière à sa sœur lui faisait, malgré les années passées, comme un trou dans sa poitrine. Alexandre, lui, se taisait. Malgré sa fatigue, il ressentait dans les mots fébriles d’Aïden un amour sincère et douloureux.

« Comme j’ai dit, il m’a fallu longtemps pour m’en remettre. C’était comme si on m’avait découpé en deux, et que je devais me reconstruire une moitié, tout seul. J’avais à peine encore la volonté de vivre. Bastien était le seul à me soutenir, et il m’a énormément aidé. Même si j’ai souvent exagéré. Je me suis souvent… trop reposé sur lui. »

En parlant, il massa son bras gauche. Il n’avait pas besoin de le voir pour ressentir toutes les cicatrices qu’il avait récupéré de cette époque.

« ça a un rapport avec…

– Avec quoi ?

– Les griffures de chat ? »

Lâchant immédiatement son bras, il étouffa un juron. Alexandre était enfermé dans une sorte de cage en plastique, et pourtant il venait de parler comme s’il l’avait vu. Il réfléchi à comment il pouvait nier la question, avant de réaliser qu’il lui parlait justement pour être sincère. Alors, il lui demanda :

« Tu te souviens encore de ça, toi ?

– Tu m’as fait très peur, ce jour-là, donc oui.

– Oui. Ça a un rapport, fini-t-il par laisser vibrer entre ses dents.

– Je comprends mieux, alors. Je crois.

– Tout ça pour dire… Que je n’arrivai plus à vivre tout seul. Quand elle est partie. Je n’arrivai plus à dormir, je n’arrivais plus à manger… Plus j’essayai, et moins j’y arrivais.

– Comment tu as fait, alors ?

– J’ai accepté de me faire aider par des médecins. Au début, ça me faisait très peur. Je me disais que ça devait faire de moi un fou, ou un incapable. Puis… Quand j’ai réalisé que je voulais m’en sortir, j’ai pas eu le choix, je me suis tourné vers eux. Ça n’a pas été facile, mais, ça m’a énormément aidé. Et je pense que ça pourrait t’aider, toi aussi.

– Moi ?

– Oui. »

Alexandre resta silencieux, regardant la cuvette à laquelle il faisait face. Même s’il savait qu’il avait mal, il ne voulait pas que tout ceci se voit davantage.

« Je ne sais pas…

– Tu n’es pas obligé d’y répondre tout de suite, répondit Aïden. Laisse-toi cette pensée dans la tête. Que si jamais, un jour, ça ne va vraiment pas, tu peux essayer de voir au-delà de ton cercle familial. Tu peux voir des gens pour qui ce sera le métier, de t’aider. Ce ne sera jamais une honte, tu sais. On m’a dit une fois que la tristesse, c’était comme des sables mouvants. Il y en a un qui perd pied, alors celui qui est a coté panique, gesticule, fait bouger le sable, et les deux se retrouvent vite embourbés. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la tête en dehors du sable pour toutes les personnes qui étaient autour.

– Ça veut dire que c’est de ma faute ? Murmura Alexandre.

– Quoi ? Non, absolument pas. Tu es bien le dernier, à être arrivé dans ce sable. Et puis même, ce n’est la faute de personne. Si quelqu’un s’enfonce, c’est à cause du sol. »

Alexandre et Aïden restèrent un moment silencieux. L’homme en profita pour respirer, reprendre le contrôle de son cœur.

« Aïden ?

– Quoi ?

– Je veux rentrer à la maison…

– Ok, Alex. Je te ramène. Tu peux marcher ? »

En sentant la porte bouger dans son dos, Aïden se redressa. Alexandre se tenait toujours le ventre, mais il tenait debout. Aïden lui prit la main et doucement, ils marchèrent jusqu’à sa moto.

« Tu es déjà monté là-dessus ? lui demanda Aïden. »

Alexandre secoua la tête. Il n’avait même jamais porté de casque de moto de sa vie. Aïden soupira : c’était dans ce genre de moment qu’il regrettait amèrement de n’avoir jamais passé le permis pour les voitures. Il équipa Alexandre de son propre casque et de ses gants, non sans crainte par rapport à sa taille.

« Je ne vais pas rouler vite du tout, promis. Ça ne te fait pas peur ?

– Pourquoi j’aurai peur ?

– Moi, je suis très angoissé par la route, avoua Aïden. »

Rien que l’idée de conduire sa moto sans casque pouvait suffire d’ordinaire pour le faire paniquer. Il avait toujours tenu à respecter les règles et les consignes de sécurité. Mais sentant que la situation l’exigeait pour Alexandre, il essaya de balayer ses propres angoisses.

« Tu t’accroches bien et tu ne me lâches sous aucun prétexte, d’accord ? »

Le tête casquée hocha la tête en réponse. Aïden et Alexandre montèrent sur la moto, et après une longue inspiration pour s’encourager, il démarra le moteur.

« ça va aller, se dit-il pour lui-même. Ce n’est pas un long trajet. »

Alexandre fut très impressionné par les premiers mètres. Mais il fini très vite par trouver la sensation de liberté très agréable. Un vent fort s’engouffrait dans ses vêtements, le caressant tout en le griffant. Il se sentait proche du paysage qui défilait, comme s’il fusionnait avec les montagnes qui apparaissaient. Il profita avec bonheur de n’avoir aucun effort à fournir pour monter les côtes jusqu’à la maison familiale. Tout ce qui s’était passé l’avait affaibli.

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