Un midi, alors qu’il marchait au hasard des rues, une voiture s’arrêta devant lui. Au début, il n’y prit pas attention : il avait pris l’habitude de ne plus faire attention à la vie des voitures. Mais quand celle-ci le klaxonna, il se prit à la regarder, et son corps se figea d’horreur. Ce jour-là, le soleil était caché derrière des nuages d’orage. Et la voiture qui klaxonnait Alexandre, surpris un lapin pris devant les phares, c’était celle de son pama, qui le regardait avec hargne. Comprenant qu’il n’avait aucune chance de s’en tirer, il se résigna : il monta dans la voiture, à l’avant. Il n’eut qu’à peine le temps de fermer la portière que la voiture démarra assez brusquement pour qu’Alexandre se prenne la vitre.
Il était rare de voir Charlie silencieux : quand ça arrivait, ce n’était jamais bon signe. Alexandre s’en rendit particulièrement compte ce jour-là. Il conduisait nerveusement, les mains agrippées si fort au volant qu’il y plantait ses ongles. Ses lèvres bougeaient, il bouillonnait littéralement de colère : mais elle ne dit rien. Alexandre, ne sachant pas quoi faire, choisi de rester lui aussi silencieux. Mais ce silence lourd et assassin qui l’assommait dans la voiture, resta alors jusqu’à ce qu’ils arrivent devant la maison familiale.
Il ne descendit même pas avec lui. Une fois qu’Alexandre avait quitté la voiture, il fit immédiatement demi-tour. Jeté seul devant sa propre maison, sans vraiment comprendre ce qu’il s’était passé et comment Charlie l’avait retrouvé. Perdu, honteux, il se dirigea lentement vers sa chambre, dans laquelle il s’enferma, ne punissant ainsi lui-même. Restant allongé, immobile dans son lit, les pensées s’enchaînaient dans sa tête. Il n’arrivait qu’à peine à démêler la honte, de la colère à la peur. Il était encore perdu dans ses émotions quand il entendit :
« Alexandre. Viens ici. »
C’était la voix de William, froide et grave. Ne souhaitant pas aggraver son cas, le garçon le suivit en silence. Son père l’amena jusqu’à la salle de danse.
« Echauffe-toi. »
Perdu, le regard que lui lança son père l’empêcha même de protester. Il lui obéit, l’imitant dans le moindre de ses mouvements, comme ils le faisaient d’ordinaire à chaque cours de danse. Cela faisait des semaines qu’il ne s’était pas entraîné, ayant été puni pour avoir manqué les cours. Il ne comprenait pas ce qui se passait, pourquoi à cet instant, qu’est-ce qui avait provoqué un changement d’avis aussi soudain ? Il aurait aimé pouvoir s’en réjouir, mais son père, manifestement perdu dans de froides pensées, se montrait particulièrement exigent.
« Tes pieds, Alexandre. Tu ne maîtrises pas la position de base. »
Il eut presque l’impression que son père se vengeait de lui ainsi. Même si william ne l’insultait pas ou ne se moquait pas de lui, il ne disait presque rien. Pour ce cours-ci, il n’y avait plus de bienveillance, plus d’encouragement. Alexandre se sentait nul et plus nul encore à chaque secondes qui passaient.
« Réessaie, plus vite, cette fois-ci. »
Il pensait pourtant être concentré, quand il fit cette virevolte. Mais, peut-être ayant perdu l’habitude avec des semaines de pause, sans doute déconcentré par tout ce qui se passait autour de lui, après avoir sauté en l’air, Alexandre senti très vite qu’il n’était pas en train de se réceptionner sur son pied. Il senti sa cheville se tordre dans une douleur si atroce qu’il tomba à terre.
« Alex ! »
En une seconde, les traits de son père perdirent de leur sévérité pour laisser place à de l’inquiétude. Mais c’était trop tard. Son fils était à terre, en train de pleurer de douleur. Sa cheville commençait déjà à enfler à vue d’œil, alors qu’il se demandait ce qu’il avait bien pu lui prendre.
« Ne bouge pas, Alex, je vais examiner ça, d’accord ? »
Avant de s’approcher de son fils, il alla immédiatement chercher la boite de soin qu’il gardait toujours à proximité. En voyant un ecchymose déjà formé sur la cheville enflée de son fils toujours en train de pleurer, la culpabilité lui serra le cœur.
« Je suis désolé, mon grand, je suis tellement désolé… »
Mais Alexandre avait si mal qu’il était incapable de lui répondre. William lui posa un bandage pour compresser la blessure, avant de poser la cheville légèrement en hauteur. Il parti précipitamment chercher de la glace pour la poser sur la blessure. Mais même après quelques minutes après que William ait fait tout ce qu’il pouvait pour atténuer la douleur, son fils était resté prostré, pleurant par terre à chaude larmes, si bien qu’il finit par se douter que l’émotion soudaine n’était pas du qu’à la douleur.
« Je suis désolé, répéta à nouveau son père en le prenant dans ses bras. Je suis vraiment désolé, Alexandre, tout est de ma faute… J’aurais du faire attention, je… je ne voulais pas te faire de mal, je te le promet… Je voulais juste… Partager un moment avec toi… essayer de comprendre ce qu’il se passait… J’ai complètement raté, je suis sincèrement désolé… Je n’étais pas dans l’activité, j’étais trop en colère, j’aurais du m’en rendre compte… Excuse-moi, c’est… c’est impardonnable, ce que je viens de te faire… »
Et en entendant son fils qui faisait de son mieux pour arrêter de pleurer, ses larmes lui montèrent aux yeux, à lui aussi. Après un moment, qu’ils passèrent tous les deux à renifler en silence, William continuant de serrer Alexandre contre lui, le père fini par demander d’une voix cassée :
« Tu veux que je te raconte une histoire ? Celle-ci, je t’assure qu’elle est vraie… »
Son fils ne lui répondit pas, mais il le senti essayer faire davantage d’effort pour faire silence, au milieu de ses hoquets. Alors, William continua :
« C’est l’histoire d’une jeune personne irlandaise, qui s’appelait Charlie… »
En entendant le prénom de son pama, Alexandre se tut immédiatement. William le senti même se tendre, dans ses bras. Encouragé, il continua du mieux qu’il pouvait.
« En vérité, à l’époque, ce n’était pas son prénom. Et elle n’était pas irlandaise, non plus. Mais… Pour notre histoire, on va faire comme si. Parce que c’était ce que préférait cette jeune personne. Charlie vivait dans une famille française et était presque heureux. Je dis presque, parce que… S’il avait pleins d’ami à l’école, la jeune personne du nom de Charlie, elle était malheureuse dans sa famille. Notamment parce qu’il y avait… Un homme, qui n’a pas de nom, qui lui faisait énormément de mal. Il forçait… Il forçait Charlie à toute sorte de chose qu’elle n’avait pas envie de faire. Et quand elle essayait d’en parler, personne ne la croyait, parce que c’était un grand monsieur, et elle une toute petite personne. »
Il n’arrivait pas à déterminer pourquoi il prenait un ton enfantin. Si c’était pour son fils ou pour lui-même.
« Alors, la jeune personne, elle fini par se taire. Elle garda tout en elle, tout ce qui lui avait fait du mal, pendant des années. Et quand elle est arrivé au collège, cette jeune personne, elle fit plein de bêtises pour oublier ce qu’elle avait en elle. Enfin, sans doute pire que bêtises, rectifia William, essayant de rester juste. De véritables erreurs, qui lui firent encore plus de mal. Il… se droguait, Charlie, quand il était au collège. Et il avait arrêté de suivre les cours. Mais la famille de cette jeune personne, elle ne s’en souciait pas, de ça. Elle faisait semblant de ne rien voir. Alors, la jeune personne, Charlie… Se perdait d’autant plus. Tant et si bien que quand il eut le droit de quitter l’école pour de bon, à seize ans, il prit son courage à deux mains et raconta tout. Il dénonça l’homme devant tout le monde et annonça qui il était vraiment. Sa famille ne l’a pas bien pris. La dispute fut si forte que … La jeune personne fut jetée dehors, loin de la maison, avec aucune idée d’où aller. Alors, elle frauda les trains pour arriver jusqu’au nord de la France. Elle mendia et fit tous les plus petits boulots possible, jusqu’à pouvoir se payer de quoi passer la manche, pour atteindre l’Irlande. Et la jeune personne commença à exercer un métier de conteur au chapeau pour pouvoir survivre. Ce n’avait pas vraiment été ce qu’il voulait faire, mais… Il s’était rendu compte que c’était ce qui marchait le mieux. Ainsi, il traversa l’Irlande jusqu’à arriver à Belfast. La jeune personne n’avait toujours pas de maison. Très souvent, il lui arrivait de dormir dehors. Il survivait comme il pouvait. Il comptait, à la base, simplement profiter de Belfast pour atteindre l’Angleterre. Seulement, La jeune personne rencontra un jeune homme… du nom de William. »
Il senti comme un étrange sentiment de parler de lui à la troisième personne. Mais Alexandre s’était calmé, attentif à ce qu’il pouvait dire. Alors, il fit un effort :
« Le jeune William, il avait six ans de plus que le jeune Charlie, et à l’époque, c’était beaucoup. Il rêvait de devenir le meilleur danseur de toute l’Irlande, et pour ça, il s’entraînait nuit et jour. Et également, il allait dans tous les festivals de musique traditionnelle, y trouvant toujours une occasion de s’exercer. Mais cette fois-ci, cette année-là, ce fut l’occasion pour lui de rencontrer Charlie, qui était de passage.
« Comme ils sont tous les deux passionnés par la musique et par la culture traditionnelle irlandaise, ils ont très vite fait connaissance. Mais le jeune Charlie, qui avait vécu déjà tant de choses horribles en vivant depuis des mois tout seul, où il pouvait, fuyait. Et comme le jeune William était un gamin qui ne réalisait pas son confort, il se mit en tête de le suivre et se rendit compte de la vérité. La jeune personne du nom de Charlie n’avait pas de papier, pas de parents, pas de toit et… un sevrage compliqué. Et malgré tout, il restait fier, déterminé. Il voulait tout, sauf être aidé par un inconnu avec qui il avait à peine dansé dans un festival. Mais le jeune William était bien plus têtu. Alors, il l’obligea à vivre chez lui. Au départ, c’était simplement pour dépanner. Les choses faisant, il l’aida à arrêter la drogue. Puis, il l’aida à refaire des papiers, avec un nouveau nom, une nouvelle nationalité, qui lui plaisait mieux, qui lui correspondait mieux. Pendant ce temps, le jeune Charlie encourageait William. Il faisait l’effort de venir aux concours, et contrairement au reste du monde, quand il voyait le jeune William danser, elle était toujours encourageante, comme s’il était déjà le meilleur. A force de vivre ensemble, de se soutenir l’un l’autre comme ils pouvaient… Ils ont fini par ne plus vouloir se quitter. Le jeune William, heureux, annonça la bonne nouvelle à ses parents. Mais ils n’ont pas pas aimé l’histoire autant que les deux jeunes personnes l’espéraient. Alors, ils ont coupé le contact et se sont mariés tout seuls. Mais ça restait quand même un beau mariage. »
En repensant à tout ceci, il revoyait passer devant ses yeux, les traits et les cheveux de sa mère, qu’il avait presque oublié depuis le temps, ainsi que l’immense hôtel de ville devant lequel il passait tous les jours dans sa jeunesse. Et sans l’évoquer, il ne put s’empêcher de ressentir une profonde tristesse.
« Et alors que le jeune William essayait de maintenir son rêve… Il se fit agresser dans la rue, alors qu’il rentrait chez lui. C’était très certainement des personnes qui n’aimaient pas le jeune Charlie. Celui-ci lui dit de laisser tomber, mais pour le jeune William, c’était hors de question, alors il porta plainte. Mais la justice d’Irlande ne lui donna pas raison. La discrimination envers les personnes comme le jeune William et le jeune Charlie, à l’époque, était encore tolérée. Alors, quand les deux jeunes personnes apprirent qu’ils allaient avoir un enfant… Ils décidèrent de partir, tous les deux. Dans le pays que le jeune Charlie avait abandonné, quelques années plus tôt. Ils s’installèrent dans une maison perdue dans des montagnes, qui rappelait à William un peu de chez lui. Il devint officiellement un professeur de danse, et il gagna assez bien sa vie pour que le jeune Charlie puisse se reposer pour sa grossesse. Et très vite, ils ont accueilli dans leur maison le plus beau des bébés. »
En disant ces mots, William caressa les cheveux de son enfant. Alexandre, immobile, pleurait à nouveau de manière silencieuse. Chaque mot qu’il entendait de la bouche de son père le choquait davantage.
« Le bébé grandit, il devint un petit garçon du nom d’Alexandre. Et le jeune Charlie était toujours monstrueusement inquiet. Il avait constamment peur qu’être le parent de son enfant lui porte préjudice. Il s’attendait à tout, aux pires problèmes… Mais au final, tout se passa plutôt bien. Leur enfant était extraordinairement doué, extraordinairement intelligent et très vite, les jeunes parents furent immensément fier de lui. Mais… en grandissant, le petit Alex s’éloignait de plus en plus. Quand il fut arrivé au collège, il arrêta de leur parler comme il pouvait le faire avant. Et puis, le jeune Charlie fini par apprendre qu’il pouvait être violent, qu’il lui était arrivé de frapper des gens, ou de rater des cours, de plus en plus. Alors, il s’angoissait : Et si mon fils faisait comme moi ? Et s’il reproduisait les mêmes erreurs ? Que pourrais-je faire ? Que pourrais-je lui dire ? Que pourrais-je lui raconter ? »
La voix de William commençait à se briser, cassée par la difficulté. S’il pensait que le pire avait été raconté, il se rendit compte très rapidement que c’était loin d’être le cas.
« Le jeune William, qui n’était pourtant plus très jeune, disait au jeune Charlie de ne pas trop s’inquiéter. Il était persuadé que ce n’était rien de grave. Que son fils avait le droit de ne pas trouver sa place dans son établissement scolaire. Mais malgré tout ce qu’il pouvait dire pour rassurer… Il ne pouvait pas s’empêcher de s’inquiéter quand même. Et de s’en vouloir, également, de ne pas pouvoir savoir ce qui se passait dans la tête de son enfant. Parce que tout ces sentiments venaient de son devoir de parent. »
Il fit silence en soupirant. Il ne savait pas bien à quoi il s’attendait. S’il espérait que son fils lui réponde ou non. Le silence s’installait, entrecoupé par de légers reniflement. William était assis par terre, son fils appuyé contre sa poitrine, et il commençait à avoir des douleurs dans le dos. Alors qu’il n’y avait eu aucun son durant assez longtemps pour que William arrête d’espérer la moindre réponse, Alexandre murmura :
« Alors que le seul problème d’Alexandre, c’était de se sentir seul, quand il était en cours. Seul et nul.
– Ce n’est pas rien, de se sentir seul, répondit immédiatement William, les larmes aux yeux. Je ne souhaite ça à personne.
– Tu n’as plus jamais vu tes parents, papa ?
– Non.
– Et Pama ?
– Non plus. Plus jamais. »
Alexandre resta silencieux. Il ne savait même pas quoi dire. Il ne pouvait pas imaginer ne plus jamais parler de sa vie à l’un de ses deux parents. Rien que l’envisager lui semblait insupportable.
« C’est triste, finit-il alors par dire.
– Tu as raison, répondit William. C’est terriblement triste. »
Quand il s’en senti capable, Alexandre fini par bouger de l’endroit d’où il était tombé. William lui trouva une attelle, qu’il régla à sa taille pour limiter la douleur. Ils restèrent ensemble dans la cuisine, silencieux, jusqu’au retour de Charlie. Même William n’avait aucune idée d’où il était allé. Il avait même eu peur, pendant quelques secondes, qu’il ne revienne pas. Charlie, pour sa part, compris en un regard de son fils que son mari lui avait raconté toute l’histoire. Il eut presque comme un mouvement de recul. Mais sans un mot, son fils le prit dans ses bras. Il n’eut même pas le temps de relever qu’il boitait.
« Je t’aime, pama. »
Bouleversé, il se laissa tomber à genoux, serrant dans sa main la tête de son fils. Il s’accrocha à toute la fierté qui lui restait pour ne pas fondre en larmes.
« Est-ce que tu peux me promettre, Alex ?
– Quoi ?
– Que tu ne suivras jamais mon exemple. Que tu ne feras jamais, jamais comme j’ai pu faire. »
Charlie le regardait droit dans les yeux. Toute sa sévérité prouvait de la peur qu’il pouvait ressentir. Mais Alexandre, perdu, n’arrivait pas à trouver comment il pouvait répondre.
« Mais… Moi, je veux devenir comme toi.
– Alexandre.
– Comme un toi, de maintenant, pama ! S’exclama le jeune garçon, un peu paniqué face au regard noir que lui avait décoché Charlie. Pas comme un toi jeune.
– Alors tu me promets que tu ne feras jamais ça ? Ce qu’à fait le Charlie jeune ?
– Je ne le ferai pas.
– Jure-le moi, Alexandre.
– Je le jure. De toute façon, j’en avais pas envie. »
Soulagé, Charlie respira enfin. Ils passèrent la soirée à discuter, calmement, de la vie d’Alexandre et de la leur. L’histoire de William avait été particulièrement éprouvante à entendre pour leur fils et avait beaucoup de question à leur poser. Il posa notamment beaucoup de questions sur la famille de Charlie et sur cet homme, qui l’avait forcé. Mais à quoi ? Alexandre sentait que c’était grave, mais il n’arrivait pas encore à poser le doigt sur ce dont il était question. Ainsi, sans le vouloir, il renvoya son pama dans un bout d’enfer, auquel il faisait en sorte de ne plus penser.
« Je veux bien répondre à tes questions ce soir, affirma Charlie d’une voix blanche. Mais… Pose-les moi qu’une seule fois. Je ne veux pas les entendre demain ou un autre jour. Ce qu’on se dit, c’est ce soir et pas un autre soir, d’accord ?
– Pourquoi ?
– Parce qu’il y a des histoires qui ne méritent pas de revenir constamment. C’est la seule et unique fois, c’est bien clair ? »
Et en voyant de la souffrance dans les yeux de son pama, Alexandre accepta. William ne fut pas épargné non plus, concernant son rêve échoué et sa famille qu’il n’avait plus jamais vue.
« Mais du coup, tu ne parlais pas français, quand tu es arrivé ici ?
– Je parlais un peu, mais assez mal.
– Tu as tout appris ici ?
– C’est ça, à force de rencontrer des gens et devoir me débrouiller. »
Impressionné, Alexandre admira son père, en lui-même, pour quelques secondes. S’il parlait anglais presque aussi bien que le français, car ses deux parents étaient bilingues, en ce qui concernait apprendre une nouvelle langue au collège, il n’était pas très bon. Mais William n’avait pas à cœur d’être fier de lui. Il regardait la cheville de son fils, bandée et attelée, avec un profond sentiment de culpabilité. Pour lui non plus, évoquer son passé n’était pas quelque chose de facile, encore moins dans ces conditions.
« Bon. Mais ça ne dit pas ce que l’on fait de toi, tout ça, fini par déclarer Charlie. »
Même s’il le voulait, il avait du mal à être léger. Son sourire était raide et il avait l’impression que ses yeux allaient tomber de son visage. Se rappelant du point de départ de l’histoire, Alexandre se senti se tendre dans le canapé dans lequel il était assis. Avec un soupir, Charlie reprit :
« Si nous t’avons raconté tout ça, c’est pour que tu comprennes ce qui motive nos choix et nos réactions. J’espère que tu comprends, pourquoi je ne veux pas que tu sèches les cours pour te balader en ville. Je pourrai dire que c’est pour ton bien et rester intraitable, mais je dois avouer que ce n’est pas entièrement vrai. Ce choix que tu prends, de t’enfuir de ton établissement scolaire, il nous impacte également. Est-ce que tu comprends pourquoi, Alexandre ?
– Je crois, mais…
– Quoi ?
– Je crois pas que je serai capable de retourner au collège une journée entière. »
Intrigué, Charlie senti son corps se tendre. Alexandre avait du mal à trouver les mots ; s’il n’avait pas parlé, ce n’était pas par mauvaise volonté.
« Quand arrive midi, quand je vois tous le monde, dans la cours de récré… J’ai envie de vomir. Je me sens très mal. J’ai juste envie de m’enfuir. Quand je vais dehors, je ne fais rien de mal ! Je vous le promet. Je regarde juste ce qui m’entoure.
– Tu ne manges pas à midi, Alexandre ? »
Il se sentit comme au pied du mur, mais, honteux, il acquiesça.
« Mais… Tu ne manges rien le matin non plus ? Insista Charlie d’une voix blanche.
– Si ! Une barre de céréale avec du jus d’orange. »
Le regard que lui jeta son pama le fit s’écraser sur lui-même. William aussi, à coté de lui, sembla se recroqueviller.
« Je suis désolé, Charlie.
– Je le savais. Je le sentais, qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas ! Alexandre, tu ne manges qu’à la maison ?
– Je crois, oui…
– Et ça dure depuis combien de temps ?
– Je… Je ne sais plus, moi…
– Alex, reprit William d’une voix blessée. Ça fait longtemps ? »
Après tout ce qu’ils s’étaient dit, le garçon ne se sentait pas de mentir. Il murmura :
« Un peu, oui. »
Il ne s’attendit pas à ce que ce soit assez grave pour que Charlie prenne un ton si serieux. En proie à une grande fatigue, il frotta son visage de ses mains en déclarant :
« Non, mais je ne sais plus, William, je surréagis ?
– Alex, demanda le père avec sérieux à l’enfant, est-ce que tu pourrais expliquer pourquoi tu ne vas pas à la cantine ?
-- Je… sais pas trop…
– Essaie, s’il te plaît ? Insista William. C’est important.
– Important pour quoi ?
– Important pour toi, parce que c’est important de manger et de savoir mettre des mots sur ses sentiments. Et important pour nous, pour savoir ce qu’on peut faire pour t’aider. Il y a bien quelque chose qui ne va pas, non ? »
Charlie s’échappa avec souplesse du canapé pour chercher un carnet vierge et des crayons, demandant à son fils s’il en voulait, pour s’aider. Mais Alexandre refusa. S’il trouvait difficile de parler à ses parents, écrire en silence devant eux lui semblait encore pire.
« J’aime pas le collège, fini par lâcher Alexandre. C’est trop bruyant, il y a trop de monde. Je me sens tout le temps observé. J’ai l’impression qu’on se moque tout le temps de moi, dans mon dos. Mais j’arrive même plus à savoir si c’est vrai ou pas. A la cantine, c’est le pire. Avant, on m’embêtait souvent là-bas. Alors, je n’ai pas envie d’y retourner. Même si je voulais… Quand je vois le bâtiment, j’ai envie de vomir. C’est comme si… Tout le reste, prenait la place. Et…
– Quoi ? Encouragea William doucement.
– Quand je vois le corps des grands danseurs et des grandes danseuses, je me dis qu’au final, c’est pas si mal, si je n’ai pas faim. »
Le danseur reçut les mots de son enfant comme un coup de massue.
« Mais… mais c’est faux, Alex !
– Quoi ?
– Si tu ne manges pas assez, tu ne pourras pas pratiquer correctement la danse !
– Pourquoi ? Pour être danseur, il faut être fin, doux, léger, non ?
– Ce… Tout ça, ce n’est pas une question de poids !
– Mais pourtant les danseurs sont tous maigre, non ? Toi aussi, tu l’es ! »
William en resta pantois. Il regarda Charlie, espérant trouver un soutien, mais tout ce à quoi il eut droit fut un petit sourire désolé.
« Il faut avouer que sur ce coup, il n’a pas tort, Will. Tu es plus proche de l’asperge que de la patate.
– Surtout ne m’aide pas, grimaça l’homme. Mais écoute, Alex, il y a une différence entre faire attention à ce qu’on mange et ne pas manger du tout ! Si tu ne manges pas, tu n’auras pas de quoi te faire des muscles et tu vas passer ton temps à te blesser comme tout à l’heure.
– Mais je mange un peu, à la maison…
– Encore heureux, s’exclama l’homme. Si tu ne mangeai rien du tout, tu serais mort, Alexandre. »
Le garçon resta silencieux. Il entendit Charlie écrire sur une feuille, avant de finir par dire.
« Bon, je peux essayer de proposer un nouveau contrat. Voilà mes revendications : en premier, je ne veux plus que tu rates autant de cours, mon grand. C’est important que tu continues d’apprendre. En deuxième, je veux que tu essaies de manger régulièrement. Ce n’est pas bon de priver ton corps de cette manière, d’autant plus que contrairement à ton père, tu es encore en train de grandir, Alex. Si tu ne veux pas être minuscule, ni avoir aucun problème de santé, il faut essayer de régler ce problème de nourriture. Tu es d’accord ?
– Oui, mais…
– Chut, les protestations viendront après ! Est-ce que déjà, tu comprends ces revendications, et pourquoi je veux que tu fasses des efforts sur ces points-là ?
– Je sais pas… J’ai pas l’impression d’aller mal, se défendit Alexandre.
– Est-ce que tu nous fait confiance ?
– Oui, mais… C’est mon corps, non ? Je le sentirai, si j’allais mourir !
– Alex. Est-ce que tu as envie que les choses restent comme ça ? Sois honnête. »
Charlie le regardait avec un air perçant. William était perdu dans ses pensées. L’envie de répondre oui pour être tranquille lui traversa l’esprit, mais il sentait bien en son fort intérieur que ce n’était pas la bonne chose à faire.
« Non, finit-il par avouer.
– Alors, ce que je te propose, c’est que tu acceptes nos revendications et nos conditions. Si ça ne te va pas, dans six mois, on rectifie ! C’est pas grave. Ce qui compte, c’est qu’on essaie de faire en sorte que tout aille au mieux.
– D’accord, fini-t-il par accepter, non sans doute.
– Très bien, alors pour les cours… Je veux bien qu’on négocie. Tu as le droit de rater un nombre déterminé d’heure par semaine. Un nombre d’heure où on excusera tes absences. Mais pas plus ! Je te propose trois heures par semaine. Ça te va ?
– Trois heures, c’est rien ! S’écria Alexandre, surpris. Je veux cinq heures.
– Cinq heures par semaine, c’est hors de question. Va pour quatre.
– Charlie, tu es bien sûr de…
– Quatre, ça me va, affirma Alexandre avec force. »
Silencieux, William regardait Charlie mener la négociation avec incompréhension. C’était elle, jusque-là, qui était le plus intraitable avec le bon comportement et la présence au collège. Le voir ainsi revenir sur ses principes lui fit presque peur.
« Encore heureux, que ça te va, je n’aurai pas bougé, répliqua le pama avec un ton acerbe. Si tu fais plus d’absence que quatre heures par semaine, je t’en excuserais aucune, est-ce que tu es d’accord avec ça ?
– Quoi ? Mais pourquoi ?
– Je veux t’inciter à n’utiliser ces quatre heures qu’en cas d’urgence, si vraiment tu ne te sens pas bien. Quatre heures, ça me paraît suffisant pour ça. Si tu fais plus que ça, tu vas vraiment finir par ne pas réussir tes études ! »
Avec mauvaise humeur, Alexandre accepta la condition avec un hochement de tête. Mais en vérité, au fond de lui, il était déjà choqué qu’on lui autorise un avant-goût de ce qui lui faisait le plus de bien. Il se senti véritablement pris en compte.
« Ensuite, continua Charlie en soulignant une phrase. Je vais changer ton statut au collège pour externe, comme ça tu n’auras plus jamais l’obligation de manger à la cantine et nous, on arrêtera de la payer pour rien. En échange, je veux que quand tu sors à midi, en ville, tu te prennes quelque chose à manger.
– Comme quoi ?
– Ça, tu pourras en discuter avec William.
– Hein, quoi ? S’exclama l’homme comme s’il se réveillait.
– Tu manges quoi, à midi, Will ?
– Et bien… De la salade, un sandwich et un fruit dans l’épicerie du coin…
– Si tu manges comme papa, tu ne peux pas trop manger pour être danseur, on est d’accord ?
– Oui… peut-être, concéda Alexandre avec un peu de suspicion.
– Alors, ça te va si on te donne de l’argent pour acheter ce que tu veux dans un magasin de la ville ?
– Pour de vrai ? »
Charlie hocha la tête, sérieuse. Heureux, Alexandre accepta. En silence, Charlie nota le contrat et le fit signer par les deux autres membres de la famille. Quand le bout de papier fut signé, Alexandre s’effondra dans le canapé. Tout ceci l’avait épuisé.
« Fais attention à ta cheville, en allant te coucher ! Fit remarquer Charlie en se levant.
– Je ne vais plus pouvoir danser avant longtemps ?
– Sûrement quelques semaines, répondit William. Je ne suis pas sûr. On verra comment ça aura évolué d’ici demain et ton niveau de douleur.
– Si tu as mal pendant la nuit, tu peux aller chercher de la glace dans le réfrigérateur, mais fais attention à ne pas trébucher dans le noir !
– Oui, pama ! Bonne nuit.
– Bonne nuit, mon grand. Merci pour ce soir, de nous avoir parlé. »
Alexandre embrassa ses deux parents avant de s’enfermer dans sa chambre. Dès que Charlie entendit la porte de son fils claquer, il se laissa tomber dans les bras de son mari.
« Charlie ! Tu en fais trop, s’exclama l’homme, inquiet. »
Il soutenait le petit corps de son compagnon à bout de bras. Elle ne semblait à peine réussir à tenir debout.
« C’est toi, qui en fais trop, répliqua le pama. Tu étais vraiment obligé de lui raconter… ça ?
– Je suis désolé, répondit William en le serrant contre lui. Comme on en avait parlé… Je pensais que tu étais d’accord.
– Je n’étais pas sûr. Je le suis encore moins, maintenant que c’est fait, avoua Charlie avec douleur.
– Je suis désolé, répéta l’homme en soulevant le corps de son compagnon du sol. Je ne voulais pas te faire de mal… Aujourd’hui, j’ai fait n’importe quoi.
– J’ai vu ça, constata Charlie d’une voix triste. C’est pas très grave. Ça arrive. Moi aussi, j’ai fait n’importe quoi. »
William porta Charlie jusque dans leur chambre. En la posant sur le lit, il lui demanda :
« Tu étais parti où, tout à l’heure ? »
Charlie ne répondit qu’une fois avoir entendu la porte se fermer.
« A la rivière. J’avais besoin… profiter d’être seul, fini-t-il par formuler.
– Je comprends.
– Est-ce que tu pourrais m’aider à enlever… »
William laissa échapper un léger rire, comprenant de quoi elle parlait avant même qu’elle finisse sa phrase.
« Tu n’as plus de force à ce point là ?
– Il m’en a pas mal retiré, avoua Charlie. J’avais du mal à respirer, à cause de ça.
– Ça ne s’est pas vu, déclara William en aidant son marié à enlever le vêtement qui lui collait à la peau, comprimant sa poitrine. Mais tu ne devrais pas le porter aussi longtemps, tu le sais.
– Je sais, soupira Charlie. Mais… Je me sens mieux, quand je le porte. Plus en accord avec moi-même. Plus protégé aussi, d’une certaine manière.
– Là encore, je comprends, mon cœur, mais tu vas vraiment finir par te blesser. »
Il s’était attendu une réponse, mais la réaction de Charlie le prit totalement de court. Aussi brusquement qu’il s’était effondré, la pama éclata en sanglot dans l’obscurité. Son corps nu se parcourait de spasmes incontrôlable, alors qu’il serrait ses mains sur son ventre, les doigts si empli de leur prise qu’il était sur le point de se griffer lui-même. William se précipita contre lui, recouvrant son corps frêle du sien, accrochant ses doigts à ceux qui tremblaient et se crispaient, du mieux qu’il le pouvait.
« Doucement, mon cœur, lui murmura-t-il à l’oreille. Ne te fais pas mal, s’il te plaît. Je suis là, je suis toujours là, quoi qu’il arrive. On est ensemble, d’accord ? Quoi qu’il se passe dans ta tête, on reste ensemble… »
Tenant Charlie dans ses bras du mieux qu’il pouvait, il lui murmurait à l’oreille de sa voix la plus douce, la plus aimante : cette voix qui n’était que pour elle. Mais Charlie était incapable d’y répondre. Perdu dans les plus grandes fosses de sa vulnérabilité, il pleurait sans même essayer de retenir ses larmes ou de s’expliquer. Il n’avait pas besoin de le faire et il le savait très bien. William, son mari, compagnon de route, soutien inconditionnel depuis presque quinze ans de vie commune, le comprenait au-delà des mots et au-delà du corps. Ainsi, même si la nuit fut courte et agitée, Charlie fini malgré tout de même par trouver le sommeil.