Chère Torianne,
Je vous prie d'excuser mon écriture inélégante et raturée ; je vous écris depuis l'avant d'un char. Autant vous l'annoncer de suite : Père m'a déshéritée, tout comme il vous a déshéritée, vous, ma tendre sœur, quand vous aviez épousé le baron des Onerres sans son accord. Ne vous inquiétez pas pour moi, la rente de mon troisième conjoint décédé m'est largement suffisante.
À mesure que le convoi bringuebalait sur un chemin de forêt, l'aurore perçait entre les arbres, dont les ombres d'encre tranchaient encore.
— Par pitié, faites attention à mes livres ! s'indigna Sœur Melvine, le bras tendu comme pour empêcher un ouvrage de tomber de la voiture d'en face. Leurs reliures...
Un soldat se dépêcha de rescaper un livre d'heures à la couverture d'ivoire taillé qui avait menacé de s'échapper de sa pile. C'était le septième depuis leur départ. La poisse de Melvine était à l’œuvre et déjà le ciel se couvrait. S'il pleuvait sur ses livres, elle ne se le pardonnerait jamais.
— Merci, monsieur.
La Chouette se mordit l'intérieur de la joue. Ce n'étaient pas ses livres. Ils ne l'avaient jamais été, elle ne les avait pas écrits. Elle n'exerçait aucun droit sur eux et leur sort dépendait du commandement d'un être bien supérieur. Tout de même, elle trouvait cela atroce de transporter des manuscrits centenaires en vrac à l'arrière d'une remorque découverte. Il ne restait plus qu'à prier qu'il ne plût pas...
— Vous vous faites plus de mouron pour ces fichus écrits que pour votre santé, souligna une voix amère.
Vêtu de son incontournable houppelande noire, le sergent de Blodmoore chevauchait à la gauche du convoi, son fidèle faucon pèlerin sur l'épaule. Ses os faciaux lui façonnaient un visage arrondi et jovial qui, sous ses cheveux sombres et hirsutes, n'exprimait qu'aigrissement et mépris. De profil, son grand nez de corbeau avait été cloué un poil trop haut sur son visage. Quel âge avait-il ? Une poignée d'hivers de plus que Sœur Melvine et pourtant, il semblait porter la haine du monde dans la bosse de son dos.
La moniale se repencha sur le parchemin calé sur ses genoux et poursuivit sa rédaction.
Même si le sergent de Blodmoore ne comprend pas ma vocation, il m'a déniché une place dans un petit monastère. J'étais d'abord réticente, mais finalement, partir est un réconfort. La sainteté du Don'hill a été souillée, son sceau de sécurité et d'impénétrabilité violés ; il devait être désaffecté et mis sous quarantaine. Il n'y a pas une aile qui n'ait pas été fouillée, purgée et vidée. Chaque recoin a été passé au peigne fin, même les nauséabonds souterrains de l'abbatiale, de peur que la Bête ne s'y terre encore. Savez-vous ce qu'on y a découvert ? Une cloison perforée d'un trou assez large pour laisser passer une personne de corpulence fine. La cloison ne dissimulait rien d'important, que des vieilles broutilles. Mais ce n'est pas tout : la perforation avait été rebouchée grâce à un mélange de terre, d'eau et de plâtre. On suspecte la Bête, évidemment. Or pourquoi se serait-elle faufilée jusque-là ? Qu'y aurait-elle cherché ? Et surtout, comment se serait-elle procuré les plans des souterrains ? Cette hypothèse ne me semble guère plausible.
La Couronne a bien su gérer la crise. Il semblerait en effet que seule l’élite ait été informée du retour des elfes. Les monastères, les érudits et les nobles : ce sont les seuls à savoir.
Nous avons été rares à survivre à l'empoisonnement. Les interrogatoires et les contrôles n'ont pas manqué – on m'a même priée de retirer mon voile pour prouver mon innocence. Puis on nous a conseillé de promptement quitter les lieux. Certaines de mes consœurs sont rentrées chez leurs familles, d'autres ont intégré les rangs d'un monastère voisin. La turbulente Sœur Agnieszka, elle, s'est enfuie avec le présomptueux sire Rickard Methonel, son admirateur de longue date. Quant à moi, j'ai choisi de me vouer au patrimoine du Don'hill. J'ai échangé mon voile immaculé de novice pour la sobre étoffe des initiées et j'ai été forcée à délaisser l'abbaye. Par ordre royal, les trésors de notre bibliothèque sont destinés à être transférés. Peu savent où reposeront désormais les fruits de l'élite monacale, raison pour laquelle j'invoque votre discrétion.
— Vous savez, nargua Sergius en évitant de la regarder, je vous entends toujours crier : « Mes livres, mes livres ! » ou « Je ne veux pas quitter ce monastèèèère ! » avec une ferveur démoniaque, accrochée à une poutre tandis que nous essayions de vous emmener avec nous.
— Ne me ridiculisez pas et évitez de blasphémer, je vous prie.
— Ma sœur, je serais incapable de vous offenser, du moins pas comme vous m'avez offensé, moi, en me refusant. Votre frère Petrus, par contre, je traiterai de tous les noms et lui infligerai tous les maux du monde, si sa route vient à barrer la mienne. Vous n'imaginez pas ma surprise lorsque j'ai appris que vous étiez de parenté, tous les deux. Lui, aussi laid qu'une verrue et vous... vous ne lui ressemblez pas du tout. Vous êtes toutefois le portrait craché de votre jumeau Tomislav, paix à son âme. C'est attendrissant que vous ayez cherché à cacher votre nobles origines pendant si longtemps. Je m'étais souvent demandé ce qui était arrivé à la deuxième fille du duc d'Ox, alors que pendant des années, elle se cachait sous mon nez.
— Je n'ai fait que suivre les principes de mon ordre, messire.
— Votre ancien ordre, rectifia Sergius en rajustant la longueur de ses rênes. Vous êtes une nonne à part entière, à présent. Indépendante. Veuve. Femme libre. Aucune Abbesse pour dicter vos actes. Aucun père pour vous pousser à vous remarier.
— Vous n'étiez pas tellement contre, il n'y a pas si longtemps. Sachez que vous n'aurez jamais mes lopins de terre. Ils ne m'appartiennent plus.
Le sergent la contempla quelques secondes avant de fixer un point droit devant, là où l'orée s'annonçait par des rais aveuglants traversant le feuillage. Un rictus anguleux se dessina sur sa joue.
À peine le convoi eut-il émergé des bois que des tombes apparurent au bord du sentier, les unes après les autres, telles des bannières de bienvenue plantées dans le sol. Sentant un air froid lui caresser l'échine, Sœur Melvine rajusta sa cape doublée sur ses épaules. Ce qu'elle vit au loin lui fit hausser les sourcils. Les tombes menaient jusqu'à une petite ville de torchis, de bois et de pierre, concentrée autour d'un petit lac. Au centre de l'étendue d'eau flottait un îlot couronné de deux tours.
La Chouette serra son calame entre ses doigts et fit son mieux pour écrire droit.
J'ai décidé de suivre les œuvres sur lesquelles j'ai veillé depuis les premiers jours de mon noviciat. Leur destin sera le mien. Je ne m'étais pas attendue, en ce faisant, à retomber dans la voie que Père avait prévue pour moi. En effet, si la bibliothèque du Don'hill a abandonné ses étagères, c'est pour peupler celles du château de Morglier, le siège de la famille de Blodmoore.
Priez pour moi – ou plutôt, pour le sergent.
Votre sœur qui vous aime,
Melvine
Je profite de la semaine de lecture pour avancer sur « Hêtrefoux ». Je ne vais peut-être pas commenter chaque chapitre (parce que ça reviendrait à dire « c’est trop bien » tout le temps :D)
Je trouve très intéressant de voir Sebasha au milieu des nomades. Elle est à la fois comme chez elle et étrangère, c’est bien dosé. On sent que son passé a créé un fossé entre elle et son peuple…?
J’aime bien voir Éléonara et Sebasha se faire des confidences. Je m’attendais à ce que Sebasha se doute de la responsabilité d’Élé dans les morts de l’abbaye mais pas à ce qu’Élé avoue ^^. Par-contre, je ne vois pas (encore?) Sebasha comme un vrai danger. Elle oeuvre pour ses propres intérêts, oui, mais je ne la sens pas « contre » l’Elfe. Enfin, c’est une impression ^^
Je crois que les nomades la craignent parce qu’elle joue selon ses propres règles ;p
J’aime toujours autant Soeur Melvine et son amour des livres. C’est super de continuer à suivre ses aventures au coeur des pérégrinations d’Élé, ça garde un lien entre le tome 1 et le tome 2. Je suis un peu inquiète de la savoir si proche de l’homme qu’elle a rejeté, par contre :/ Sur ce chapitre, j’aurais juste une réflexion - mais je pense que c’est aussi du au fait que je lis avec plusieurs jours d’écart - je n’ai eu aucun problème à relier « le sergent de Bloodmore » avec le prétendant éconduit de Melvine mais quand tu as utilisé son prénom, Sergius, j’ai été perdue. Bon, c’est vraiment un détail.
A très bientôt <3
Oh, je suis contente d'apprendre que la lecture de ce tome 2 se passe bien !
Intéressant, ton ressenti par rapport à Sebasha parmi les nomades. En effet, elle vient d'un autre clan, mais en plus elle a un mode de vie plutôt individualiste par rapport à ça culture d'origine, qui est collectiviste. Donc oui, elle est un cas un peu spéciale; tu es apprendras plus au fil du tome ;)
C'est vrai qu'une Eleonara qui avoue quelque chose, c'est plutôt rare ! Je pense qu'elle a juste tellement à cacher que là, en sentant que Sebasha le savait déjà, elle se voyait mal encore essayer de le cacher. Eleonara a la même impression de Sebasha que toi : elle n'a pas vraiment de camp et ne semble pas lui vouloir de mal non plus ! En effet, c'est sûrement pour ça qu'elle fait autant d'effet à tous ceux qu'elle croise; personne n'arrive à la caser dans une boîte !
Ah oui, je me voyais mal abandonner Melvine maintenant; elle est un point de vue utile en Einhendrie. Et c'est vrai que même si elle n'est pas en danger direct de mort, elle n'est pas exactement dans une position douillette avec Sergius à ses côtés.
T'inquiète, tu n'es pas la seule à t'emmêler les pinceaux avec Sergius :D je vais voir ce que je vais faire; peut-être que je devrais écrire "Le sergent Sergius de Blodmoore" par-ci, par -là ^^
Merci pour ton commentaire !
Vu comme ça, Petrus n'a pas l'air trop rancunier, mais bon, il a quand même assez mal pris qu'elle le refuse. J'espère qu'il ne va pas lui faire la vie trop dure. Finalement, il se retrouve quand même à la portée de sa malchance. L'ironie est très drôle !
Incroyable que le Don'hill ait carrément été fermé !
"La Chouette serra son calame entre ses doigts et fit son mieux pour écrire droit." : de son mieux
Bon, je vais lire le prochain chapitre, j'imagine que je vais y retrouver Elé. A+
Melvine est une groupie de ces manuscrits, elle les suivrait n'importe où ! Et c'est clair, ça la mènera sur ses propres aventures.
Sergius est un peu vexé, c'est vrai (Petrus c'est le grand frère de Melvine ^^). Pour l'instant, il se porte plutôt bien malgré la poisse de Melvine. On verra si ça continue comme ça :D
L'empoisonnement a semé une sacré panique dans le Don'hill, qui ne comprend pas trop ce qui lui arrive. Comme les sergents et les supérieures pensent qu'un elfe est responsable, sans qu'ils en n'aient trouvé trace, ils préfèrent prendre toutes les mesures de sécurité.
Merci d'avoir relevé la coquille, c'est corrigé :)
à toute !