Entre les ronflements des filles en âge de se marier, les gloussements des benjamines et les flatulences de source non identifiée, Eleonara ne put bénéficier que d'un sommeil léger. Une étrange démangeaison s'était répartie sur son visage et son cou, si bien qu'elle avait passé une bonne partie de la nuit à se gratter. Sebasha savait trop de choses. Sur elle, sur le monde. Monsieur Djimbi avait raison : Eleonara devait rester sur ses gardes.
À l'aurore, les filles des Harassi s'habillèrent dans la joie et la bonne humeur. Dans leur agitation guillerette, elles replièrent leurs affaires et quittèrent leur tente pour la démonter. Lorsque Eleonara les suivit pour leur offrir un coup de main, les jeunes nomades éclatèrent en cris surpris.
Sebasha ne tarda pas à fendre la horde de jeunes filles choquées ou hilares. Elle se planta devant l'elfe comme si un précipice venait de s'ouvrir sous ses sandales lacées
— Ne panique pas.
Enroulant son bras musclé autour du sien, elle l'entraîna vers le puits, remonta un seau plein et le tendit à Eleonara.
Une boule de glace à la place des entrailles, l'elfe se plaça au-dessus de récipient et décontracta les mâchoires. Son reflet n'était pas très net, mais assez pour deviner l'ombre écarlate qui barrait son visage de pommette à pommette. Une seconde ombre tout aussi marquée lui enlaçait le cou. Horrifiée, Eleonara palpa ses joues, sa gorge et son front. Son reflet ne lui avait pas menti : une éruption carmine l'avait recouverte de boutons et de plaques de peau sèche et irritée.
— Ce ne sont pas des coups de soleil, souligna Sebasha. Ça, tu les avais déjà. Peut-être une intolérance alimentaire ?
Eleonara lâcha le seau, qui rencontra le fond du puits avec un éclaboussement.
— Diutur m'a maudite.
Ce prurit, ces brûlures n'étaient autre que les symptômes de sa honte, le sceau d'une punition, un châtiment imprimé sur sa chair, à la vue de tous. Elle considéra l'immensité du désert, imitation de sa propre désolation. L’univers s’était-il uni pour qu’elle soit découverte ? Entre ses paupières tremblantes, elle se revit émietter la fleur jaune au-dessus du chaudron de la soupe aux lentilles. Comme elle aurait voulu remonter le temps et éradiquer ce geste ! Elle voulait fermer les yeux, rater un battement et s'assoupir dans l'éternité, dans l'oubli.
Sous le regard appuyé de Sebasha, elle ajusta son chèche pâle de façon à ne laisser paraître que ses yeux.
— Quand nous serons à Arènes, je t'amènerai chez qui pourra te traiter, lui promit l'Opyrienne.
Cet inconvénient cutané ne les empêcha pas de suivre le déménagement des Harassi. En trois heures à peine, ces derniers avaient chargé leurs abris, leurs provisions et leurs marchandises sur leurs ânes couronnés de pompons colorés. Bâton à la main, les adultes ouvraient et fermaient la marche, assurant ainsi la sécurité des enfants. Sur les côtés, les jeunes menaient les chèvres en claquant de la langue. Allègres et resplendissants dans leurs gandouras immaculées et leurs ornements flamboyants, les nomades contrastaient avec l’océan de cailloux noirs et dorés.
Eleonara avançait derrière la jument de Sebasha dont le poil lustré brillait sous l'astre de plomb. En lorgnant par-dessus son épaule, elle avait l'impression de participer à un cortège nuptial sorti d'un rêve. Même le paysage s'y prêtait : l'étendue poussiéreuse et caillouteuse coulait jusqu’à l’horizon, où elle se mêlait aux nuages.
En côtoyant tour à tour différents membres du clan qui venaient s'enquérir de sa santé, l'elfe appris que le revenu principal des Harassi venait en réalité du commerce de sel. Contrairement à d'autres qui récoltaient cet or blanc en évaporant l'eau de mer, les Harassi ramassaient les dépôts minéraux formés à la surface du désert, car au soleil, le sel se cristallisait et s'agglutinait en petit paquets. Le monopole des routes salines était détenu par les clans de la Calavère ; leurs caravanes traversaient le vaste reg pour revendre le sel aux cités portuaires telles qu'Arènes ou à la frontière einhendrienne. En Einhendrie, certaines transactions se réglaient en sel plutôt qu'en espèces et la viande à conserver était salée ; Eleonara n'avait cependant jamais songé à l'extraordinaire voyage de cette indispensable substance.
L'elfe s'attendait à ce que Monsieur Djimbi vînt l'aborder, lui aussi. Comme il maintenait ses distances, elle l'accosta de sa propre initiative. Hélas, il la fuit, son énorme baluchon sur le dos.
On ne fit halte qu'au milieu de l'après-midi. Eleonara, ayant attrapé une terrible migraine, jurait que son corps s'était converti en pâte molle impossible à tenir à la verticale. Les excréments des animaux étaient durs et secs. Si on pinçait les bêtes, leur peau ne retrouvait que lentement son élasticité.
Comment les Nordiques avaient-ils pu endurer la pesanteur opyrienne ? Et Voulï ? Même sans son abondant poil d'hiver, il devait avoir souffert. À l'imaginer suer et tirer la langue d'un air misérable, Eleonara ricana.
Tandis qu'autour d'elles, les Harassi étendaient des draps, Sebasha et elle s'assirent sous Pia, dans le peu d'ombre que la jument leur offrait. Au-dessus d'elles, des vautours planaient en cercle. L'elfe pria pour une tempête de neige.
— Le prochain point d'eau se trouve à trois lieues d'ici.
L'Opyrienne avait les lèvres craquelées. Ce n'était pas la première fois que l'elfe la voyait réagir à la canicule, mais elle ne cessait de s'en étonner, à croire que sa guide était bâtie d'une matière plus robuste.
Les joues de l'elfe, rendues sensibles par la chaleur et l'inflammation, n'avait pu être que temporairement apaisées par l'application d'huile d'olive. Les démangeaisons redoublaient à présent, au point qu'Eleonara avait l'impression de se presser contre un tournebroche. En silence, elle se faisait violence pour ne pas se griffer jusqu'au sang. Elle en était persuadée : le soleil, à la fois complice, synonyme et Œil de Diutur, s’adonnait à souligner la couleur de sa honte par la douleur.
— Tu grimaces, fit remarquer Sebasha en lui proposant sa calebasse.
L'elfe décrocha le pan avant de son chèche pour se découvrir la bouche.
— Pardonnez-moi mais, ces derniers temps, j'ai de la peine à sourire aux éléments naturels qui veulent ma mort.
Quand elle porta le goulot de la calebasse à ses lèvres, le liquide à température corporelle la frustra ; elle le percevait à peine. L'eau était terne et granuleuse, mais elle s'en fichait : elle ne voulait pas perdre une seule goutte de ce qui lui sembla bientôt un nectar. Quand elle eut fini, le goût âcre de la soif revint aussitôt, à croire qu'elle avait réellement avalé une demi-pinte de vide.
Eleonara rendit la calebasse à Sebasha, reconnaissante.
— Est-ce qu'en tant que scribe, je devrai m'entraîner à la calligraphie ? J'ai des bases mais ce n'était pas spécialement mon fort au monastère.
La Peau Sombre fouilla la poche de sa robe et produisit un minuscule bout de vélin.
— Au feu la calligraphie. Sais-tu lire ceci ?
Eleonara examina le vélin rugueux qui reposait dans sa main. Une encre ambrée y décrivait des arabesques familières, sans toutefois évoquer de sens. Elle rendit le mot à Sebasha.
— Je suis désolée, je n'ai jamais rien vu de tel. De quelle langue s'agit-il ?
Les lèvres pulpeuses de l'Opyrienne se tordirent.
— J'espérais que tu me le dises, toi qui a de bonnes connaissances linguistiques.
— Tout ce qui m'a sauté au yeux, c'est que les symboles rappellent l'opyrien ancien. Il pourrait s'agir d'un dialecte dérivé de racines communes, un patois ayant précédé l'opyrien que nous connaissons, un message codé... Ou alors l'auteur écrit comme un pied.
— Possible. Retourne-le.
Eleonara s'exécuta et lut, sur le verso du vélin, en parfait einhendrien :
Parle trois et tu liras quatre.
Juste en dessous, il y avait un étrange pictogramme, une sorte de patte d'oiseau avec deux doigts en trop. Parle trois et tu liras quatre. Qu'est-ce que ça voulait dire ? L'elfe reparcourut le recto et ne porta son attention qu'aux quatrièmes lettres de chaque « mot », s'ils pouvaient être désignés comme tels. Le résultat ne fut pas plus révélateur.
— D'où vient ce message ?
— C'est ce que j'essaie de comprendre.
— Non, je veux dire : comment l'avez-vous obtenu ?
— Je l'ai intercepté dans un qanat lors de mon dernier séjour en Opyrie. Il se trouvait caché dans une gourde.
— Un qanat ?
— Quand nous arriverons à la périphérie d'Arènes, tu verras des canaux agricoles acheminant et répartissant l'eau dans les plantations. Les qanats suivent le même principe, mais sous terre, avec des galeries pour que l'eau ne s'évapore pas. Des sortes d’aqueducs souterrains en somme. Ils acheminent l'eau des nappes phréatiques vers nos citernes. C'est également pratique pour envahir... mais ne parlons pas de ça.
— Savez-vous d’où vient l’eau de ce qanat ? voulut savoir Eleonara en indiquant le message d’un coup de menton. Sa source nous donnerait plus d’indices sur l’origine du billet.
L’expression qu’afficha Sebasha fut très étrange. Comme si on l’appelait à un autel de sacrifice.
— Le qanat prend sa source à Hêtrefoux.
Eleonara ne crut pas bien entendre. Et pourtant si ; Sebasha l’avait dit. Hêtrefoux.
Le coeur de l’elfe fit un saut si violent dans sa poitrine qu’elle dût se couvrir la bouche de peur de le recracher. L’idée d’une missive provenant de la Forêt Maudite libéra une cage de possibilités et d’espoirs qui, en s’échappant, la submergèrent et saturèrent ses pensées. Elle se trouva incapable de regarder l’Opyrienne : ses émotions la trahiraient. À vrai dire, elle n’aurait pas su dire si elle était à deux doigts de vomir ou de partir dans un fou rire.
Quand elle eut enfin recouvré ses esprits, l’elfe tourna la tête et demanda, sans aucune trace d’émoi :
— Pourquoi me dites-vous ça ?
Eleonara planta ses pupilles dans celles de Sebasha. Entre elles, il n’y avait qu’une seule et unique question : « Savez-vous qui je suis ?». L’Opyrienne l’avait-elle déduit ? Elle savait qu’Eleonara avait empoisonné les nonnes, mais savait-elle comment ? L’elfe portait ce point d’interrogation sur la langue, mais c’était trop risqué. Elle pourrait se retourner contre toi.
— J’ai… comme un pressentiment, articula finalement Sebasha. Pas toi ?
— Un pressentiment de quoi ?
— Je ne sais pas.
Si sa vie n’avait pas été en jeu, Eleonara aurait volontiers ricané. Quelle ironie, elles jouaient toutes deux au même jeu. Pousser l’autre à faire le premier pas ; cerner l’autre sans se dévoiler.
La Peau Sombre s’impatienta.
— Alors, veux-tu devenir ma scribe, oui ou non ? Nous pourrions nous épauler dans nos recherches.
— Je croyais que vous m'aviez embauchée hier.
— Il me manque ton accord.
Eleonara fit mine de réfléchir longtemps, rien que pour le plaisir de voir l'Opyrienne rouler des yeux.
— C'est bon, j'accepte. Est-ce que je peux garder le billet ? Vous allez me révéler tous vos secrets maintenant ?
— Je te rendrai le billet lorsque nous nous serons installées à Arènes. Le perdre en route serait tragique. Et non, pas de secrets pour l’instant.
— Oh. Je peux démissionner ?
Sebasha sourit, puis s'assombrit.
— Sache seulement que je ne te veux aucun mal. Le jour où je te mettrai dans ma confidence, tu me reprocheras de l'avoir fait trop tôt.
Mais Eleonara ne l’écoutait déjà plus. Elle pensait à sa maison, à son but, cet horizon qui devenait de moins en moins flou. Hêtrefoux.
Eleonara et Sebasha quittèrent les Harassi le matin du neuvième jour de marche. Contrairement à elles, la caravane poursuivrait son chemin vers le sud, vers d'autres dépôts de sel, et non pas vers l'est. Comme prévu, la séparation fut dix fois plus tactile et dramatique que la bienvenue. Eleonara manqua de se noyer sous les bras des enfants et pourtant, lorsque les derniers petits doigts libérèrent enfin ses manches et son sarouel, elle se surprit à regretter leur tiédeur, prenant conscience du râpage d'une brise trop fraîche sur sa peau.
Les nomades, distantes silhouettes ceintes par leurs bêtes, firent leurs adieux en sautillant et en secouant les mains, avant de se dissoudre dans les airs bouillants de la Calavère et son éternité de pierres. Même Monsieur Djimbi, qui n'avait fait que l'éviter depuis son énigmatique conseil, lui avait fait signe. Où, dans cette terre rêche et infertile, puisaient-ils leur vivacité ?
Une heure plus tard, Eleonara percevait encore les échos de leurs vœux de bonne route, de sécurité et de rétablissement. Elle n'était pas près d'oublier l'hospitalité inconditionnelle de Madame Noubienne et sa famille. Cinq jours, elles leur avaient tenu compagnie et personne ne leur avait demandé un remboursement quelconque ; personne ne les avait questionné non plus ce qui les amenait à traverser le reg ou à visiter Arènes.
Trônant sur sa monture dans sa gandoura blanche et une écharpe bigarrée autour de la taille, Sebasha interpella Eleonara avec fermeté. Dans son dos, les cheveux crépus de la Chevaucheuse de dunes formaient trois tresses menues, dont les extrémités avaient été teintes en argile.
— Regarde, servante de Diutur, là, à l'horizon.
L'elfe mit sa main en visière et s'orienta face à l'origine du soleil qui étirait ses rayons en bâillant des nuances tangerine et aurore. Un vent chaud se levait ; les grains de sable crissaient sur les cailloux. Eleonara accueillit le mouvement d'air avec délectation lorsqu'il passa sous son ample tunique ; il rafraîchissait sa peau collante de transpiration.
Là, derrière les ondes d'or, quasiment fondue dans le lointain, une saillie dérangeait la linéarité de la frontière entre ciel et sol asséché.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda l'elfe.
— Arènes, notre cité princière, répondit Sebasha avec un roulement exagéré du « r ». Et derrière, c'est la mer.
Si au premier abord, Arènes ressemblait davantage à une bosse de dromadaire aplatie qu'à une ville, Eleonara la vit, lieue après lieue, enfler et s'entourer de protubérances bien moins hautes, moins imposantes et polymorphes. Il s'agissait en réalité de couloirs naturels formés par des colonies de roches rouges. Trop loin pour distinguer la ville avec netteté, l'elfe pressa le pas. De son côté, la Chevaucheuse de dunes fermait ses poings autour des rênes comme pour empêcher sa jument de partir au galop.
Les voyageuses sortirent du dernier corridor de falaises au zénith. Le panorama qui leur ouvrit les bras les époustoufla. Une errance dans les dunes de rocaille suffisait pour oublier l'existence de la civilisation humaine, mais il ne fallait qu'une œillade pour croire à nouveau en la splendeur de la flore. Tout jurait avec l'aridité du reg. Une étendue parsemée de touffes vertes se déroulait à leurs sandales, scindée par un cours d'eau scintillant : le Rêve. Source de vie et d'une végétation abondante, sa surface de miroir berçait des bateaux pêcheurs qui flottaient dans la même direction, entre les flamands roses et les mouettes.
Si les Religiats se contentaient de suivre les rives verdoyantes du Rêve qui naissait en Einhendrie et sinuait jusqu'en Opyrie, Sebasha et Eleonara feraient de même pour leur dernière ligne droite. Un énorme bloc de grès s'enfilait telle une perle au bout du collier du fleuve : la citadelle d'Arènes.
Ses architectes avaient choisi pour matière première un gigantesque roc corail, limé et creusé par l'eau et les millénaires. Sans ses innombrables tourelles et tours de guet qui s'élançaient telles des sagaies, sans son immense phare et ses dômes en oignon, il aurait été difficile de croire que ce massif calcaire renfermait la plus haute concentration de population des Troyaumes. Ses parois externes remplissaient la fonction de muraille, encoffrant la cité et ses habitants, ou du moins, une partie. Un pourcentage considérable d'Arèniens vivait à l'extérieur de la butte rocheuse dans des cubes en banco et des paillotes en secco calées entre les chantiers, les briqueteries, les fruitiers et les cultures céréalières irriguées par un système de sillons.
C'est dans cette périphérie d'habitations crème, rosâtres et cajou qu'Eleonara et Sebasha furent assaillies par le va-et-vient chaotique de paysans et d'artisans. On se chahutait pour des prix et l'on se coupait la route alors que celle-ci avait été envahie par un troupeau de vaches cornues. Certains Arèniens se baissaient même pour passer sous le ventre de Pia, trop pressés pour la contourner.
Surréel. Rien de ce que l'elfe apercevait ne lui était familier. Tout était étrange et en même temps, fascinant. Longs voiles, pagnes chamarrés, lobes percés, paupières fardées, visages peinturés et turbans : c'était un autre monde. Épaules dénudées, fronts transpirés, jambes exhibées : les Arèniens se donnaient volontiers à griller. Si le teint des Harassi était aussi sombre que celui de Sebasha, ici, les métissages ethniques étaient indéniables : de foncées à basanées sans oublier le bistre, les déclinaisons de peau rendaient les cornées des Arêniens encore plus intenses, leurs dents encore plus blanches et leurs sourires, encore plus radieux.
Devant une telle diversité, Eleonara ne pouvait qu'ouvrir la bouche. Au passage, elle lut le nom d'une échoppe qui résumait Arènes :
COMMERCE DE LA FAMILLE KERMÈS
UN PEU DE TOUT, À TOUT PRIX !
— L'Opyrie n'est pas un pays, lui expliqua Sebasha alors qu'elles cherchaient toujours à se frayer chemin. C'est une terre de peuples mélangés. Aucun de nous n'en possède telle ou telle part. C'est elle qui nous possède, nous. Si Arènes est notre grenier, c'est parce que l'Opyrie est notre corne d'abondance. Sans source d'eau, cette ville n'existerait pas et les routes ne convergeraient pas ici.
Eleonara vérifia que le coin de son chèche était coincé entre sa tempe et son oreille de façon à dissimuler ses boutons. À la fois blême comme un derrière et pivoine, elle avait conscience des regards qu'elle attirait. On la reluquait d'ailleurs avec si peu de gêne qu'on ne détournait même pas le regard quand elle prenait quelqu'un la main dans le sac. Un louchement vers Sebasha cependant et les curieux se corrigeaient. Eleonara enviait ce respect, cette déférence dont jouissait l'Opyrienne. Et ça, même en ne portant plus de cuirasse et en cachant sa ceinture à neuf couteaux sous son écharpe à franges.
L'elfe se cogna la figure à la fesse gauche de Pia qui avait marqué un arrêt. La cavalière tordit son dos musclé.
— Nous avons un problème.
Sebashaa ajusta son propre chèche, se laissa glisser à terre et tira sa monture de côté. Calant son menton dans le creux de l'épaule d'Eleonara, elle lui pointa l'entrée de la citadelle du doigt, droit devant.
Taillés face à face, deux titanesques bœufs ailés à quatre cornes gardaient l'arche d'entrée de la cité. La tête baissée et une patte antérieure repliée, ils se livraient combat au-dessus du Rêve. En effet, les mâts des bateaux de commerce naviguaient sous leurs pattes. L'embouchure était de plus assez large pour permettre aux chars de circuler sur des corniches jouxtées aux parois.
Malgré cette apparente facilité d'accès, entrer et sortir d'Arènes n'avait rien de spontané. À l'ombre des sculptures des bovidés, des lanciers montaient la garde. Eleonara se sentit bête de ne pas les avoir reconnus plus tôt : c'étaient des moines-soldats ou, comme il était coutume de les appeler en Opyrie, des Religiats.
— La surveillance s'est renforcée depuis ma dernière visite, commenta Sebasha avec un ton moins posé que d'habitude. Ce sont des compagnons de ma volée. Ils me reconnaîtront à coup sûr.
Avec leurs faciès brunis, leurs turbans et leurs babouches lacées, les Frères du Don'hill se fondaient dans la masse autochtone. Tout ce qui leur restait de leur ancien uniforme était leurs plastrons, le « D » cousu sur leurs brassards et leurs capes grises tombant en trois pics.
Leurs postes ne se limitaient pas aux huis de la cité ; on les trouvait aux coins des rues, autour des puits et le long du Rêve. Ils vérifiaient les charges des barques, conversaient avec les commerçants, rabrouaient les voyous et, quand ils ne couraient pas après les voleurs, ils veillaient à la tranquillité du quotidien, les bras croisés. Les Religiats sous les bœufs quadricornes, eux, décidaient qui entrait et qui n'entrait pas. L'elfe les vit même renverser une charrette et fendre des bottes de coton avant de finalement hocher la tête et de s'intéresser au suivant.
Les mains sur les hanches, Sebasha tourna le dos à la majestueuse arche et ses bœufs ailés.
— Pas question de faire demi-tour. Je dois rentrer à Arènes.
— Moi aussi, renchérit Eleonara.
Ce n'était peut-être pas une bonne idée avec tous ces Religiats éparpillés, mais elle n'avait pas le choix. Une part d'elle-même, primitive et ancestrale, lui commandait de rester à l'extérieur des murs argileux, tandis que l'autre, naissante et acharnée, lui augurait maints tourments et remords si elle abandonnait maintenant. Ces hauts murs renfermaient la vérité.
Elle devait le faire pour eux. Pour Agnan et Sgarlaad. Et pour elle aussi, un peu, parce qu'elle avait envie de les retrouver plus que tout. De toute façon, où serait-elle allée d'autre ? Ce n'était pas comme si un domicile douillet l'attendait quelque part. Ses buts, si clairs jadis, s'étaient diffractés comme les perles d'un bracelet cassé. Quant à Hêtrefoux, plus distante que jamais, elle ne pouvait pas y songer sans un pincement à la poitrine. Si le niveau de sécurité avait été augmenté en Opyrie, elle n'osait pas imaginer combien de Sylvains grouilleraient dorénavant dans la Forêt. Et elle qui pensait qu'il y avait déjà trop de gardes en devinant la Forêt Maudite depuis Terre-Semée... Elle aurait dû tenter sa chance alors qu'ils étaient moins nombreux !
Elle ferma les yeux un instant. Nouveau plan. Retrouver les Nordiques, s’assurer qu’ils fussent saufs, déchiffrer le billet et trouver un moyen de rallier Hêtrefoux, coûte que coûte. Sa promenade en territoire humain avait assez duré. Ce ne devait pas être trop difficile depuis là : Arènes et la Forêt Maudite se trouvaient toutes deux à l’est du continent,simplement séparées par… le désert de la Calavère.
Peut-être que si elle s’appliquait dans son travail de scribe, Sebasha lui offrirait des pourboires et, avec ces économies, Eleonara pourrait envisager un moyen de transport plus sophistiqué que la marche à pied...
Sebasha la secoua avant d'enfermer son visage voilé entre ses paumes.
— Pense à une solution, scribe. Pense.
Par réflexe, Eleonara se dégagea d'un coup de nuque rebelle. Elle fit un pas en arrière et dut trépigner pour retrouver son équilibre. Avec la vague impression d'avoir écrabouillé et manqué de glisser sur quelque chose de mou, elle leva sa sandale avec appréhension. Dégoûtée, elle comprit qu'elle venait de se garantir la fragrance d'une crotte de chien pour le restant de la journée. Ce à quoi elle ne s'attendait pas, cependant, fut une illumination.
— J'ai une idée, annonça-t-elle en essuyant sa semelle sur un duvet de mauvaises herbes. J'allais proposer de nous cacher dans une brouette de bourrier, mais celles-ci sortent pleines et rentrent vides, pas le contraire. Nous cacher sur un bateau ne serait pas utile non plus, puisqu'ils sont fouillés. J'ai une meilleure solution. Par contre, il nous faudra un complice. Ainsi que de la bouse séchée. Beaucoup de bouse séchée.
Et ce chapitre Eléonara, rien a dire, c'est vrai qu'on sent que c'est un chapitre de transition, donc pas le plus palpitant, mais il en faut... Pauvre Eleonara, avec sa maladie de peau. Elle pouvait pas savoir quand elle a mis la fleur dans les lentilles, moi perso j'étais loin de m'imaginer ce résultat. Mais je pense pas que ce soit une punition divine xD
La fin du chapitre est super belle et m'a émue ! La mer ! Eleonara en a fait du chemin depuis son cellier pourri !
Contente que tu sois autant enthousiaste d'avoir retrouvé Melvine ! On la reverra tous les 3-4 chapitres normalement parce qu'il se passera des trucs de son côté également ;) J'avoue que j'aime bien les personnages qui s'embêtent tout le temps et Sergius et Melvine font partie de cette catégorie xD
Vouiii Eleonara va enfin pouvoir aller à la plage xD
J'avais aussi l'impression que ce chapitre n'amenait rien de palpitant et, après ton commentaire et celui d'Isa m'ont aidé à cerner le problème : les enjeux ne sont pas clairs. J'ai donc fait quelques modifications dans les chapitres précédents et dans le chapitre 5. Voici le résumé (FPA ne m'a pas laissé copier coller les passages :( )
1) Dans le chapitre 2, Elé et Sebasha discutent en marchant dans le désert. J'ai rajouté les points suivants:
--> Sebasha sait qu'Eleonara veut désespérement retrouver les Nordiques. L'elfe lui retourne la question et l'interroge à propos de l'Abbé. Sebasha et l'Abbé étaient amis de longue date. C'est lui qui l'avait recruté et qui la protégeait contre l'influence des nonnes.
--> Sebasha fait prendre conscience à Eleonara qu'elles sont toutes les deux similaires : elles sont toutes les deux des "apostates" : des membres qui quittent leur ordre religieux sans avoir dissous ses liens avec celui-ci. Eleonara a donc une raison de plus de se faire passer pour morte.
2) Chapitre 4: Sebasha et Elé parlent près du feu de camp des Harassi.
--> Sebasha avoue qu'elle sait qu'Eleonara a tué les nonnes.
Elle l'aurait compris quand l'elfe l'avait suppliée de l'extirper du Don'hill.
Eleonara a peur, car elle ne sait pas jusqu'où s'étend le savoir de Sebasha. Elle n'ose pas le lui demander et préfère ne pas dévoiler d'info supplémentaire.
→ Sebasha veut toujours l'embaucher afin qu'elles s'entraident dans leurs recherches et dit ne pas lui vouloir de mal
3) Chapitre 5 : J'ai condensé le début et j'ai ajouté la suite de l'histoire à partir de : “Si au premier abord, Arènes ressemblait davantage à une bosse de dromadaire, etc ». Je te conseille donc de lire le dernier bout avant de poursuivre pour ne perdre leur arrivée à Arènes :)
J'espère que ce n'est pas trop confus, mais comme ce sont des infos importantes, je devais retravailler ces points le plus vite possible !
Merci beaucoup pour être passée me lire <3
Ce chapitre est très joli, encore, avec quelques descriptions poétiques comme tu sais si bien les écrire. Pourtant je dois avouer qu'il me laisse un peu sur ma faim, en terme d'avancement de l'intrigue. Si je résume, on a les boutons d'Elé qui se réveillent, la découverte du message codé et la séparation d'avec les Harassi. Je ne sais pas s'il ne manque pas un événement un petit peu plus fort, non ?
Je veux dire : c'est le chapitre 5 et si ta plume est toujours un régale, je me demande si au bout de cinq chapitre, il ne faudrait pas lancer ce début de tome avec quelque chose de marquant. Un rebondissement, quoi. Te connaissant, je suis sûre qu'il y a des détails très importants partout depuis le début (comme le fait que Monsieur Djimbi ne veuille pas approcher Elé), mais comme ils n'apparaissent pas encore comme tels, je dois dire que je suis un petit peu frustrée. D'autant qu'en fait, on nage aussi un peu en termes d'enjeux, parce qu'on ne sait pas vraiment où elles vont : on sait que Elé veut retrouver les nordiques, mais comme elle est tributaire de Sebasha et qu'on ne connaît pas les buts de Sebasha, on ne voit pas bien comment Elé va attendre son objectif, ni si elle s'en est fixé d'autres.
Désolée si je suis un peu dure... et si je ne suis pas claire. On peut en reparler, bien sûr.
Il va forcément se passer quelque chose d'incroyable à Arène, non ?
A très vite
En effet, les chapitres du début sont plus courts; je ne voulais pas surcharger le lecteur avec des informations mais après ta remarque concerant l'intrigue, j'ai décidé d'appuyer un peu plus sur les enjeux et de placer quelques révélations qui étaient prévues pour plus tard mais qui font plus de sens ici. Quelque chose me gênait dans le chapitre 5 mais ton retour et celui de Sorryf m'a aidé à cerner le problème. J'ai donc repris l'histoire depuis le début et modifié/ajouté quelques trucs. J'ai voulu copier coller les passages ici mais FPA ne me laisse pas. Voici donc un résumé.
1) Dans le chapitre 2, Elé et Sebasha discutent en marchant dans le désert. J'ai rajouté les points suivants:
--> Sebasha sait qu'Eleonara veut désespérement retrouver les Nordiques. L'elfe lui retourne la question et l'interroge à propos de l'Abbé. Sebasha et l'Abbé étaient amis de longue date. C'est lui qui l'avait recruté et qui la protégeait contre l'influence des nonnes.
--> Sebasha fait prendre conscience à Eleonara qu'elles sont toutes les deux similaires : elles sont toutes les deux des "apostates" : des membres qui quittent leur ordre religieux sans avoir dissous ses liens avec celui-ci. Eleonara a donc une raison de plus de se faire passer pour morte.
2) Chapitre 4: Sebasha et Elé parlent près du feu de camp des Harassi.
--> Sebasha avoue qu'elle sait qu'Eleonara a tué les nonnes.
Elle l'aurait compris quand l'elfe l'avait suppliée de l'extirper du Don'hill.
Eleonara a peur, car elle ne sait pas jusqu'où s'étend le savoir de Sebasha. Elle n'ose pas le lui demander et préfère ne pas dévoiler d'info supplémentaire.
→ Sebasha veut toujours l'embaucher afin qu'elles s'entraident dans leurs recherches et dit ne pas lui vouloir de mal
3) Chapitre 5 : J'ai condensé le début et j'ai ajouté la suite de l'histoire à partir de : “Si au premier abord, Arènes ressemblait davantage à une bosse de dromadaire, etc ». Je te conseille donc de lire le dernier bout avant de poursuivre pour ne perdre leur arrivée à Arènes :)
Désolée pour ce méli-mélo mais ce sont des passages importants avec des répercussions sur la suite donc je devais les retravailler le plus vite possible :)
J'espère que c'est mieux comme ça !
Et merci pour ton commentaire franc et constructif, c'est important !
à toute ;)
Quant aux changements dans les précédents chapitres, bien aussi : ça corse encore la relation Sebasha-Elé si Sebasha sait pour l'empoisonnement !