Mikaduki

Ils étaient attablés dans le petit réfectoire de la bibliothèque. Zéphyr en bout de table distribuait le pain en gardant un œil sur Sliman.

— Il était vraiment curieux ce petit dragon dans la salle des vieux grimoires, lança Sliman tout en touillant son ragoût aux cèpes.

Zéphyr bloqua son regard sur le jeune Nergaléen, toujours aussi peu discret. Il avait posé sur la table, à côté de son assiette creuse, le reste du pain. Il serrait les poings, furieux.

— Ne revenons pas sur cet incident. Pour une fois, tu as eu la sagesse de vite tourner les talons, au lieu de fanfaronner de plus belle…

Erin et Margod échangèrent un regard d’incompréhension. Elles n’avaient rien suivi de l’histoire. Elles interrogeraient Zéphyr à ce sujet, plus tard. Ergad fixait le trublion, les sourcils froncés et les mâchoires crispées. Son compagnon posa sa main sur la sienne afin de l’apaiser. Tewenn ressentait toute la tension de son ami palpiter sous la peau de sa main ; il lui parlerait quand ils auraient repris la route. Il saurait dompter la colère de son géant.

— Ce ragoût est vraiment délicieux, lança Margod pour détendre l’atmosphère et changer de sujet au plus vite.

— Oh oui ! Tu as raison, ma chère ! Tu crois qu’il y en a encore ? demanda Erin.

Elle regarda en direction des cuisines si elle apercevait Gallig. Celui-ci avait entendu sa demande et s’avançait déjà avec la marmite, installée sur une desserte à roulettes, accompagné par son chat Seog, la queue courbée en forme de point d’interrogation. Arrivé devant la jeune femme, il remplit sa louche.

— Tenez, jeune demoiselle, une belle louchée de mon meeeerveilleux ragoût ! roucoula-t-il tout heureux du succès de sa cuisine.

 Il remplit l’assiette creuse d’Erin, la mine réjouie, puis il se tourna vers Margod.

— Et vous, jeune demoiselle ? Une louchée de plus vous ferait-elle plaisir ?

Margod acquiesça avec un grand sourire gourmand, ravie. Le lutin remplit aussitôt son assiette d’une belle portion de ragoût. Ergad ayant fait signe au lutin que lui aussi en voulait encore. Celui-ci se dirigea vers le colosse et lui servit deux bonnes louchées de ce qu’il restait dans la marmite. Il repartit l’air satisfait vers les cuisines, suivi de son animal. Zéphyr le suivit du regard, pensif.

Le repas terminé, ils n’avaient pas eu le temps de retourner voir la salle que Sliman avait tant appréciée. Zéphyr ne voulut pas perdre de temps, ils devaient repartir au plus vite à la recherche des Anciens. Les Zèbres Ensi les attendaient en broutant devant l’entrée. Il ne pleuvait plus, leurs cauchemars baveux ne grouillaient plus sur le sol. Peut-être retourneraient-ils à la bibliothèque plus tard, relire quelques pages du grimoire que Zéphyr avait eu la chance de feuilleter, sous le regard perçant du petit dragon caméléon. Il avait trouvé six noms d’Anciens, mais il n’avait pas pu savoir s’ils étaient encore tous de ce monde et si oui, où ils vivaient. Tous, sauf un, le vieux Klaus, dont ils connaissaient tous l’existence, mais dont il était loin de se douter qu’il s’agissait d’un des Anciens. Il avait par contre découvert leur capacité de transformation afin de veiller sur le peuple des saules en toute discrétion. Si les Nergaléens étaient au courant de leur existence, Zéphyr ne connaissait personne les ayant rencontrés en chair et en os à part un seul. Il circulait des légendes sur les uns et les autres. Certaines d’entre elles apparaissaient sur le vieux grimoire d’Ancelor. Ils avaient donc décidé d’aller trouver cet Ancien, perdu quelque part sur les Terres Glacées de la nymphe Groënleenne. La troupe allait essayer de contourner, un maximum, le territoire de Kaëlig. Ils passeraient donc par le chemin de la cascade des Brumes.

****

Ils longeaient la rivière Blanche depuis près d’une heure, la cascade n’était plus très loin. Zéphyr observait Margod, elle était moins élancée que ses sœurs aînées, le visage plus rond, de longs cheveux blond vénitien et ondulés. Sa discrétion légendaire en faisait une confidente idéale, elle connaissait les secrets de nombre d’entre eux. Malgré son aura et sa gentillesse, elle restait seule, les jeunes hommes ne l’imaginant pas comme une petite amie potentielle, mais juste comme une amie. Son physique peu avenant et son style vestimentaire particulier n’y étaient pas étrangers non plus. Contrairement à la plupart des jeunes Nergaléennes qui ne portaient jamais de vêtements noirs ou sombres, elle n’hésitait pas à s’en vêtir de pied en cap. De fines cuissardes noires recouvraient ses jambes. D’amples tuniques vaporeuses noires, ceintes d’une large ceinture ajourée, ainsi qu’un grand chapeau noir pointu, venaient compléter sa tenue. Erin sortit Zéphyr de sa contemplation.

— Tu dis que le vieux Klaus fait partie des Anciens, Zéphyr ? demanda-t-elle les sourcils froncés. Je ne l’aurais jamais imaginé, s’étonna-t-elle encore. Tu parles bien du vieux qui travaille toute l’année dans son atelier ?

— Oui, il en fait partie d’après le Livre des Anciens. J’ai noté six noms, trois femmes, dont Helen, reste à savoir qui elle est. Les deux autres sont Urielle et Sellina. En ce qui concerne les hommes, je n’ai pu localiser que le vieux Klaus. Je n’ai trouvé aucune indication pour Ancelor, l’auteur du grimoire, et rien non plus à propos de Hengar, qui n’a même pas de chapitre consacré à lui.

— Helen est notre grande dame, celle qui a conduit mes ancêtres dans la forêt des saules bleus, intervint Bélil, la monture de Zéphyr.

— Comment est-ce possible ? Elle est toujours vivante ? Depuis tous ces millénaires ? Je sais bien que les Anciens sont très âgés, mais ils sont mortels, il me semble ? s’exclama Margod dubitative.

— La dame bleue est revenue des enfers, chassée par Ereshkigal. Peut-être que Nergal lui avait offert l’immortalité avant son départ ? s’interrogea Erin.

— C’est possible… je n’ai pas eu le temps de tout lire à son propos. Comme pour les autres d’ailleurs, soupira Zéphyr.

— Zéphyr, la cascade des Brumes se trouve juste après ce bosquet, les interrompit Tewenn. On pourrait faire une courte halte sur sa berge, suggéra-t-il encore.

— Oui, très bonne idée, Tewenn ! acquiesça le jeune guide. Les zèbres pourront se reposer, et nous : nous dégourdir les jambes, puis nous restaurer.

Zéphyr dépassa le bosquet en tête de la troupe et s’arrêta net. Devant lui, au pied de la majestueuse cascade formant son demi-dôme légendaire aux couleurs de l’arc-en-ciel, deux jeunes humains riaient à gorge déployée en s’éclaboussant comme des enfants. Ils ne semblaient pas réaliser où ils étaient.

 Enfin, les deux humains les virent. Ils se figèrent un instant, roulant des yeux, la bouche tordue. La jeune femme serra la main du jeune homme. Ils se ressemblaient beaucoup. Ils étaient très grands pour des humains. Ils portaient de longs cheveux bruns tous les deux. Comment avaient-ils pu passer le portail ? s’interrogeait Zéphyr.

Ses compagnons ne bougeaient plus, attendant une réaction. Les humains partirent dans un fou rire inextinguible. Les hommes bleus restaient immobiles, médusés par la réaction de ces jeunes gens. Une fois remis de son fou rire, le jeune homme les interpella.

— Hey ! Salut, les jeunes ! Vous participez à un cosplay ? Ou à un tournage ? Très impressionnants, vos costumes ! On s’y croirait, sérieux !

— Ouais, ils sont trop cool vos déguisements ! s’exclama la jeune fille hilare se mettant à courir au milieu de la rivière blanche pour les voir de plus près.

 Les Nergaléens n’avaient pas avancé d’un pas, méfiants.

L’eau se mit à bouillonner plus fort, ce que ne semblait pas remarquer l’humaine, puis dans un geyser puissant, surgit Groënleenne, la nymphe des glaces. Elle projeta de ses mains un nuage d’eau qui retomba aussitôt en neige aussi blanche que la peau de son crâne lisse. L’on distinguait ses veines bleu-violacé courir sous sa peau diaphane. Elle portait un magnifique tatouage formé d’entrelacs le long de sa jambe. Ses yeux aux iris blancs scintillants, et entourés d’un fin cercle noir, scrutaient tour à tour les hommes bleus et les humains.

La jeune femme avait stoppé net sa course, elle grelottait au milieu de l’eau devenue glacée, elle cherchait du regard celui qui semblait être son frère, désespérée. Lui était statufié, les yeux exorbités, bouche bée.

Groënleenne se mit à sourire, elle sortit de l’eau, ruisselante. Elle s’adressa aux Nergaléens d’une voix cristalline.

— Bonjour, mes amis, que me vaut l’honneur de votre visite ? Je suis plus souvent éveillée par les elfes du bois de Loch que par des Nergaléens. Et encore moins par des humains, affirma-t-elle avec bienveillance en se tournant vers ceux-ci.

Les jeunes gens ne pipaient mot, l’air abasourdi et incrédule.

— Bonjour, ô nymphe Groënleenne, grande gardienne des terres glacées. Mes amis nergaléens et moi-même sommes en route pour rencontrer le vieux Klaus. Nous allions faire une courte halte ici même, avant de continuer notre chemin. Mais en dépassant le bosquet, nous avons aperçu ces deux humains et vous êtes apparue un instant plus tard.

La nymphe marqua un temps d’arrêt, puis elle se tourna avec délicatesse vers les deux jeunes gens.

— Savez-vous, jeunes humains, où vous vous trouvez ? Il est rare que ceux de votre espèce puissent passer le portail de Mikaduki sans l’avoir fort désiré et en toute connaissance de cause, leur expliqua-t-elle avec une infinie douceur.

La jeune fille sortit de l’eau en grelottant pour rejoindre le jeune homme déjà sur la rive. Il la frictionna avec vigueur, puis l’encercla de ses bras pour lui tenir aussi chaud que possible. Celui-ci repensa aux vieux contes que leur grand-mère Griselda leur racontait quand ils étaient petits. Elle narrait souvent les aventures d’hommes à la peau bleue, de nymphes, de sorcières, de dragons et tout un folklore dont il avait encore des bribes de souvenirs. Se pouvait-il que toutes ces histoires soient vraies ? Que ces gens, que la créature sortie de l’eau avait nommés il ne savait plus comment, soient les hommes bleus des contes de Griselda ? Il était perplexe.

— Bonjour, je suis Morgan Plouhagen et voici ma sœur Elysandre. Nous ne savons ni pourquoi ni de quelle manière nous avons atterri ici. Nous étions en train de nous baigner dans la cascade près de chez notre grand-mère. Et l’instant d’après, nous apercevions ces hommes tous bleus, puis vous, expliqua-t-il les sourcils arqués et les paumes vers le ciel.

— Je vois…, soupira-t-elle en les scrutant avec attention.

— Mais où est-on ? s’exclama Elysandre. Vous n’êtes pas déguisés ? C’est une caméra cachée ? Avouez ! insista-t-elle mi-butée mi-effrayée.

La jeune fille s’empourprait de plus en plus, puis elle se mit à respirer avec de plus en plus de difficulté. Elle allait tomber en syncope. Son frère se précipita vers elle pour la retenir, paniqué.

— Elle fait une crise ! Son sac avec son traitement était sur le bord de la rivière, s’angoissait-il. Je n’ai rien pour l’aider à respirer, si l’on n’intervient pas elle risque de mourir.

Erin s’approcha d’eux avec prudence et calme, les mains en avant en signe de paix.

— Puis-je ? s’enquit-elle. Je connais de nombreux remèdes à base de plantes. J’ai toujours sur moi quelques fioles d’urgence.

Le jeune homme consentit, les sourcils froncés en regardant sa sœur. Calée entre ses bras, elle bleuissait, les yeux exorbités, la bouche grande ouverte à la recherche d’un oxygène qui lui faisait défaut. Erin sortit un petit flacon violet de sa besace, qu’elle passa aussitôt ouvert sous le nez de la jeune fille à trois reprises. La respiration reprit avec difficulté, le visage d’Elysandre revenait peu à peu à une couleur plus humaine. Erin sortit un autre flacon, bleu celui-ci, puis lui déversa quelques gouttes d’élixir sur la langue. La jeune fille toussota plusieurs fois, puis s’assoupit aussitôt.

— Ne t’inquiète pas, jeune humain, ce remède va lui permettre de se remettre, il a aussi des propriétés sédatives, c’est pour cette raison qu’elle s’est endormie. Elle va sommeiller une petite heure et ça ira mieux.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il, le doute se mêlant à la gratitude naissante.

— Je suis Erin, fille de Loaden. Nergaléenne de naissance et guérisseuse. Et voici mes amis, Margod, Ergad, Tewenn, Sliman et Zéphyr, lui précisa-t-elle, un sourire avenant fiché sur son joli visage.

— Prenez soin de vous, jeunes humains, déclara Groënleenne qui avait suivi toute la scène de ses yeux blancs. Zéphyr, je te confie la tâche de ramener ces deux jeunes gens chez eux dès que possible. Mais en attendant, protège-les surtout des dangers de notre monde, insista-t-elle avec le plus grand sérieux.

La nymphe prit congé et retourna dans sa rivière dans un tourbillon de neige mêlée de glace. Le jeune Morgan l’observa interdit.

Margod sortit un grand châle de ses affaires et en enveloppa Elysandre. Ergad la souleva et alla la déposer sur une grande pierre plate recouverte de mousse. Ils s’assirent sur des pierres disposées en cercle juste à côté. Le jeune Morgan prit place à côté de Zéphyr. Celui-ci lui prêta une tunique chaude, un peu courte pour lui, en attendant de trouver mieux.

— Excusez-moi, mais j’aimerais comprendre où nous sommes ? Et ce que vous êtes ? Vous ressemblez un peu aux elfes de nos histoires avec vos oreilles pointues.

Les Nergaléens sourirent en entendant la description du jeune homme.

— Nous sommes ici sur les terres de la nymphe des glaces, au pays des Saules bleus, répondit avec patience Zéphyr. Il n’y a pas d’humains ici, à de très rares exceptions près. Notre monde est caché du vôtre depuis que les hommes sont devenus trop violents et mercantiles pour nous.

— Mais comment allons-nous rentrer chez nous ? Je ne sais même pas comment on a atterri ici…

Les Nergaléens se concertèrent, ces humains n’avaient pas l’air dangereux et violents, ce n’étaient encore que de grands enfants. Ils allaient les aider à retourner chez eux, comme le leur avait demandé Groënleenne, en sollicitant l’aide d’Hywel.

— Nous irons demander conseil à notre nymphe protectrice, Hywel. Mais vous allez devoir nous accompagner quelque temps, avant de pouvoir la voir, car elle nous a confié une mission. Et nous devons nous en acquitter avant de pouvoir nous représenter à elle, lui expliqua Zéphyr.

— Nous n’avons pas le choix de toute façon, je suppose…, soupira le jeune homme en couvant du regard sa sœur endormie.

— Pour l’instant, nous allons manger un peu en attendant le réveil de ta sœur, proposa Margod.

Sliman d’humeur joyeuse leur fit un spectacle d’acrobaties plus folles les unes que les autres. Mais il dut stopper net quand il tomba par mégarde trop près des pieds d’Ergad. Ce dernier le scruta d’un œil mauvais prêt à en découdre dans la seconde.

— Oh ! Ça va, Ergad ! Je ne l’ai pas fait exprès, je ne voulais pas toucher tes si mignons petits petons, s’esclaffa-t-il. Puis il alla s’asseoir en sautillant le plus loin possible du géant.

 

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Elly Rose
Posté le 15/02/2023
Bonsoir,
Quel grand plaisir que de reprendre la lecture de cette histoire. Dès les premiers mots j'ai pu replonger dans ton univers et, les yeux fermés, j'ai pu imaginer chaque scène grâce aux détails que tu apportes avec brio.
Un peu à l'instar de tes personnages je me suis demandée comment ces deux petits humains étaient arrivés là et découvrir qu'ils allaient devoir suivre la petite troupe m'a autant étonné qu'amusé.
J'ai vraiment hâte de poursuivre ma lecture pour voir où tout cela va les mener, tous autant qu'ils sont!
A très vite
Sy - Shadowy
Posté le 15/02/2023
bonsoir :)
Merci pour ton message, ça me fait très plaisir de voir que tu a repris la lecture et que ça te plaît toujours autant :)
Hé hé oui des humains débarquent, qui sont-ils ? mystères et boules de gommes, la suite au prochain chapitre ;-)
merciii encore
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