Misanthrope (29/01/2021)

Notes de l’auteur : [TW violence domestique; agression sexuelle]

C’est au nord de l’Essonne que Léon Kozak a établi sa demeure, une maison mitoyenne aux façades de crépis fatiguées qui s’élève sur trois étages près du ru de Vauhallan. Il y vit en homme simple et ordinaire, salue ses voisins d’un sourire franc, aide Madame Durand à porter ses emplettes et participe activement à la vie associative de la commune.

Monsieur Kozak est un homme aimable, charmant et définitivement bien intégré depuis son arrivée en France, n’en déplaise aux deux pisse-vinaigre qui grimacent à l’entente de son accent. On s’étonne de son célibat, lui qui est assez mûr pour envoyer des enfants au Lycée Blaise Pascal. Alors, pour expliquer le mystère, on lui colle l’étiquette du carriériste endurci qui se réveillera à quarante-cinq ans pour fonder une famille. Au moins, il profite des plaisirs de la vie et Madame Durand se moque des jeunes femmes qui, le samedi à l’aube, collants effilés et cheveux hirsutes, sautent dans le taxi qui les attend à la porte du célibataire confirmé. Elle n’est donc pas étonnée quand, derrière son rideau, une Mazda dépose une énième conquête devant la maison de son voisin. Encore une écervelée qui ne retiendra pas son attention et qui s’enfuira, au soleil levant, le ventre et les cuisses lourdes. Elle referme le rideau. 

Emmy regarde la voiture se confondre avec le paysage, s’effacer vers les plaines agricoles. Elle cogne trois fois contre la porte, enfonce ses mains gelées dans les poches trouées de sa fourrure. C’est Natashia qui lui ouvre, son visage glacé n’esquissant, comme d’habitude, aucune expression humaine.

La maison sent les huiles essentielles, la fleur d’orangée et les vieux livres. Des murs, tapissés de colibris, ressortent des natures mortes. Des marches, rembourrées d’un velours bordeaux, conduisent à un large salon ouvert sur une cuisine scandinave. À l’étage supérieur, Léon est assis sur le canapé, jambes croisées, un journal Le Monde sous le nez, vêtu de son éternel costard noir. Une mèche de ses cheveux sombres se prélasse avec élégance sur son front.

Emmy se dégage la gorge, lâche son sac sur le guéridon. L’homme lève les yeux du journal.

— Oh, tu es là, milaïa, dit-il comme s’il ne l’a pas entendue arriver.

Elle ne porte pas sa robe rouge. Elle l’a pourtant retrouvée dans ses affaires mais a choisi une robe trapèze volée à la laverie. C’est une manière de contrôler son corps, de demeurer propriétaire de cette chair qu’elle vend et rachète, de résister tant qu’elle en a la possibilité.

— Passons à côté. Je t’ai préparé du golubtsy.

Léon l'entraîne dans la pièce adjacente, tire la chaise d’Emmy avec galanterie, s’assied face à elle. Sur la longue table sont disposés des assiettes de porcelaine, des couverts et des cloches d’argent, deux tulipes à vin et la bouteille d’un cru de 1898. Natashia apparait comme une ombre hantée, remplie le verre d’Emmy de vin, celui de Léon d’eau plate, leur assiettes du golubtsy.

— Pourquoi je suis là ? Demande Emmy, déjà agacée par cette mise en scène.

Léon retire sa veste, accroche une serviette blanche au col de sa chemise, se retrousse les manches jusqu’aux coudes. Son regard épluche les feuilles de choux farcies. Cuisiner, le seul délassement auquel il n’a pas renoncé, lui remémore pourtant son enfance, qui empestait le tabac, l’essence et le goudron de Loubny.

— J’aimerais au moins une réponse.

— Je ne peux plus passer du temps avec ma femme ?

Emmy écrase son chewing-gum dans un mouchoir, lui lance un regard impatient.

— T’as signé les papiers du divorce. Je suis la femme de personne. Encore moins la tienne.

Léon repose le verre d’eau sur la table. Emmy décèle une étincelle déplaisante dans ses yeux, avant que les traits de son visage s’affaissent, presque imperceptiblement. Il se souvient.

C’était un samedi matin, dans cette même pièce, sur cette même table, avec Maître Honcharov. Léon avait signé les papiers à l’encre noir d’un stylo plume avant de chasser l’avocat du salon, de déshabiller son ex-femme et de la posséder jusqu’à l’heure du déjeuner.

— Aux yeux de Dieu, tu le seras toujours, rectifie-t-il avant de couper un golubtsy en trois morceaux équitables. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Ils s’étaient mariés en catimini, en plein hiver, à l’aube du dix-neuvième anniversaire d’Emmy, dans une minuscule chapelle, sous l’œil de trois témoins : un maire corrompu par une liasse de billets, un prêtre scandalisé par l’accoutrement pas très catholique de la jeune mariée et Yosef, le porteur des anneaux qui tenait fermement la main d’une Marie braillarde et turbulente.

—Viens-en aux faits, Léon. Tu veux quoi ?

— Tu devrais goûter aux haricots verts. J’ai ajouté du beurre caramélisé.

— J’ai pas faim.

— J’insiste. Tu es trop maigre.

Natashia place des branches d’haricots verts dans les assiettes, remplie les bols d’une soupe aux oignons et s’efface dans un coin.

— Comment va ma belle-sœur ? Lily-Diana, si ma mémoire ne me fait pas défaut.

Emmy repousse l’assiette. Elle s’y attendait. Elle est ici pour lui rendre des comptes. Sous la table, elle se pince la cuisse. 

Calme-toi. Ça ne veut rien dire.

— En quoi ça te concerne ?

— C’est un membre de ma famille.

— Nous ne sommes plus mariés.

Un demi-sourire courbe ses lèvres. Emmy lui crache ces mots au visage sans filtre ou retenue, sa voix teintée de rancœur et d’hostilité. Seulement, c’est elle qui l’a supplié pour ce divorce, elle qui l’a menacé de se défenestrer s’ils ne mettaient pas un terme à cette union. « Je ne serai pas la propriété d’un homme ! » avait-elle tempêté dans les couloirs de leur appartement. Léon avait fini par réaliser que son enlèvement et l’incendie de Roubaix étaient responsables de ses revendications.

— Oui, enfin… Il y a des choses qui ne changent pas, défend-il avant de porter la fourchette à ses lèvres. J’avais une sœur autrefois.

Emmy fronce les sourcils.

— Autrefois ?

— Morte. Une mauvaise chute. Le golubtsy manque de sel, qu’en penses-tu ?

Il revoit son corps gisant en bas des escaliers de l’entrepôt, son crâne défoncé, les paquets de clous volés dans la neige. Sa mère s’était endeuillée le temps d’un chant mortuaire face au cadavre rompu de son enfant. Elle avait ensuite ordonné à ses fils de retourner vendre au marché.

— Ton plat va se refroidir. Goûte au moins au golubtsy, insiste-il. Comment va ma fille ?

— Tu n’es pas son père.

Un certain Julien Foucault, avait-il appris, directeur d’une agence bancaire à Lognes.

— Elle doit être une jeune femme charmante. As-tu songé à lui trouver un agent ?

— Elle n'a que onze ans, réplique Emmy en prenant la fourchette.

Dans les sous-sols du Bureau, il arrive de croiser des recrues à peine plus âgées que Marie. Les Lolitas atteignent l’apogée de leur carrière entre seize et vingt-et-un ans, dégringolent l’échelle après une grossesse marquante, à l’approche inévitable du premier quart de siècle ou au contact d’un amant trop violent. Trop vieilles, trop usées. Léon les préfère innocentes, virginales, obéissantes. Une réalité que Emmy n'a pas anticipé. À vingt-huit ans, le corps abîmé par l'alcool et le tabac, elle ne fait plus le poids face aux Lolitas d'Europe de l’Est. Pourtant, c’est elle qui est assise à sa table, elle qui se permet des familiarités avec un homme qui pourrait la ruiner en un raclement de gorge.

— Je ne parle pas de ce genre d’agent, assure-t-il avec un sourire quand Emmy goûte aux haricots verts. Marie ne sera pas une Lolita.

— Elle ne sera pas comme moi, tu veux dire.

— Non. Elle mérite mieux.

Ils mangent en silence. Natashia, immobile comme une statue de sel, attend les ordres de Léon. Elle remplace les assiettes et les bols par des coupelles de sotchnicks et de canneberges au sucre, change les fourchettes en cuillères.

Emmy garde les yeux rivés sur le dessert, sur le manche de sa cuillère qui triture la pâtisserie. Le regard de Léon, rendu plus sombre par la lumière orange et tamisée qui retombe sur la pièce, la rend mal à l’aise. Il est vingt-et-une heure passée. Elle s’invente des scénarios, imagine sa fureur, sa déception. Soit il considère l’épisode de Lily-Jolie comme un moment insignifiant mais décide de punir ses mensonges en la prenant sur la table. Soit il exige toute la vérité et la menace pour l’obtenir. Alors quand Léon soupire et que son regard d’aigle dérive lentement vers Natashia, Emmy se redresse sur sa chaise et mord l’intérieur de la joue. Elle doit s’attendre à tout. Elle est prête. Il ne peut rien lui faire qu’elle n’a déjà subi.

— J’ai des nouvelles de Kaylia. Tu iras la voir demain et tu lui donneras ce présent de ma part.

Natashia récupère un sac sur une étagère, en sort un coffret blanc qu’elle ouvre et tend à Emmy.

C’est un foulard. Pas n’importe lequel. C’est le sien. Celui qu’elle a perdu à Porte de la Chapelle. Le “M” rouge de Misti est brodé dans la soie noire, légèrement décoloré par un accident à l’eau de javel.

— Qu’en penses-tu, milaïa ?

Emmy hausse les épaules, boit une gorgée de vin pour cacher l’angoisse qui la saisie à la gorge. Il fait chaud dans la pièce, tout à coup, et la sueur dégouline le long de son dos. Ce n’est pas un présent anodin. Quelque chose se prépare.

Léon ne sourit plus. Il la fixe de son regard d’aigle, guette une réaction qui ne vient pas. À l’intérieur, il le sait, c’est le chaos. Emmy était arrivée en pleurs dans son bureau à Tigery, prétextant avoir reçu un message de Kaylia après un accident dans les escaliers de son immeuble. Sa femme n’est pas douée quand il s’agit de dissimuler ses méfaits. Au contraire. Il est souvent obligé d’intervenir quand elle se retrouve dans des situations fâcheuses. Elle serait morte depuis longtemps sans son aide.

Tant pis. Ce n’est pas le moment de s’en vanter. Les circonstances actuelles obligent à de nouvelles préoccupations.

— Warold est sorti de prison ce matin. Ses hommes te cherchent.

Le froid remplace la chaleur, assèche la sueur sur son front. La cuillère retombe sur le coin de la coupelle en porcelaine. Les souvenirs surgissent devant ses yeux.

Les gémissements de Marie, la fumée noire qui l’étouffe, le pompier qui lui crie d’attraper sa main, l’attroupement en bas de l’immeuble en feu, Monsieur Gabin qui crame et agonise sur son fauteuil roulant coincé par l’armoire renversée.

Non. C’est impossible. C’est…

Emmy se lève. La chaise tombe à la renverse dans un bruit sourd. Elle retourne dans le salon, prend son sac sur le guéridon. Derrière elle, Léon la suit, les mains dans les poches de son pantalon à pince.

— Et où est-ce que tu vas ?

— Je rentre chez moi.

Elle doit appeler Lily, lui confier Marie et s’enfuir comme la dernière fois. Mais il la retrouvera, n’est-ce pas ? « Je serai ton ombre, ma beauté », lui avait-il promis au tribunal.

Emmy dévale les escaliers à toute vitesse. En bas des marches, Natashia a verrouillé la porte. Elle agrippe et tourne la poignet, donne un coup de pied contre le panneau. Elle fait volteface.

— Laisse-moi partir !

— Tu pensais vraiment que Warold purgerait toute sa peine ? Lui demande Léon en secouant la tête. Il a des pions partout.

Emmy s’acharne contre la porte, ne l’écoute pas. Elle va vomir. Ses genoux tremblent.

Ils sont probablement dehors, à l’attendre. Elle est morte.

— Je dois rentrer chez moi ! Ordonne à Natashia d’ouvrir la porte !

— Je ne peux pas te laisser partir. Pas maintenant. Pas avant que tu m’écoute.

— J’ai pas envie de t’écouter, siffle-elle en écartant la main qu’il lui tend. Je veux rentrer chez moi. Dis à Natashia d’ouvrir cette putain de porte ou je te jure que je saute par la fenêtre !

Elle frôle l’hystérie, ce que Léon avait prévu. Elle ne lui a jamais raconté ce que Warold lui a fait subir ou les horreurs qu’elle l’a vu commettre. C’est inutile. Léon connait son cousin.

— C’est toi que Warold veut et ses hommes sont peut-être déjà à Grigny. Et parce que c'est toi qu'il veut, il s'en prendra à moi et à tout ce que j'ai bâti quand il était en prison.

— Ça ne me regarde pas. Vous devez me laisser en dehors de tout ça.

— C’est impossible. Tu es autant responsable que moi.

Il lui tourne le dos, remonte les escaliers, va s’asseoir sur le canapé, attend qu’elle cesse de tambouriner la porte en criant le nom de Natashia.

Elle croit réaliser ce qui se passe.

Elle n’en a pas la moindre idée.

— Viens t’asseoir, milaïa. Ce que tu fais ne sert à rien.

Emmy pousse un cri de rage, ferme les yeux, serre les poings. Elle n’a pas le choix. Léon est au contrôle. Il a tout préparé, tout anticipé. Il va la faire chanter avec cette histoire de foulard. Debout devant lui, elle refuse de s’asseoir, ravale ses larmes.

Tout est de sa faute. Elle aurait du fuir au Cameroun après le procès. Elle aurait du disparaitre.

— La libération de Warold n’est pas une bonne nouvelle, admet-il. Mais j’ai la solution. Elle se trouve devant mes yeux. C’est toi.

Emmy lui lance un regard confus. Léon penche la tête sur le côté.

— De quoi tu parles ?

— Je parle de ta vraie identité, milaïa.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Il ne prête pas attention à ses paroles, continue avec ses explications. Ça lui apprendra à lui cacher la vérité.

— J’ai besoin d’hommes, d’armes et de pions. C’est ce que ton identité va financer. Car tu as de l’argent. Beaucoup d’argent.

— Beaucoup d’argent ? Répète-elle, un air hébété sur le visage. T’as vu où j’habite ? Tu sais ce que je dois faire pour payer mon loyer ?

Emmy a toujours craint Warold, qu’il pourrisse en prison ou pas. Et à cause de cette peur qu’il l’empêche de vivre, elle préfère se cacher, habiter dans un local désaffecté au nom des Kozak, gagner son pain au noir et dans la discrétion plutôt que de jouir du luxe que lui promis par Léon et risquer de se faire sauter la cervelle en bouffant du golubtsy tous les jours.

— C’est ton choix. Mais en attendant, j’ai fait mes recherches et je sais que tu es l'héritière d'une des plus grosses fortunes de France.

Léon se lève, retourne à table, prend sa cuillère et avale un sotchnick. Trois coups de fil lui avaient permis de reconstruire le puzzle et de faire tomber les écailles devant ses yeux. Cette femme, battue par la colère, violentée par la douleur, cette femme qu’il avait épousée par vengeance et pour émasculer son cousin — avant de tomber lui-même sous son charme —, cette femme insolente, têtue et égarée vaut plus que l’empire qu’il rêve un jour de bâtir. Une semaine auparavant, il avait l’intention de s’en séparer à cause de cette histoire de manifestation au Bureau. Aujourd’hui, et depuis sa rencontre avec cette Lily-Diana, il n’a pas l’intention de la lâcher d’un poil. Elle lui appartient.

— J'ai changé de nom. Je n’ai plus rien à voir avec cette famille.

Ses épaules sont voûtées. Elle fuit son regard, respire fort. Elle a compris ses intentions. Tant mieux.

Léon s'essuie la bouche avec la serviette, la plie en quatre avant de la reposer sur la table.

— Je respecte ta crise identitaire, milaïa. Mais comprends-moi : ce n’est pas priorité. Aujourd’hui, mon problème, c’est Warold. Et la solution à ce problème, c'est ton argent. Tu dois contacter ta famille et demander la procédure à suivre pour récupérer ton héritage.

Emmy tente de se calmer. Pense-t-il vraiment qu’elle a des contacts avec les De Bruyère ou qu’elle peut se présenter à la porte de ses parents en fille prodigue pour réclamer sa part ? Elle ne connait rien de leurs investissements, ne saurait même pas nommer la banque qui gère leur patrimoine. Elle n’a aucune attache avec eux, à part Lily-Jolie. Et là encore, elle n’est pas sûre de la relation qu’elle entretient avec sa sœur.

— C’est pas comme ça que ça fonctionne, Léon. Et même si je pouvais récupérer cet argent, je ne l’aurais pas fait. Je veux rien de cette famille.

Elle va se poster à la fenêtre. Les ténèbres occultent les lumières des habitations alentours. Au loin, des phares blancs, voilés par la nuit, se meuvent et s’estompent. Pendant une seconde qui la terrifie, elle imagine que ce sont les sbires de Warold, qui approchent la maison, l’encerclent pour la capturer et la trainer jusqu’à Roubaix.

Léon pince les lèvres, passe une main sur son visage. Elle ne réalise pas que cet argent pourrait la sauver des griffes de Warold.

— Cet héritage est dans ton sang, pas dans ton nom, explique-t-il avec un soupir. Tu peux dire ce que tu veux, ça ne changera rien.

— Je ne suis pas une De Bruyère, s’exclame-t-elle en marchant vers la table à manger.

Son visage est rougi par la colère. Elle n’admettra jamais à voix haute cette vérité qu’elle a toujours refoulé. Elle est Emmy Brochart. C’est tout. Son identité est la seule chose qu’elle a pu choisir et elle ne laissera personne la lui dérober.

Les doigts de Léon pianotent un instant sur la table.

— Écoute, milaïa. Warold sait que tu l'as dénoncé à la police.

— C’était ton idée.

— Il ne connait pas cette version de l’histoire.

Elle laisse échapper un rire brisé, secoue la tête en le pointant du doigt. Ce chien de la casse a tout prévu. Elle veut prendre la bouteille de vin et l’écraser sur son visage, l’obliger à renoncer à ses intentions.

— T’es vraiment un connard. C’est à cause de toi que je suis dans cette situation, l’accuse-t-elle. Pour une fois, porte tes couilles, dis la vérité à Warold, débrouille-toi et ne compte pas sur moi pour m’approcher de cette famille.

Léon avale une gorgée d’eau, s’arrête sur les pensées qui troublent son esprit. Quelles horreurs a-t-elle vécue chez ses parents pour qu’elle s’en éloigne au point de vivre cette existence ? Qu’est-il arrivé aux De Bruyère pour que leur fille les déteste au point de refuser son héritage ? S’il parvient à le découvrir, il pourra peut-être la convaincre.

— L’argent de tes parents peut t’ouvrir toutes les portes de ce monde. Pourquoi tu es partie ?

Emmy se renfrogne. En quoi est-ce son problème ?

— Pourquoi tu es parti ? Rétorque-t-elle.

Léon hausse une épaule, se redresse sur la chaise. Lui et son frère avaient quitté l’Ukraine en pleine nuit avec une valise et mille cinq-cent hryvnia en poche, l’équivalent de quarante-huit euros.

  — Je ne supportais pas l’odeur de la pauvreté et j’étais trop ambitieux pour m’y complaire. Mais toi, tu n’as jamais été pauvre. Du moins, tu n’as jamais subi la pauvreté. Tu l’as choisie. Il te suffit d’un coup de fil pour retrouver ton ancienne vie.

— T’en sais rien, se défend Emmy. T’en sais rien du tout !

— Je sais que des gens seraient prêts à mourir pour être dans ta situation. Et je crois savoir pourquoi tu es partie.

Léon d’adosse au dossier de sa chaise pour la contempler. Elle transpire la colère, la rage et l’amertume. Elle a le profil des gens abusés et malmenés par le destin, la posture droite et fière de ceux qui n’acceptent ni l’amour ou l’amitié. Elle est splendide, après toutes ces années de galères. Il n'est pas le seul à le penser. On la réclame encore, après plus de dix ans de carrière. 

— Ils t'ont chassé à cause de ta grossesse. Tu avais seize ans à l’époque et ta… condition allait à l’encontre de ton éducation et salissait leur réputation. Au lieu de t’imposer l’avortement ou l’adoption, ils t’ont mis à la porte. Tu t’es retrouvée à la rue. C’est comme ça que tu as rencontré Warold. Je me trompe ?

Emmy a détourné la tête. Son regard se mêle aux flammes de la cheminée qui réchauffe la pièce.

Elle l'avait frappé et sa bague avait écorché son visage. Ce jour-là, elle avait rempli trois valises, sous les pleurs de sa mère et le silence de son père, s’en était allée sans se retourner. Christopher, la joue en sang, était resté planter comme un idiot dans l'entrée.

Elle ne lui pardonnerai jamais. Il a gâché son existence en avouant tout à ses parents.

En es-tu certaine ?

L’envie de vomir revient à la charge. Elle ne veut pas y penser. Le passé ne l’intéresse plus. Qu’il engage des cambrioleurs pour entrer par effraction chez ses parents et dérober leurs biens. Elle s’en contrefiche. Du moment qu’il ne la mêle pas à cette histoire.

— Je n’accepterai rien de cette famille, Léon. Débrouille-toi.

Elle récupère son sac par terre, soudainement épuisée par le poids de son propre souffle. Ils l’attendent dehors et son seul choix est d’affronter, d’accepter d'ores et déjà que c’est mort qui l’attend et qu’elle finira l’année dans un sac au fond de la mer ou dans un tombe sans pierre tombale. C’est ce qu’elle mérite. C’est ce à quoi elle est destinée.

La voix de Léon la tire de ses pensées. Il s’est levé, se tient en haut des escaliers, s’appuie sur la rambarde. L'expression sur son visage est grave, presque menaçante. Il lui en veut. Tant pis. Si elle comptait les gens qu’elle avait déçu au cours de son existence, les nombres ne suffiraient pas.

— C’est dommage, milaïa. Tu n’as rien d’autre à offrir mis à part l’héritage d’une famille que tu prétends haïr.

Emmy digère et oublie ses paroles. Elle ne ressent plus rien. Son cœur est dur, blindé par les douleurs qui se sont entassées sur son chemin. Il croit pouvoir la heurter avec cette insulte. Il pense qu’elle accorde encore de l’importance à sa valeur.

— Je ne reviendrai pas sur ma parole, Léon. Laisse-moi partir.

Il se dresse sur son chemin, bloque son passage en posant une main sur le mur. Son regard est différent. Il perd patience, déteste quand on lui dit non. Au moins, il comprend qu’elle ne lui sert à rien et qu’il va devoir utiliser ses propres ressources.

— Tu penses avoir le choix ? Je te l’ai dit, milaïa. C’est toi que Warold veut. Je pourrais te livrer à ses hommes. Tu crois que j’hésiterai ?

— Tu crois que je vais prendre au sérieux un homme qui tremble à la seule mention de son cousin ?

Un moment passe, durant lequel ils s’affrontent et se tuent du regard, l’un ne cédant pas à l’autre. Puis, dans un geste que Emmy n’attendait pas, Léon la saisit par la gorge et la plaque violemment contre le mur. Elle halète, tente de se débattre, de le frapper et de griffer son visage mais son poing s’écrase sur son nez, assez fort pour qu’elle s’écroule à ses pieds. Léon ferme les yeux. Son cœur bat douloureusement dans sa poitrine. C’est de sa faute. Elle l’a cherché. Il se penche, l’oblige à se relever. Elle saigne du nez et des lèvres. Ses grands yeux bruns larmoyants sont écarquillés par un mélange d’étonnement et de peur.

— À cause de toi, j’ai rompu ma promesse, milaïa. Tu as vu ce que tu me fais faire ?

C’est la première fois que Léon lève la main sur elle. La première fois aussi que Emmy ne reconnait pas son visage, si différent pourtant de celui de son cousin germain Warold.

Ce n’est pas de ta faute.

Emmy plonge son regard dans le sien, et sans réfléchir, crache un glaire ensanglanté à son visage.

— Va te… va te faire foutre ! Fulmine-t-elle en le repoussant.

Léon, dégouté, s’essuie d’un revers de la manche et revient se placer devant elle. Emmy ne bronche pas, ne lui accorde pas la satisfaction qu’il recherche. Elle est terrifiée mais pas assez pour se recroqueviller en se protégeant la tête comme lorsque Warold se défoulait sur elle.

Il l’attrape par l’avant-bras, la tire pour qu’elle puisse revenir dans le salon. Natashia est là, observe la scène sans un mot. Son regard est vide.

— Si tu avais été plus intelligente, tu aurais pu te venger de ta famille, milaïa. Mais tu es loin d’être intelligente et ta seule valeur est l’héritage qui me permettra d'éliminer Warold une bonne fois pour toute. Alors, en bonne épouse, tu m'aideras. Est-ce que c'est clair ?

Il la pousse sur la table, l’empoigner par la taille, pose son front contre le sien, force un baiser contre ses lèvres. Emmy ne le repousse pas, ni lui ou ses émotions débordantes. Elle enfouie le dégoût qui lui tourne l’estomac, recèle l’envie maladive d’être partout, sauf à Vauhallan.

— Tu es ma femme. Mais si tu continues à me manquer de respect, tu m’obligeras à te traiter comme les autres. Ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas, milaïa? Tu ne vas pas m’obliger à te faire du mal ?

Il défait les boutons de sa robe. Emmy garde les yeux rivés sur Natashia quand les lèvres de Léon mouillent ses seins, son nombril et ses cuisses. Ses mains tremblent. Elle ravale les larmes, la douleur, le sang qui dégouline sur son menton. Son esprit s’évade, s’accroche à une seule pensée. Elle trouvera le moyen de ruiner ses plans. Lui aussi, finira un jour par payer.

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