Ciel Rouge (29-30/01/2021)

Les nuages sont gris, bas et moches. La pluie s'abat sur Belleville comme un châtiment biblique, noie les rats des égouts, freine les véhicules qui roulent vers les quartiers limitrophes.

Dans le vingt-deuxième immeuble de la rue des Maronites, une routine s'est installée. Tous les matins depuis trois ans, à sept heures, Monsieur Lechou promène son chien, Nénette, un cane corso aux babines écumeuses. Il achète sa chique et son journal au Tabac d’Eden, va s’asseoir au Jardin Maronites-Pressoir puis rentre fouiller les poubelles de ses voisins qu’il soupçonne d’activités illicites. Bredouille, il retourne à son appartement miteux et poursuit la rédaction du manifeste qu’il écrit depuis août 1962. Quand sonne la dix-septième-heure, il sort Nénette, lâche le molosse sur les jeunots qui s’éternisent en bas de son immeuble et insulte Madame Demir de socialiste pro-djihadistes quand elle revient du lycée. Puis, il attend le retour de son voisin de palier, cette canaille tatouée des outre-mers, pour renifler sous sa porte la fuite de chanvre qui l’incriminera auprès de la police.

Il y tient à cette routine. Elle lui permet de greffer son existence solitaire à la société, de punir le monde avec les bouts de haine qui pendent à sa gorge. Alors, ce jeudi-là, quand son voisin ne revient pas avant le couvre-feu — Monsieur Lechou a vérifié : sa voiture est dans le garage — il va cogner à sa porte. On lui ouvre.

C’est la fille exotique, l’africaine qui couche avec Larisse. Elle s’apprête à partir, se fiche pas mal des mesures du gouvernement. Monsieur Lechou sait qu’ils couchent ensemble. Il les avait surpris une fois, en les épiant à travers la clôture de bambous qui séparait leurs balcons. Ces deux dévergondés, excités par la fougue d’une jeunesse décadente, forniquaient sans vergogne sur le comptoir de la cuisine. Ce fut d’ailleurs en cette matinée fatidique que Monsieur Lechou se fractura la cheville : il avait croisé l’œil révolté de Larisse, avait reculé, oubliant qu’il se tenait en équilibre sur un tabouret à commettre le péché du voyeurisme. Après cinq jours d’hospitalisation, il avait recommandé son âme à la Vierge. Comme pour répondre à sa fervente prière, son queutard de voisin installait plus tard un brise-vue entre leurs balcons.

M. Lechou guette toute la nuit. Son vagabond de voisin ne rentre pas. Le lendemain, très tôt, un peu après sept heures, le vieux bonhomme frappe à nouveau contre la porte. Personne n’ouvre. Ennuyé, il rédige un mot qu’il colle au scotch sur la porte, rappelant à son filou de voisin qu’il doit respecter les heures du couvre-feu. À onze heures pile, M. Lechou perd patience. Il s’habille, réveille Nénette et descend voir la concierge pour la prévenir des infractions répétées du jeune locataire. Dans sa colère, il n’a pas remarqué que le mot n’est plus collé à la porte, ni même que le papier froissé est collé à la sienne pour lui répondre d’un « Monsieur Larisse est absent. Bien à vous. » rédigé à l’encre noir.

Peut-être que s’il n’avait pas insulté la gardienne de collabo islamo-gauchiste avant de filer au commissariat pour porter plainte contre son voisin, peut-être que là, il aurait pu arrêter l’intrus qui, dans la rue d’en face, attendait que l’on ouvre la porte pour entrer dans l’immeuble.

Premier étage, porte de droite. Pas de clé sous le paillasson. Un tournevis crochète la serrure. Dans l’appartement, c'est le silence. L'interrupteur est à gauche. Premier placard. Une trentaine de boîtes de baskets, rangées par couleur, et une paire de Doc Martens noires jetée dans le cagibi. Deuxième placard. Des manteaux et des vestes qui transpirent l’homme, des sacoches, une petite collection de casquettes et de bonnets.

Il y a des plantes dans la salle de bain, une jungle de sansevières, de monsteras et d’orchidées comme sur une page de La Redoute. Le carrelage est blanc et froid, la cabine de douche assez spacieuse pour deux personnes. Une pile de magazines s’élève sur un tabouret à côté des toilettes. Des boîtes de Doliprane, de Vicks, des flacons de collyres et des sprays nasaux à l’eau de mer s’entassent dans la pharmacie au-dessus du lavabo. Les serviettes de bain sont soigneusement pliées sur une étagère et sentent l’Ariel, comme les boxers et tangas étendus sur le séchoir.

La cuisine est meublée à l'américaine, récurée au vinaigre. Le réfrigérateur ne contient que des bouteilles d’eau, des yaourts aux fruits, du fromage et le reste d’un tacos emballé dans de l’aluminium. Le congélateur, par contre, déborde de barquettes de viandes, de poissons et de légumes surgelés.

Le balcon n'est pas haut. On pourrait y grimper à l’aide d’une poubelle, y balancer n’importe quoi.

Dans le salon, les deux poissons rouges plongent avidement sur les flocons déversés dans le bocal. Des tonnes de manga sont exposés dans une bibliothèque, avec des livres sur la peinture, le sport et la lithothérapie. Des vinyles aussi, beaucoup trop pour cette génération de streameurs — MC Solaar, Diam’s, Booba, Charles Aznavour… À la télévision, la deuxième saison de Narcos. Un peu de chips dans un bol, du jus de raisin dans une coupe, les pieds sur la table, la lumière éteinte comme au cinéma.

Quelqu’un tousse. L’écran de la télévision redevient noir. Le cœur s’accélère.

Il y a deux chambres. Dans la première, une bâche bleue électrique tapisse le lino. Une table de travail est plaquée contre le mur, couverte de bombes de peinture, de pinceaux, de pots de fusain. Au milieu de la pièce, monté sur un chevalet, un tableau représente une tornade dans un ciel orageux, des oreilles et yeux qui s’envolent vers les nuées.

Dans la deuxième chambre, le plafond est étoilé de lumières. Quelqu’un dort sur le lit deux places, sous une couverture polaire. Ce n’est pas lui. C’est elle.

L’écran du réveil affiche onze heure quarante-six. Dans le tiroir de la commode, il y a d’autres boxers, des chaussettes Champion, des tee-shirts et des joggings. Dans le dernier tiroir, un carnet de dessin, des dossiers et une boite de préservatifs sans latex. Il y a deux costumes dans l’armoire, beaucoup de sweats à capuche, peu de jeans, un sac harnais accroché à la poignée de la porte coulissante.

C’est dans ce sac qu’est déposé le souvenir, là où Christopher le trouvera.

La porte de la chambre est refermée. Le bol de chips et la coupe sont lavés et reposés dans le meuble.

La lumière du couloir illumine le hall de l’appartement. La porte d’entrée grince.

 

 

Lily le regarde comme s’il n’est qu’un étranger, un homme qu’elle ne connait que de nom, une connaissance qu’elle a croisée au coin d’une rue. Christopher ne pensait pas la trouver chez lui à son retour. Derrière elle, par la vitre du balcon, il fait déjà sombre, une heure après le couvre-feu.

Elle referme son MacBook, repousse le verre de sirop de menthe qu’elle buvait quand elle a entendu les clés dans la serrure. Elle déteste le soulagement qui l’a envahi quelques secondes et son coeur, qui cogne si fort contre sa poitrine.

— Tu étais où cette fois ?

— Strasbourg.

Elle descend du tabouret, quitte la cuisine, entre dans la chambre. Christopher l’entend rire. Pas le rire qui réveille les morts. Celui qui racle sa gorge quand elle est en colère, quand elle n’a plus aucune ressource de disponible, quand elle ne sait pas quoi ressentir.

Christopher retire sa doudoune et la suit dans la chambre. Le lit est défait, sa nuisette prune est chiffonnée sur la commode, son vernis rouge renversé sur la table de chevet.

Elle se tient à la fenêtre, une main tremblante sur la bouche, les yeux figés sur le monde extérieur. Elle ne le comprend pas et tout est de sa faute. Christopher la prend pour acquise depuis le jour où ils ont décidé de se remettre ensemble. Une part d’elle, rancunière, voudrait qu’il reparte de là où il vient, Strasbourg ou peu importe. Qu’il reparte et qu’il y reste. Qu’il traverse même la frontière allemande pour ne jamais revenir. Elle s’en fiche. L’autre part, trop indulgente, souhaiterait le haïr. Elle se souvient de ses cris dans la pénombre, des larmes sur ses joues, de la peur dans ses yeux.

— Je ne suis pas obligée de rester, dit-elle finalement. Je t'aime mais je n’ai pas pas à accepter toutes tes… tes crises et faire comme si tout va bien le lendemain. Tout ne va pas bien et j'en ai marre. J'en ai marre de toi et j'en ai marre de tes secrets.

Elle se détourne de la fenêtre. Il ne la regarde même pas. Peut-être qu’il s’en fiche. Peut-être qu’il veut prétendre que c’est une soirée ordinaire, se coucher, lui faire l’amour et s’endormir avant qu’elle parte pour l’hôpital. Peut-être que Strasbourg lui manque déjà et qu’il regrette d’être revenu.

— Tu n’es pas parti à Strasbourg. Tu as fui là-bas. Et je veux comprendre pourquoi. Je veux comprendre de quoi tu as peur. Quelque chose t’est arrivé et je veux savoir ce que c'est. Tu as… tu as commis un meurtre ? Tu as caché un corps ? Tu es malade ? Est-ce que… est-ce tu me trompes avec Leah ou avec une autre ? Je me fiche d’avoir mal, au point où on en est. Je veux juste savoir, qu’on en finisse.

Elle a raison. Christopher pourrait tout raconter. Il roulerait d’abord un joint, lui demanderait de l’écouter sans l’interrompre, lui tournerait le dos et se dénuderait jusqu’à l’aube. Lily n’irait pas à l’hôpital. À la fin de son récit, il n’oserait pas lui faire face. Puis, après un long moment douloureux, elle se lèverait, rangerait ses affaires, l’embrasserait une dernière fois pas et quitterait l’appartement pour une vie préférable.

Alors, pour éviter cette catastrophe, il se réfugie derrière un soupir d’exaspération.

— Je n’ai jamais tué personne, je suis pas malade et je t’ai jamais trompée.

— Alors quel est le problème ? Quel est ton problème ?

— J’ai pas de problèmes.

— Tu n’as pas de problèmes ?

— Je suis fatigué. C’est ça mon problème.

Il entre dans le salle de bain et ferme la porte. Elle entend ses pas sur le carrelage, la cuvette des toilettes crisser, la porte de la douche grincer, l’eau couler.

Rien de tout cela était prévu. Elle est paralysée par l’incrédulité, par le refus de croire que rien ne ressemble à l’histoire qu’elle s’était imaginée ce soir-là, quand il l’avait rejoint devant le FAT, privatisé pour son vingt-deuxième anniversaire. Ce soir-là, ses mots avaient changé ses doutes en certitudes. Trois ans plus tard, la voilà qui vit de « peut-être » et fréquente des secrets et des cauchemars. Et ça lui brise le cœur, parce que Christopher coche toutes les cases, sauf celle dont son âme a besoin, maintenant qu’elle n’imagine pas son avenir sans lui.

Elle s'assied au bord du lit, attend qu'il sorte de la salle de bain.

Christopher ne lui accorde pas un regard, fouille dans le premier tiroir de la commode, prend un boxer  qu’il enfile, retourne étendre sa serviette, revient s’allonger sur le lit.

Ils restent ainsi pendant plusieurs minutes. Christopher à moitié endormi, Lily le cœur sur les lèvres.

— Est-ce que tu veux que je parte ?

— Pourquoi ? Il est quelle heure ?

Lily ne lui répond pas. Il ouvre les yeux. Son téléphone affiche dix-neuf heures dix-huit. D’habitude, elle part plus tard quand elle est attendue à l’hôpital. Il tourne la tête vers elle. Quelque chose est différent sur son visage. Elle le voit mais elle ne le regarde pas. Elle n’est plus là. Elle est loin de sa rue, loin de Belleville. Et les mots de tatie Louisette, soudainement, plombent ses pensées « Ne tarde pas, doudou. Ne tarde pas, » lui avait-elle soufflé à l’oreille en sortant de la cuisine. Il n’avait pas compris, pas sur le moment. Christopher s’assied.

— Comment ça, partir ?

— Je veux dire partir, Chris. Te quitter. Partir et commencer une nouvelle vie loin de toi. De toute évidence, tu n'as pas besoin de moi donc je n'ai pas à rester. Je ne vais pas rester.

Christopher reste immobile quand elle se lève et rassemble ses affaires, presque tout ce qu’elle a laissé chez lui au fil des années. Et elle est comme une tornade dans l’appartement, une tornade qu’il ne peut pas approcher. Il la regarde récupérer sa brosse à dents, sa trousse de soin, ses sous-vêtements dans la commode, le collier de perles sur l’étagère de chevet, le livre de Franz Kafka sur la table du salon, son Macbook sur le comptoir, son sac à main et sa doudoune accrochés à l’entrée. Il la regarde tout enfoncer dans un sac, tous les souvenirs, tout son univers à elle, éparpillé dans son univers à lui. Et comme lui, trois nuits auparavant, elle fuit. Mais pas les démons du passé ou les fantômes d’aujourd’hui. Elle fuit la faiblesse de sa résolution, sa conscience qui lui reproche qu’elle sera de retour avant les prochaines vingt-quatre heures.

Mais ce n’est pas grave. Pour l’instant, Lily part. Elle part pour changer d’air.

Demain sera un autre jour.

 

 

Dans l’imaginaire collectif, Saint-Germain-des-Prés est un quartier de riches où pullulent les bobos parisiens sans-soucis qui roulent à vélo sur les quais de Seine, cheveux au vent, à philosopher sur le tiers-monde. Un quartier de fils à papa qui méprisent le patriarche, claquent leur fric dans des partouzes à bord de bateaux mouches, farinent leur nez dans les boîtes huppées de la capitale et fréquentent des artistes médiocres pour ébranler le status quo lors des dîners de famille.

Pas pour Christopher. Saint-Germain-des-Prés, c’est d’abord Esquisse, sur la rue des Beaux Arts, la Rhumerie à dix minutes du Louvre, les immeubles haussmanniens qu’il étudiait en Histoire des arts, les Germanopratins qui dépensent et réinvestissent dans l'art. Saint-Germain-des-Prés, c'est la conscience artistique à la parisienne, abstraite et épurée, striée de galeries d'art et d'ateliers qui vivent la passion à double tranchant — éternelle, en constante évolution. Ce sont les vendeurs qui renaissent des cendres de la pandémie et la librairie Gilbert Jeune où s'économisent les livres du monde entier. C’est Così, Burgers and Fries et MK2 Odéon. Saint-Germain-des-Prés, c’est surtout le quartier de Lily depuis ses dix-neuf ans. Un bout de France à son image.

Elle habite à cent mètres de l’antre du street art, le Loft du 34. On accède à son appartement par une cour de graviers blancs, plantée de palmiers et d’un oranger du Mexique. Il est neuf heures onze. Christopher est devant sa porte, immobile. Ce n’est pas une bonne idée. Mais s’il repart, il n’aura pas l’occasion de revenir avant dimanche soir. Lily lui dira que « c’est trop tard » et qu’il n’a qu’à retourner à Strasbourg. Il attend, fait les cent pas. Il est neuf heures quinze. C’est trop tôt. Lily dort jusqu’à midi quand elle est de garde la nuit. Il se renfrogne, s’apprête à taper contre le panneau de bois, se ravise. La porte s’ouvre.

Mr. Darcy, l’horrible Spitz nain de Lily, grogne quand ses yeux noirs reconnaissent la silhouette de  Christopher. Un chien insupportable et inutile, qui ne respire que pour ses croquettes Orijen.

— Pourquoi tu es là ? Demande Lily en le toisant d’un air ennuyé.

Il ne l’a pas réveillée. Elle porte ses lunettes, son foulard en soie et le pyjama-grenouillère rose qu’elle a acheté à la Japan Expo de 2019. Il reste planté sur le paillasson. Son cerveau part dans tous les sens. Doit-il lui demander pardon pour Strasbourg ? C’est un peu tard. À ses pieds, Mr. Darcy s’épuise en aboiements aigus. Lily le prend dans ses bras et le fichu animal jette un regard triomphant à Christopher.

— J’ai beaucoup de choses à faire donc si tu n’as rien à dire, je ne vois pas pourquoi tu es ici.

— Karim m’a appelé. Il arrive à seize heures avec Dayana, répond-il.

Sa réponse l’agace un peu. Elle s’attendait à autre chose. Des excuses, peut-être ? Elle n’en veut pas.

— Et donc ?

Elle ne pensait pas qu’ils viendraient. « Je ne sais pas où est Christopher. Ça fait deux jours qu’il n’est pas rentré et je n’ai pas de ses nouvelles. » Karim, un habitué de la bête, l’avait rassurée en lui promettant que Christopher reviendrait avec des explications. « J’suis en studio ce week-end et Dayana est à Nîmes. Mais on peut s’arranger et monter sur Paname si tu veux. » Elle avait décliné l’offre.

— Je peux entrer ?

Mr. Darcy jappe en signe de protestation. Lily lève les yeux au ciel et s’écarte du passage.

C’est ce que tu penses mériter.

Christopher accroche sa doudoune dans le placard à manteaux et retire ses baskets.

— Le fils de Nadège a attrapé la varicelle. Elle ne reviendra que mercredi. Donc aucun commentaire sur l’état de l’appartement.

Il hausse les épaules. Elle retourne s’installer sur le canapé, un meuble de velours vert cèdre,  et reprend le livre qu’elle lisait avant l’arrivée de Christopher. Une tasse de chocolat chaud à la cannelle fume sur la table du salon, à coté d’un emballage de la Maison Thevenin et d’une boîte d’Antadys, le médicament qui la soulage un mois sur quatre quand elle a ses règles. Il y a des livres partout dans la pièce principale — un salon gris perle truffé de plantes, ouvert sur une cuisine blanche inondée de lumière. Par la porte du balcon, on aperçoit l’enseigne de la boutique Césarée, les restaurants vides, les passants masqués qui circulent à pieds ou en vélos de ville.

— Pourquoi tu n’es pas au foyer ?

— Je me suis arrangé avec Abdel.

Une grimace de douleur crispe le visage de Lily. Elle pose le livre, retire ses lunettes.

— Ta bouillotte est restée chez moi ? 

Elle hoche la tête, le souffle coupé par la crampe intense. Son ventre l’a empêchée de dormir. Ses mollets ressemblent à des jambons. Son dos est en compote. Elle veut se recroqueviller et attendre la mort.

— Tu veux que j’aille t’en acheter une à la pharmacie ?

— Non, ça ira.

— Je te coule un bain ?

— Non, Chris, insiste-t-elle. Je préfère que l’on discute.

— De quoi ?

— De ta petite escapade à Strasbourg.

Christopher se gratte la tête, tripote sa barbe nerveusement. C’est lui qui a décidé d’éteindre son téléphone à la gare de Strasbourg. Il lui doit quelques détails. C’est la moindre des choses, non ?

— D’accord.

Il se dirige vers la cuisine, ouvre le placard sous l’évier, sort une bassine, une bouteille de vinaigre blanc et des gants jetables.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Le ménage, répond-il en prenant l’éponge dans le panier de vaisselle.

Pense-t-il qu’elle va subitement oublier ses trois jours de disparition pour un coup d’aspirateur ?

— Ça ne sert à rien. Nadège revient mercredi. Et nous devons discuter.

— Je peux faire deux choses à la fois.

Il remplie la bassine d’eau froide, ajoute le vinaigre et commence à astiquer les appareils ménagers, du four à la cafetière. Il n’attend pas les questions de Lily, anticipe, espère qu’elle sera satisfaite par son court récit et qu’elle ne ressentira pas le besoin d’approfondir les choses. Mais c’est Lily. Donc, il ne se fait aucune illusion.

— J’étais chez Oumar, commence-t-il en jetant le filtre de café à la poubelle. Il habite à côté de la Place des Halles. Je suis arrivé là-bas vers neuf heures, je me suis posé, j’ai maté des émissions et je suis allé faire des courses. J’ai dormi et mon programme n’a pas changé le lendemain. Ni le surlendemain. J’ai pris le TGV de quinze heures et je suis passé par Black Inkers avant de rentrer.

Il est à genoux devant le four, frotte les parois noircies par la suie. Ce n’est pas ce qu’il avait prévu en sortant sa moto du garage. Il avait prévu d’aller rejoindre Abdel au foyer mais s’était retrouvé, tel un crétin sans objectif, sur la rive gauche de la Seine. Il ne veut pas parler de Strasbourg. Il ne veut pas lui expliquer pourquoi il est parti cette nuit-là. Elle ne comprendrait pas. « Il n’y a aucune logique dans ce que tu me racontes » se moquerait-elle. Mais pour échapper au visage torturé de sa mère, la seule décision logique avait été la fuite. Et maintenant, devant Lily, à la merci de son regard triste et des sentiments qui embrouillent son cerveau, il s’attarde sur l’une des seules choses qui le détend après la peinture, le sexe et la marijuana : rien d’autre n’est plus apaisant que le ménage, surtout lorsque l’on est confronté à une myriade de conflits émotionnels.

— Je croyais qu’Oumar était retourné vivre en Côte d’Ivoire.

— Son appartement est un Airbnb.

— Et tu as fait quoi d’autre tout seul pendant ces trois jours ? Car tu étais tout seul… n’est-ce pas?

Lily est assise sur le tabouret du bar. Christopher ne l’a pas entendue se lever du canapé. Il laisse la porte du four ouverte pour aérer l’intérieur et se redresse pour attaquer le micro-ondes. Sa question est bizarre. Il avait quitté Belleville pour se couper du monde. Pour voir d’autres tours, d’autres quartiers, peindre ses monstres sous le passage Jean Robic, trainer sur les ponts de la Petite France, s’enivrer d’Hennessy dans la cuisine et s’endormir sur du Jacques Brel.

— J’étais seul. Tu voulais que je sois avec qui ?

Il jette les gants à la poubelle, sort du placard à balai le seau à serpillère, le nettoyant sol Mr. Propre et la pelle-balayette.

— Pourquoi tu es parti Christopher ?

— Elle range où le spray pour les vitres ?

Une crampe. Lily sursaute, ferme les yeux et agrippe le rebord du comptoir.

— Tu es sûre que je ne vais pas t’acheter une bouillotte ? Ou si tu as de la sauge, je peux…

— Je veux juste savoir pourquoi tu es parti.

Elle ne lâchera pas le morceau et Christopher ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Comment se fait-il que les cauchemars le hantent encore après toutes ces années ? Il a changé de vie et d’environnement. Il n’est jamais retourné à Marseille. Alors pourquoi ne peut-il pas mener une vie tranquille avec Lily ?

— Je voulais changer d’air.

— Arrête de me prendre pour une idiote, réplique sèchement Lily. On ne part pas comme ça au beau milieu de la nuit. On ne disparait pas trois jours sans donner de nouvelles.

Elle lui avait envoyé trois messages, un chaque matin. Le même à chaque fois. « Dis-moi seulement que tu vas bien. » Elle l’avait appelé trois fois, le soir avant d’entrer à l’hôpital. Et au lieu de s’inquiéter, elle avait dorloté ses patients, acheté un nœud papillon à Mr. Darcy, arrosé ses plantes et appris la recette compliquée du ndolé. Trois SMS, trois appels. Aucune réponse. Elle avait imaginé à tord que son manque d’égard calculé le ferait revenir en courant. Alors pourquoi n’y a-t-il que du désintérêt dans le regard de Christopher ? Pourquoi fait-il le ménage au lieu de prendre au sérieux leur discussion ?

Parce que c’est ce à quoi tu l’as habitué.

— Tu sais quoi ? Laisse tomber. Je préfère que tu me dises que ça ne me regarde pas. À partir de maintenant, fais ce que tu veux. Pars ou reviens, ça m’est égal. Je serai à Belleville à seize heures. On pourra faire semblant que tout va bien, puisque c’est ce que tu préfères. En attendant, j’ai énormément de travail et j’aimerais être seule.

Elle retourne s’asseoir sur le canapé, le dos courbé par les crampes. Comment a-t-elle pu accepter qu’elle ne mérite pas mieux ? Mr. Darcy saute sur ses genoux et repose sa tête poilue contre sa poitrine. Elle lui sourit tristement, caresse ses longs poils noirs.

La porte d’entrée s’ouvre.

— À tout à l’heure, Lily.

La porte d’entrée se referme. Elle laisse échapper un sanglot, blâme les règles pour son manque de contenance émotionnel. Le 31 décembre 2021. Après cette date, tout sera différent.

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