Moereb

MOEREB

Malo et Callum étaient amis. Mais si Malo appréciait la solitude -ou avait fini par l’apprécier, il ne savait pas trop – Callum s’entourait beaucoup. De jeunes comme de vieux, de garçons comme de filles, de ceux qui n’avaient aucun mal à s’ouvrir comme de ceux qu’il fallait aller chercher dans leur trou pour les révéler.

Au grand dam de Malo, le fils du palefrenier était un meneur de troupe.

Quand son ami partait traîner avec ceux de la ville, Malo ressentait toujours une drôle d’amertume. Il n’avait plus envie de rien faire. Il s’allongeait sur son lit en fixant le plafond et en imaginant ce qu’ils pouvaient bien fabriquer, ceux de la ville, ce qu’ils pouvaient bien proposer de plus amusant que les jeux de Callum et Malo.

Callum n’en parlait pas beaucoup. Il semblait presque se retenir de raconter ses après-midis. Mais il arrivait qu’un nom ou deux lui échappent, que Malo glanait et rangeait pour ses prochaines heures d’ennui. A ces noms, le Prince donnait un corps, un visage et une voix.

Melvin était long comme une carotte. Arthur parlait du nez. Gudrun avait des cheveux blonds comme du blé. Elle en faisait des nattes.

Il les faisait bouger, discuter, jouer, vivre. Dans son esprit, il était apprécié d’eux. Il n’était pas leur Prince, juste un garçon comme les autres ravi de sauter dans la fange, de se baigner à la rivière et de rentrer chez sa mère pour le dîner.

Quand il n’avait plus rien à leur faire faire et que l’heure du rendez-vous approchait, Malo quittait sa chambre et rejoignait le passage.

Depuis sa rencontre avec Callum, ils avaient tout exploré, ou presque. En plus de la porte secrète derrière le trône et celle de l’écurie, ils avaient découvert une autre entrée par les cuisines. Malo l’empruntait souvent. Il demandait à pouvoir choisir quelque chose dans le cellier, et n’en ressortait jamais. Personne ne se rendait compte de rien.

Sans Callum, le passage était différent. Il avait plus de relief, plus de contraste, plus d’odeur. Il y faisait plus froid. Malo se mettait au milieu, sans toucher les murs. Il se blottissait contre lui-même, la tête sur les genoux, et attendait. Il pouvait attendre longtemps. Callum se montrait rarement ponctuel.

Il arriva même une fois, une terrible fois, que Callum ne vienne pas.

 

Cette fois-là, Malo regardait la mèche de sa lampe réduire petit à petit en se demandant s’il n’avait pas rêvé : n’était-elle pas déjà bien entamée quand il l’avait allumé ? Il posa la lampe sur le sol, sortit son couteau de sa poche et le planta à côté. Une petite entaille sur le manche servait de repère. Au bout d’un certain temps, le doute n’était plus permis : la mèche avait brûlée d’un bon centimètre. Peut-être était-elle trop fine ? Peut-être l’avait-on mal tressée ?

Malo continua à attendre. Il eut faim et il eut sommeil, mais il se convainquit qu’il n’avait pas mangé grand-chose au déjeuner et peu dormi la nuit dernière.

Il faisait de plus en plus froid. Il en grelottait. Sur les murs, les ombres projetées par la petite flammèche vacillante s’animaient. Elles lui tournaient autour, comme prêtes à lui bondir dessus. Il se força à se concentrer sur la mèche qui, inéluctablement, diminuait.

Ce fut seulement quand la flamme mourut qu’il comprit. Il se trouva lamentable. A quoi pensait-il ? A s’installer ici, dans ce conduit humide, pour le restant de ses jours ? A crever de faim et de soif jusqu’à ce que Callum daigne se montrer ?

Il quitta le passage à tâtons et en colère, en y laissant la petite lampe éteinte. Callum la trouverait là, et peut-être que ça lui inspirerait quelques excuses.

Malo pensait trouver les cuisines vides. On était à une heure loin de tout, la seule pendant laquelle personne ne s’activait à nourrir le château. Pourtant, une autre lumière brillait à la sortie du cellier. On avait laissé une torche accrochée au mur.

On aurait pu l’avoir oublié. Mais d’autres choses, des détails, indiquaient le contraire.

Un fumet de soupe. Une chanson fredonnée doucement. Une silhouette grise et trapue qui se dandinait au-dessus d’une marmite.

Malo n’avait fait aucun bruit. La porte s’ouvrait à deux pas ; il pouvait encore s’enfuir avant que le cuisinier ne le voie.

-Qui aurait cru que dans un petit bout pareil, on trouve un glouton comme çui-là ? lança ce dernier avec une voix de femme. Pas moi, en tout cas !

La cuisinière fit volte-face.

-Pas la vieille Moereb !

Elle agita sa louche sous le nez de Malo.

-Vous allez tout nous vider, comme ça ! Vous allez tout nous prendre, et la prochaine elle sera bien embêtée pour tout ramener du marché, ce que vous y aurez pris !

Tout en dandinement, Moereb alla chercher une assiette. Elle y versa une grande louchée de soupe, et la tendit à Malo.

-Mangez-y moi, mon petit monsieur. C’est tout léger, tout clair, voyez ! Vous avez sans doute pus faim, n’empêche, pour la digestion, c’est bien de s’arroser tout ça…

Elle poussa Malo, qui n’avait ni bougé ni parlé, vers un banc, et le força à s’asseoir en lui appuyant sur l’épaule, mine de rien. Puis elle s’installa en face de lui.

-Moi, je pourrais aller le faire, le marché. J’ai des bras, moi, j’étais blanchisseuse, et le linge trempé, ça pèse son poids… Mais je suis vieille, moi, alors ils préfèrent que je reste ici à faire la popotte… Je suis bonne qu’à ça, de toute façon ! Je peux pus grimper les étages, je peux pus faire les chambres… Alors c’est pour Moereb, tout ça, ajouta-t-elle en désignant les cuisines d’un geste ample.

Elle se tut un instant. Ses yeux sondaient ceux de Malo. Ses yeux à elle étaient très pâles et plissés, ourlés de centaines de rides profondes. Ils étaient aussi dépourvus de cils.

Elle ne semblait pas attendre qu’il réplique. On aurait dit qu’elle espérait simplement un peu de compagnie, peu importe qu’il s’agisse d’un muet ou d’un idiot. 

-Elle vous plaît pas, ma soupe ?

Malo baissa les yeux sur son assiette. Des bouts de navets blancs nageaient à la surface du bouillon. Sous le regard inquisiteur de la vieille femme, il porta le potage à sa bouche et en but une longue lampée. Le liquide chaud lui coula dans le ventre, chassant d’un coup le froid, l’humidité, et la honte d’avoir été oublié.

 

Depuis ce jour, Moereb l’attendit chaque fois qu’il quittait le passage. Il avait beau la chercher du regard quand il traversait les cuisines, il ne l’apercevait jamais. Elle, en revanche, savait toujours quand il sortirait du cellier. Et il la trouvait toujours au-dessus de sa marmite, en train de remuer un fond de soupe en fredonnant.

Malo ne parla à personne de Moereb. Il voulait la garder pour lui, la vieille, sa soupe trop claire et sa folie douce qui semblait lui faire penser, envers et contre tout, que son petit monsieur passait ses après-midis à boulotter le garde-manger. Elle ne posait pas de questions. Elle parlait souvent d’elle, de son métier aux cuisines, du temps qu’il ferait demain.

 

Parfois, aussi, elle se faisait conteuse.

 

C’était les nuits les plus froides, pendant lesquelles Malo quittait le passage troublé. Cela pouvait arriver après une dispute avec Callum, mais aussi pour des raisons mystérieuses qu’il n’expliquait pas lui-même. Il en oubliait de saluer Moereb. Il s’asseyait devant sa soupe sans la boire, en se demandant s’il existait quelque part un livre ou un précepteur pour lui apprendre à démêler le nœud de ses pensées, plutôt que le latin et l’arithmétique.

Alors, Moereb cessait de racler la soupe dans le fond de la marmite. Elle sortait une vieille pipe de sa poche, l’allumait à la flamme du foyer et tirait dessus jusqu’à devenir verte. Puis elle commençait à raconter.

-Mon petit monsieur, y a une chose qu’on vous dira jamais, au grand jamais, dans ce pays…  Si l’envie elle vous prenait, comme ça, de descendre dans la vallée, de marcher sur l’une des chaumières du coin, de coller vot’ derrière sur un banc et de demander à vos gens c’qui savent des fées, eh ben, y a fort à parier que vous ne serez pus bien accueilli de sitôt. Y a fort à parier que la mégère, monsieur ou pas, elle vous transpercerait des mirettes et elle dirait à ses deux garçons : « Flanquez-y moi dehors », et tant pis si l’hiver est trop froid ou la nuit trop noire ; vous aviez qu’à tenir un peu mieux vot’ langue.

Mais la mégère, comme ses garçons, comme moi et tous ceux qui écoutent c’qui nous vient des montagnes, elle sait. Et vous savez c’qu’elle sait, mon petit monsieur ?

Malo secouait la tête. Il savait, parce qu’elle le lui avait raconté plusieurs fois déjà, mais il avait compris que Moereb n’était pas qu’un franc parler et une bonne soupe : elle était aussi un peu sénile.

-Y a un temps, continuait Moereb, ce pays, y s’est appelé le Pays des Fées, et on y trouvait pas un seul Homme… En c’temps-là, on craignait déjà les montagnes… Elles marquaient la limite du monde connu, comme on dit, et ça, ça veut dire la limite du monde tout court. Derrière, y avait rien. Rien de rien. P’têt ben que d’laut’ côté, y s’étaient imaginé des choses… Des monstres, ou des dieux… Allez savoir c’qui leur passait entre les deux oreilles, à ceux-là… En tout cas, ceux qu’on pouvait pas garder mais qu’on avait trop d’peine à tuer, c’est aux montagnes qu’on les donnait. Les fous, les philosophes et les impies…

D’abord, y se sont serrés comme y pouvaient au pied des montagnes, comme des étourneaux sur une branche... Et pis y en a un, un peu p’us courageux ou un peu moins malin, c’est comme on veut, qu’a voulu grimper.

Ils sont pas tous passés, bien sûr. Les montagnes, il y faisait déjà froid. Y avait déjà cette caillasse pas aimable qui vous roule sous l’pied. N’empêche : y en a qui sont passés.

D’l’aut’ côté, le monde, y s’arrêtait pas. Il continuait en vallées, et derrière, y avait la mer jusqu’à l’horizon. Y avait des bois et des prairies, mais pas d’champs, et les sources, elles abreuvaient aucun village. Ils ont décidé d’s’y établir. D’toute façon, c’est pas comme s’ils allaient repartir dans l’aut’sens, par le froid et la caillasse, avec p’têt les aut’ qui les attendaient en bas pour les terminer.

Ils ont pas eu le temps de faire leur nid qu’ils se sont rendu compte qu’ils étaient pas tous seuls : les Fées, elles sont sorties des bois et des sources, mais elles avaient jamais vu d’Hommes avant, et alors, elles se sont pas méfiées.

Une Fée, j’en ai jamais croisée, et j’pense pas m’avancer en disant qu’personne par ici non p’us. Mais ma mémé à moi, quand j’avais vot’ âge et moi l’sien, elle me disait qu’une Fée, c’est pas très curieux. Ca s’en fiche. Dehors, le monde il peut bien s’casser la figure, si c’est pas dans son terrier…

Les Hommes, ils ont fait des villages, et les villages, ils sont devenus des villes. Ils se sont choisi des chefs et puis un roi.

Mais un roi, bien souvent, ça veut le rester pour longtemps. C’est pas cont’ le not’, que j’dis ça, croyez pas… Le not’, il a pas fait de guerre, remarquez… Mais ça, ça veut pas dire que c’est un bon roi. En tout cas, le roi d’ce temps-là, il a décidé que tout le monde dans la vallée devait le reconnaitre comme le roi, même les Fées. Mais une Fée, ça vénère personne, ça croit en rien. Elles se sont moquées de lui.

C’était une belle bêtise. Parce qu’un Homme tout seul, c’est vrai, c’est p’têt faiblard à côté d’une Fée, mais c’est l’espèce qu’est dure au mal. Et pis une Fée, ça craint pas de mourir…

C’est comme ça qu’elle a commencé, la guerre. »

A ce moment-là de l’histoire, la vieille Moereb s’interrompait toujours pour faire signe au prince de venir s’asseoir à côté d’elle, près du feu qui mourrait sous la marmite vide.  

« La guerre entre les Hommes et les Fées. Combien de temps ça a duré ? Ca, j’peux pas dire. Ma mémé le disait pas. Mais j’me souviens qu’elle laissait une longue pause.

En tout cas, le roi des Homme, il était proche de la victoire. Il lui en manquait pas beaucoup. Comme y semblait y avoir plus d’espoir, les Fées, elles se sont réunies une dernière fois. Et y en a une qu’a proposé d’enlever le fils du roi en rançon.

Alors, le soir, la Fée, elle s’est faufilée jusqu’à la chambre du prince qu’était encore bébé. Elle l’a pris dans son berceau et elle l’a remplacé par un message. C’était la fin de la guerre, ou l’enfant, on le reverrait p’us.

Au lendemain, la reine, elle a trouvé le message. Et elle a supplié le roi de faire cesser la guerre, mais le roi, lui, pensait que ça valait bien le coup, d’envoyer son fils, son héritier, au casse-pipe.

Les Hommes ont gagné la guerre et la reine, elle a jamais revu son tout petit.

Mais un jour, alors qu’elle marchait dans la forêt, elle a croisé une vieille Fée à côté de la rivière. La vieille lui a proposé un marché : son fils ne lui serait pas rendu, comme toutes les Fées mortes au combat ne pourraient pas revivre, mais elle connaissait le désir secret de la reine. Elle était prête à l’assouvir si la reine promettait de laisser la forêt aux dernières Fées. La reine a accepté.

Alors, la vieille a cueilli une iris qui poussait par ici et elle l’a tendu à la reine.

-Donne ça à ton mari le roi, qu’elle lui a dit, et demande-lui son parfum. Tu sauras quoi faire.

Parce que ce qu’elle avait vu, la vieille, dans le cœur de la reine, c’est le doute. La reine, elle voulait savoir si le roi souffrait autant qu’il le disait d’avoir vendu son fils.

La reine a été trouver le roi et elle lui a offert la fleur.

-Dis-moi, elle lui a dit, je lui trouve un parfum délicieux.

Bien sûr, c’était pour de faux. La fleur, elle sentait rien du tout pour la reine.

-En voilà une fleur, a dit le roi après avoir reniflé. Elle sent le sang, la peur et le vieil or.

Alors la reine elle a su ce qu’elle devait faire. Elle a sorti un couteau qu’elle cachait dans sa manche et elle a égorgé le roi.

Moereb se tut. Malo leva le nez vers elle. Elle avait les yeux dans le vague.

-Je te l’avais déjà racontée, celle-là, hein ? murmura-t-elle.

-Non. Ou je ne m’en souviens pas.

-Menteur. La vieille Moereb, elle a la caboche trouée de partout, tellement que quand elle passe, elle sème des souvenirs comme un Poucet. Y a pas de mal à le dire, hein, ça, mon petit monsieur…

Malo eut un mouvement d’épaule qui ne voulait pas dire qu’il trouvait qu’elle avait tort, ni qu’il était tout à fait d’accord avec elle.

-Mais c’est bien que tu l’entendes, celle-là… Tu sais pourquoi ?

-Non, répondit sincèrement Malo.

-Parfois, je me demande ce que les aut’, ils sentiraient s’ils reniflaient la fleur…

Malo resta un long moment silencieux.

-Et toi, Moereb, qu’est-ce que tu sentirais ?

-Oh, moi… Si y avait un parfum pour le regret…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Corneille
Posté le 09/07/2023
Qu'est-ce qu'on sentirait si on sentait la fleur ? Très bonne question et très bon chapitre. Les personnages sont hauts en couleurs et toujours intéressants.
Seule remarque, c'est qu'à ce stade de l'histoire on commence à ce demander où tu souhaites nous emmener ( l'enjeu principal de l'histoire, quelles péripéties vont arriver aux persos,... )
À bientôt pour la suite !
The Pighead
Posté le 09/07/2023
Pfiou. Eh bah, franchement, quelle histoire. Le worldbuilding et la façon dont les histoires des persos importants se racontent sont très bien fichues, on ressent bien le fait que ce qui se passe est vraiment dramatique (même si les petits instants de légèreté sont toujours là et marchent encore mieux grâce à ça)... non, vraiment, je me suis ennuyée à aucun moment.

Honnêtement, avec tout ce qui s'est passé, je suis convaincue que le Royaume va se retrouver dans une situation qu'il a lui-même créé, avec Malo qui, d'une certaine façon, souffre pas mal de son enfance pourrie et de son besoin d'amour. Reste maintenant à savoir si Siméon en est conscient ou s'il va jouer un rôle dans cette prophétie auto-réalisatrice, ça, je me demande...

En tout cas, ouais, curieuse de voir la suite !
Vous lisez