« Alors que les trières de Velymène voguaient au secours de leur cité, assaillie de pirates, un terrible orage sépara la flotte. Dans les journées de brume qui suivirent, deux galères disparurent. On les crut coulées, broyées par l’océan comme tant d’autres navires. Elles reparurent cependant quelques mois plus tard, parées de nouvelles couleurs. La légende de leurs pavillons azur se répandit à tout l’Archipel : les galériens de Velymène s’étaient mutinés et pourchassaient désormais leurs anciens maîtres.
Ces esclaves formés à la bataille, maîtres de navires de guerre, abordèrent des centaines de bateaux avec sauvagerie. Ils pillèrent même plusieurs cités portuaires. Ils ne connaissaient ni loi, ni maître, ne purent être achetés par aucun Podestà. Seule la haine semblait les animer. Après la Guerre des Chaînes, aucune flotte n’était plus en mesure de leur donner la chasse. On leur abandonna les mers.
Même escortées, les cargaisons redoutaient la cruelle loi des flots, dictée par un seul maître. Un nom craint par tous les navires marchands, deux syllabes pour inspirer l’effroi à l’océan.
Doros. »
Chroniques de l’Archipel, La Voix Errante
An 125 après les Premiers Pas
Après être descendue du mât, Casse-Fers s’accouda au bastingage de l’Hécate, abandonnant ses longs cheveux noirs à l’alizé. Elle reçut des projections d’écume. Le navire fendait les flots, ses voiles gonflées depuis bientôt trois jours. À cette allure, la cargaison arriverait à Asène avant la fin des célébrations de Cilo. Seules de légères gouttelettes gâchaient le tableau idyllique offert à cette amoureuse de l’océan. Elle aimait plus que tout s’abandonner à sa contemplation lors de chaque pause. Elle caressait le bois poli sous ses doigts abîmés par les cordes. Que c’était bon de reposer ses bras, de détendre ses jambes engourdies, caressées par l’air marin.
L’horizon était plus vide que jamais, alors qu’ils étaient à cent lieues de toutes les routes commerciales, trop dangereuses en cette saison ensoleillée. Casse-Fers admirait l’immensité de vagues avec autant d’enthousiasme que les premiers explorateurs de l’Archipel, fascinée par leur beauté. Deux jours plus tôt, elle avait aperçu un couple de cachalots au loin. Si cela n’avait tenu qu’à elle, la gabière aurait manœuvré pour aller admirer les sauts des majestueux cétacés. Ce n’était que partie remise.
Soudain, une main étrangère se glissa le long de sa hanche, accompagnée d’un susurrement désagréable.
— Alors, Bridée, on abandonne son poste ?
Casse-Fers dut prendre une longue inspiration pour ne pas se retourner, pour ne pas réagir. Elle ne put cependant retenir un frisson d’écœurement alors que la main du lieutenant remontait jusqu’à ses côtes. Elle n’aurait eu aucun mal à repousser Antiope, à lui tordre le bras dans le dos jusqu’à le briser, jusqu’à ses pleurs puis hurlements. Ce fils de marchand, dont c’était la première expédition, n’avait jamais eu à se battre. Ses bras étaient plus habitués à manier le disque et le javelot que le bouclier et le glaive. Ses muscles de façade n’auraient pas résisté à sa technique de combat sauvage. Elle n’en fit cependant rien, consciente de ce qu’elle risquait.
Le lendemain du départ, une femme avait giflé Antiope alors qu’il l’attirait jusqu’à sa chambre. Elle avait reçu dix coups de fouet sur le pont principal et était depuis nourrie au même régime que les esclaves. Une discipline de fer, appliquée par des officiers autoritaires, comme sur tous les navires de la famille Orphane. Tel était le secret de la compagnie la plus rentable de l’Archipel. Un système éprouvé mais qui laissait toute liberté aux lieutenants d’abuser de leur pouvoir.
— Allez, viens, descends avec moi !
Antiope attira sa victime vers les escaliers. À regret, Casse-Fers décrocha ses mains du bastingage et son regard des flots. Elle ne sut cependant cacher l’étincelle de haine qui brillait dans son regard. Cela ne fit que renforcer la détermination perverse du lieutenant, qui lui saisit le poignet et les cheveux. Les matelots détournèrent le regard, ce qui renforça la colère de Casse-Fers. Tout ce qui comptait à leurs yeux était la paye promise à l’arrivée. Leur lâcheté permettait l’injustice. Ces faibles méritaient leur sort.
Casse-Fers offrit une résistance de façade en réfléchissant à une échappatoire. Elle s’en voulait de sa négligence, d’avoir laissé ce chien l’approcher. Elle aurait dû se méfier en le voyant la regarder lors des jours précédents, en l’entendant complimenter son habileté lors des manœuvres. Il lui aurait suffi de demeurer perchée sur le mât ou la dunette, là où il ne montait jamais. Au lieu de cela, il l’entraînait désormais dans les escaliers, où elle se cogna contre la rampe. La douleur se répandit de son coude jusqu’à ses bras, chassant sa lucidité. Une fois à l’abri des regards, ce chien allait payer. Alors qu’il la jetait au sol, dans le couloir, elle s’assura de la présence de son couteau à l’intérieur de sa botte. Rassurée, elle rampa en gémissant, jouant la victime éplorée. Il ne se douterait de rien. Elle savourait d’avance son regard ahuri lorsqu’elle lui trancherait la gorge.
Antiope l’attrapa par la taille, l’entraînant jusqu’à sa cabine, au bout du couloir. Elle se laissa porter en réfléchissant au meilleur moyen d’étouffer ses cris et de cacher son corps. Il poussa déjà la porte lorsqu’une voix posée l’interrompit :
— Antiope, que faites-vous ?
Un homme d’âge mûr sortait de la salle des officiers. Il avait le crâne rasé, une barbe grisonnante et portait une toge blanche qui contrastait avec sa peau d’ébène. Le cercle cuivré brillant à sa main droite ne trompait pas : il s’agissait de Pelias, le capitaine. Casse-Fers le voyait pour la première fois depuis leur appareillage, le long des côtes du sud de Brynène. Elle devait admettre qu’il en imposait avec sa stature, modelée par une décennie offerte à l’océan. Le fils de Pysctas était l’un des marins les plus réputés de l’Archipel, réputé pour sa connaissance des vents marins. Comme Antiope, ne répondait pas, il s’exclama :
— Retournez à votre poste immédiatement ! Que cela ne se reproduise pas ou j’en toucherai deux mots à votre père !
Antiope bafouilla plus qu’il ne répondit avant de tourner les talons. Il chuta lamentablement sur les marches d’escalier, avant de remonter sur le pont en gémissant. Casse-Fers étouffa un rire en se relevant. Pelias la regarda en un instant avec une expression indéchiffrable, cherchant sans doute à comprendre comment elle pouvait sourire après cette agression. Un instant, la gabière affronta ce regard, laissant libre cours à la fierté qu’elle réprimait depuis son engagement. Celle d’une femme libre. Pelias sourit à son tour, refermant la porte de la salle des officiers.
— À qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il.
— Imène, d’Andène.
— Première traversée sous mes ordres ?
— J’ai cette chance, répondit Casse-Fers, un brin d’ironie dans la voix.
— Je vois. Tu navigues depuis quand ?
— Depuis que je suis née.
Pelias hocha la tête avant de soupirer.
— Je préfère avoir des marins comme toi sous mes ordres plutôt que des fils-de. Continue à bien travailler et nous aurons l’occasion de nous revoir.
— J’ai hâte.
Le capitaine rit devant cette nouvelle provocation, puis retourna dans la salle des officiers, diverti par cette conversation inhabituelle. Avant de remonter sur le pont, Casse-Fers demeura un instant pensive, presque charmée par Pelias. Son visage noble, sa démarche distinguée et son intonation d’orateur faisaient presque oublier sa véritable nature : esclavagiste. Il avait pourtant tant de sang sur les mains, tant de vies brisées par les chaînes sur la conscience. Sous ses apparences charmantes, il ne valait pas mieux que ses lieutenants. Il méritait tout autant de mourir.
Une fois en haut, Casse-Fers vit Antiope recroquevillé sur le gaillard avant, les larmes aux yeux. On aurait dit un enfant grondé par son précepteur. Elle ne s’attarda pas sur cette vision savoureuse : elle devait prendre le relais. Elle grimpa avec agilité sur le filet tendu le long du mât puis commença à dérouler un peu plus les voiles. L’orientation du vent était parfaite et l’Hécate semblait prête à s’envoler. Elle s’y affaira une demi-heure avant de monter jusqu’à la vigie.
Elle couvrit ses yeux du soleil matinal pour découvrir au loin une silhouette rocheuse. Avec sa forme circulaire, ses côtes dépourvues de végétation, son sommet entouré de brume, elle se conformait parfaitement à la description que lui en avait faite Ulya. L’île du Croc. L’heure était venue. Casse-Fers redescendit sur le pont, le corps drainé d’adrénaline, puis monta sur la dunette. L’homme de barre ne s’aperçut même pas de sa présence, absorbé par sa tâche. De larges cernes se dessinaient sur sa peau cuivrée et ses bras tremblaient de fatigue. Le relais n’arrivait que dans une heure.
— Je peux te relayer un peu, il n’y a plus rien à faire là-haut.
L’homme sursauta puis se tourna vers son interlocutrice en clignant des yeux.
— Quoi ?
Casse-Fers répéta en imprimant toute son assurance dans sa voix. Cet instant était décisif.
— Tu as déjà dirigé un bateau ?
— Je navigue depuis des années. J’ai tenu la barre du Hypolis pendant deux ans.
— Qu’est-ce que tu fais là alors ?
— Les Orphane payent mieux. Allez, va te reposer, minauda-t-elle. Ça me peine de te voir autant fatigué.
— Bah écoute, c’est pas de refus, Orope te relayera quand il sera réveillé. De toute façon, tu n’as qu’à suivre le vent.
L’homme donna la barre à Casse-Fers avec précaution et demeura quelques instants à ses côtés pour s’assurer qu’elle ne déviait pas du cap. Voyant l’aisance avec laquelle elle manœuvrait, il se retira sans rien ajouter. Elle avait des gestes encore plus sûrs que les siens. La gabière attendit qu’il disparaisse pour donner une légère impulsion à la barre, vers l’est, vers l’île du Croc. Le navire dévia de sa route d’un mouvement trop subtil pour être découvert par quiconque. En apparence, l’Hécate filait toujours vers Asène mais à chaque seconde, il s’éloignait un peu plus de sa route. Il faudrait un long moment pour que l’on s’en aperçoive et même là, l’erreur pourrait être attribuée aux caprices du vent.
Pourtant, Casse-Fers s’inquiéta d’être découverte. Chaque geste de marin, chaque cri, lui paraissaient un signal d’alerte. Il lui semblait que d’un instant à l’autre, les officiers sortiraient sur le pont, menés par Pelias, pour venir s’en prendre à elle. Ses mains serraient la barre en dégoulinant de sueur et elle peinait à réprimer un léger tremblement. Cependant, les minutes passaient et rien ne vint. Bientôt, la silhouette de l’île du Croc apparut à tous les regards.
Surpris, plusieurs marins se concertèrent. Le plus vieux d’entre eux monta sur la dunette pour demander à Casse-Fers :
— Tout va bien ? Je n’ai pas souvenir que nous devions passer si proche d’une Île.
— J’ai suivi le cap. Ordres du capitaine. Peut-être veut-il faire escale.
— Impossible, la cargaison doit arriver à Asène au plus vite.
— Alors va prévenir les officiers.
Le marin jeta un regard suspicieux à son interlocutrice mais il ne put rien déceler d’anormal dans sa tenue de barre. Alors qu’il descendait la dunette, le navire racla un récif, ce qui fit trembler le pont. Le signal qu’attendait Casse-Fers. Elle fit mine de chuter et abandonna la barre à la pression de la mer. Le gouvernail fit trois tours avant d’être arrêté par des marins venus à la rescousse. Ils tentèrent de le redresser mais c’était trop tard : la course de l’Hécate avait changé. Le navire fonçait à travers les écueils, qui frappèrent la coque, jusqu’à briser sa course. Le voilier ralentit jusqu’à s’immobiliser, après plusieurs soubresauts.
Pendant ce temps, Casse-Fer se laissa tomber sur le front et s’écorcha sur le sol de la dunette. Elle ignora les imprécations que lui lançaient plusieurs marins, resta au sol, comme si le choc l’avait assommée. Un officier finit par ordonner de la descendre sur le pont. Alors qu’on la tirait sans ménagement sur l’escalier, elle vit à travers ses yeux mi-clos une dizaine de personnes s’affairer autour du gouvernail. Un lieutenant cria que plusieurs voies d’eau pénétraient la cale, ordonna que tous viennent l’aider à les colmater. Casse-Fers se retrouva bientôt presque seule sur le pont. Les seuls hommes restants étaient débordés, paniqués. C’était son occasion. Après s’être assurée que personne ne la regardait, elle plongea.
L’eau glaciale mordit sa peau. Elle ondula dans le bleu profond, avec l’aisance d’un animal marin. Elle alla aussi loin que ses poumons le lui permettaient, louvoyant entre les sombres récifs. Sous l’eau, elle se sentait bien. Là, il n’y avait plus la brûlure du soleil, plus les sifflements du vent, plus les gouttes de pluie. Mieux que tout, il n’y avait plus hommes ni femmes. Plus aucun visage haï, plus aucun cri. Seulement l’eau, armure de silence.
En remontant à la surface, Casse-Fers prit une longue inspiration. Elle n’était plus très loin de la plage, de son sable brillant. L’eau se réchauffait à chacun de ses mouvements. Elle replongea vers la crique décrite par Ulya, longea la côte de longues minutes. Une fois la silhouette de l’Hécate disparue, elle nagea à l’air libre pour soulager ses poumons implorants. Elle regrettait leur faiblesse, elle qui aurait tant préféré des branchies, pour explorer les profondeurs, au-delà de toutes les explorations humaines.
Enfin, elle aperçut les deux galères, masquées par de grandes toiles grises, qui ne suffisaient cependant pas à masquer leurs longs pavillons azur à un œil affûté. Après quelques brasses, on l’aperçut et des cris de joie retentirent. Une fois hissée à bord, Casse-Fers retrouva avec soulagement un pont familier, après ce voyage sur l’écœurante Hécate. Plusieurs dizaines de visages et de saluts se succédèrent, tout autour d’elle. Elle se contenta de répondre à ses camarades par un mince sourire et quelques propos rassurants. Oui, la mission avait réussi. Leur proie était à leur merci. Ces quelques instants de célébration bruyante furent interrompus par une voix autoritaire :
— Vous avez entendu Casse-Fers ? Les clytois sont en train de réparer leurs avaries, nous n’avons pas une minute à perdre ! Tous à vos postes !
Le ton sec d’Ulya chassa les curieux plus vite que n’importe quelle menace. La petite femme au crâne luisant de sueur hurla sur les plus lents, passa ses consignes pour la manœuvre à venir. Seule Casse-Fers échappa à son courroux. Elle marcha seule sur le pont, un peu hébétée. Les postes qu’elle aurait pu prendre étaient déjà tous occupés. Elle ignorait que faire sur ce navire à l’activité frénétique, alors que tout son environnement semblait lui dire que sa part de mission était achevée. Alors elle descendit sous le pont, alla jusqu’à la salle d’armes. Casse-Fers sourit en reconnaissant son marteau : on ne l’avait pas oubliée.
Les premiers cris de terreur résonnèrent avant même que l’éperon de la proue brise la coque de l’Hécate. La vingtaine de silhouettes sur le pont gesticulait en désordre, espérant donner assez de vitesse à leur navire pour éviter le choc. Casse-Fers regarda avec délectation la terreur de ces lâches qui espéraient encore sauver leurs vies. Sortie de sa crique à toute allure, guidée par des signaux de fumée venus de l’île, la galère d’Ulya avait fondu sur sa proie avec voracité. L’habileté du meilleur marin ne pouvait désormais suffire à éviter le combat.
Casse-Fers s’accrocha à un mât au moment du choc. Le temps sembla se suspendre alors que l’éperon pirate frappait le flanc de sa victime, l’éventrant dans un fracas de bois arrachés. Plusieurs marins tombèrent et une nuée de débris s’abattit sur la mer. Le pont de la galère trembla comme s’il avait été heurté par une gigantesque créature marine. Les cordes vibrèrent, les planches se tendirent, les voiles claquèrent. Emporté par son élan et les efforts de ses rameurs, le navire assaillant s’enfonça jusqu’à la moitié de la coque, qui manqua de se briser en gémissant. Les voiles s’effondrèrent, enveloppant les marins de premiers draps mortuaires.
Alors que quelques silhouettes se redressaient au milieu du chaos, des dizaines de flèches et de pierres balayèrent le pont et deux grappins s’accrochèrent au bastingage. Ulya s’élança la première, suivie comme son ombre par ses frères et sœurs d’armes enragés, assoiffés de sang. Casse-Fers resta sur le pont, en arrière, pour observer les combats au loin, le cœur battant à tout rompre. Ce sang répandu était le juste châtiment pour les vendeurs d’âme. L’Archipel se porterait mieux sans les ordures qu’elle avait côtoyées toutes ces semaines. Ces gens qui respiraient, riaient, mangeaient et dormaient en ignorant leur terrible mission. Pourtant, un curieux malaise l’envahit, comme devant chaque carnage. Elle repensa à son ancien maître, à son mépris pour toute violence. Qu’aurait-il pensé d’elle à ce moment ? Malgré tout, elle regardait toujours.
Il y eut une tentative de résistance, peut-être même un espoir de repousser l’ennemi. Les matelots de l’Hécate se battirent avec un courage qu’ils n’avaient pas, encouragés par leurs commandants montés sur le pont. Ulya et les siens gagnèrent chaque planche à coups de lames et de javelots. Sa sauvagerie inspirait la peur qui décide les vainqueurs. Quand elle abattait un ennemi, elle continuait de le frapper jusqu’à ne laisser qu’un corps sanguinolent, qu’elle éparpillait en morceaux de chairs avant de les lancer à ses ennemis. Elle riait d’un rire fou, nourri par les grimaces, les regards terrifiés et les pleurs.
Casse-Fers n’eut pas la satisfaction de voir Antiope mourir. Elle reconnut sa tunique à défaut de son corps, écrasé sous les pieds des assaillants. Les résistants se replièrent sur la dunette où ils organisèrent une défense de fortune. Décimés par les archers adverses, ils comprenaient peu à peu que rien ne pourrait empêcher leur funeste sort. Ils pleuraient sans cesser de se battre, gémissaient et tremblaient de peur. Que c’était bon de les voir subir ce qu’ils avaient passé leur vie à infliger. Casse-Fers eut beau tourner le regard partout sur l’Hécate, elle n’aperçut pas Pelias. Elle l’avait imaginé à la tête de ses hommes, héros tragique destiné à mourir. Ulya l’aurait tué elle-même. Elle détestait les commandants. Il n’était pourtant pas là.
La deuxième galère contourna l’Hécate pour l’aborder par le flanc droit. Avant même le signal de trompe de l’assaut, de nouveaux assaillants s’étaient joints à l’équipage d’Ulya, pour venir réclamer leur part de sang. Les défenseurs tentèrent de s’ouvrir un chemin vers la mer mais ils furent décimés. Un seul plongea, le corps percé d’une flèche. Lorsque Doros posa le pied sur le pont, il n’y avait plus aucune résistance.
Le robuste manchot jeta un regard satisfait sur le pont couvert de cadavres. Il avança jusqu’à Ulya en souriant à pleine dents. Sa seule présence fit taire les cris, retomber l’agitation générale. Hommes et femmes s’écartèrent sur son chemin. Il y avait dans ce visage sillonné de rides, dans ces bras redessinés par le fouet, dans ces cheveux plus blancs que l’écume et dans cette peau brûlée de soleil une puissance brute. Celle d’un animal sauvage, trop longtemps enchaîné et qui, enfin libre, rêvait de mettre le monde à feu et à sang. Sans même connaître un dixième de son histoire, Casse-Fers savait qu’il avait subi assez d’horreurs pour être consumé de haine jusqu’à ses derniers jours. Ce jour-là, la souffrance et la peur avaient changé de camp.
Pendant que Doros félicitait Ulya de sa voix âpre, acclamé par ses équipages, Casse-Fers monta sur la dunette de la galère. Elle jeta son marteau sur le pont de l’Hécate, avant de l’y rejoindre d’un saut agile. Elle ramassa son arme et marcha vers son capitaine, imbibant ses sandales de cuir dans les flaques de sang. Un homme lui indiqua en riant la cale. Casse-Fers l’ignora, mieux que personne elle connaissait son chemin. Elle ne fit pas plus attention à la clameur qui se répandit lorsque l’on amena Pelias nu sur le pont. Tandis que l’on humiliait le noble capitaine sous l’urine et les crachats, elle s’arrêta devant Doros.
Les yeux marrons de l’ancien esclave parcoururent son visage avec une joie sincère qu’il n’éprouvait à la vue que d’une poignée de personne. Dans ce cœur durci par une vie de misère, un sentiment d’affection pour Casse-Fers s’était glissé par ses rares fissures. Elle avait la même couleur de peau, la même forme d’yeux, et autant de fantômes douloureux. Doros donna une tape amicale sur son épaule :
— Bravo, ma petite. Cette prise, on te la doit.
Casse-Fers ne répondit rien, se contentant de montrer son marteau. Doros acquiesça, répondant seulement :
— Fais.
Elle s’exécuta, suivie par une dizaine de personnes. Elle descendit d’un pas lent les mêmes marches qu’elle avait empruntées sous la contrainte d’Antiope. Deux cadavres d’officiers gisaient dans le couloir, elle les enjamba, avançant jusqu’à la dernière porte, fermée d’un verrou de fer. Il sauta de son premier coup de marteau et la porte s’ouvrit dans un grincement, dévoilant un rectangle d’obscurité et de murmures. Casse-Fers sentit tous ses muscles se tendre d’excitation en prévision du moment tant attendu. Il y eut un temps d’hésitation, de peur mêlée d’un espoir fou. Puis le premier esclave osa sortir.
C’était une grande adolescente aux membres frêles, qui sortit en chancelant et plissant les paupières, éblouie par la lumière du jour. Elle demeura quelques secondes immobiles, le visage muré dans l’incompréhension puis elle regarda Casse-Fers. Sans dire un mot, elle comprit. La peur se mua en reconnaissance. Elle eut seulement assez d’équilibre pour faire deux pas puis tomber à genoux, les yeux inondés de larmes de joie.
Casse-Fers fit un pas vers elle, touchée par cette émotion contagieuse, par la beauté de ce moment où tant d’humains allaient retrouver leur dignité perdue. Elle prit les doigts maigres de la jeune fille dans les siens, l’aida à se lever malgré ses plaies, ses jambes couvertes de brûlures et aperçut le fer qui encerclait sa cheville droite.
Casse-Fers sourit pour rassurer l’adolescente tandis que d’autres silhouettes titubantes émergeaient de la cave. Des hommes, des femmes de tous âges, des enfants. Son marteau se leva accompagné d’un chant de sanglots soulagés, de rires nerveux, de remerciements murmurés, de prières incrédules. Leurs regards se concentrèrent tous sur son geste, sur la chute de son marteau. La chaînette se brisa dans un fracas d’étincelles, suivi d’un bourdonnement de murmures ébahis.
La briseuse de chaîne ne prononça pas le moindre mot, ne regarda pas les esclaves avec le mépris du sauveur. Elle leur offrit le regard que méritent toutes les âmes du monde, un regard respectueux de leur dignité, de leur altérité. Elle savoura chacune des émotions qui se lisait sur les visages qui l’entouraient. C’était pour ces moments qu’elle avait choisi de vivre, malgré tout. Elle invita les prisonniers à s’avancer pour les affranchir de leurs chaînes. Dans ce rituel étrange, où le son du métal éclaté se mêlait aux cris de la beuverie du pont, Casse-Fers sourit.
L’espace d’un instant, elle se sentit aussi noble et précieuse que la liberté qu’elle rendait.
Pour l’instant , il n’y a pas vraiment de liens entre les différents personnages , ce qui n’est pas pour me déplaire .
Oui, on a emprunté quelques mots à la vraie mythologie ^^ (Hésione existe aussi je crois ?), pas toujours volontairement d'ailleurs xD
Oui, chacun fait sa vie jusqu'ici mais il va y avoir des liens au fur et à mesure.
Merci beaucoup de ta lecture !!
Quel plaisir de lire ça ! Merci à toi de cet enthousiasme, c'est hyper encourageant (=
A très vite !!
La première phrase a une figure de style (je ne sais plus laquelle, ce n'est pas pour rien que j'ai eu 7 à l'écrit du bac😁), mais cette figure de style n'est pas la plus agréable à lire. Peut-être simplement écrire : " Il en imposait de par sa stature, modelée..." ?
La deuxième phrase contient une répétition du mot "réputé". Je me permet de suggérer en remplacement du second "réputé" : "..., grâce à sa connaissance...".
Tout ceci n'est évidemment que des suggestions, à vous de décider, c'est vous les auteurs !
Merci beaucoup pour ton retour, cool que tu apprécies toujours autant la lecture (=
Bien vu pour les corrections, on regarde ça !
A bientôt !!
Merci pour ton commentaire et tes petites remarques, à très vite !
Je pense que c'est mon chapitre préféré jusqu'ici. Peut-être que c'est à cause de Casse-Fers, ou de ce mouvement de libération d'esclaves et toute la grande scène de combats... Je ne sais pas, mais il y a un truc particulier dans ce chapitre !
J'aime particulièrement la dernière scène où les esclaves émergent de l'ombre - très symbolique- mais aussi très frappant, car même si on sait dès le début qu''on se trouve sur un bateau transportant des esclaves, on ne les voit pas. Juste au dernier moment, quand ils redeviennent des hommes et des femmes à part entière. C'est bien exécuté !
Mention spéciale pour tout ce passage : "L’eau glaciale mordit sa peau. Elle ondula dans le bleu profond, avec l’aisance d’un animal marin. (...) Mieux que tout, il n’y avait plus hommes ni femmes. Plus aucun visage haï, plus aucun cri. Seulement l’eau, armure de silence." -->
À bientôt !
Merci !! C'est vrai que c'est un chapitre assez fort et épique, tant mieux s'il t'a plu !
La scène de fin est en effet assez puissante, et en effet assez symbolique (tu l'analyses bien ah ah)
A très vite !
Casse-Fers est aussi un de nos personnages préférés, un des premiers qu'on a inventé en imaginant cette histoire donc ça fait plaisir !!
Top que tu aies apprécié la sortie des esclaves de l'ombre, en effet ça fait écho à des thèmes importants du récit. Hâte de voir ce que tu penseras de la suite (=
A bientôt !
mes citations préférées :
"Sous l’eau, elle se sentait bien. Là, il n’y avait plus la brûlure du soleil, plus les sifflements du vent, plus les gouttes de pluie. Mieux que tout, il n’y avait plus hommes ni femmes. Plus aucun visage haï, plus aucun cri. Seulement l’eau, armure de silence."
"Les voiles s’effondrèrent, enveloppant les marins de premiers draps mortuaires."
"Celle d’un animal sauvage, trop longtemps enchaîné et qui, enfin libre, rêvait de mettre le monde à feu et à sang. Sans même connaître un dixième de son histoire, Casse-Fers savait qu’il avait subi assez d’horreurs pour être consumé de haine jusqu’à ses derniers jours."
"La briseuse de chaîne ne prononça pas le moindre mot, ne regarda pas les esclaves avec le mépris du sauveur. Elle leur offrit le regard que méritent toutes les âmes du monde, un regard respectueux de leur dignité, de leur altérité."
"L’espace d’un instant, elle se sentit aussi noble et précieuse que la liberté qu’elle rendait."
je termine avec deux phrases qui m'ont semblé répétitives, à moins que ce ne soit un effet de style voulu, je miserais plutôt sur des synonymes ;)
"pour explorer les profondeurs, au-delà de toutes les explorations humaines" => au delà des limites humaines, au-delà de toutes les expéditions humaines ?
"qu’il en imposait avec sa stature imposante" => massive, impressionnante ?
merci pour ce chapitre et à bientôt !
Merci beaucoup pour ton commentaire encourageant ! Les petites répétitions ont été corrigées !
A bientôt (=
Merci beaucoup <3