Mois II : Zuasyn - Hésione

Notes de l’auteur : voici le deuxième point de vue pour ce personnage ! des légers changements ont été fait sur le premier point de vue. : Vétias n'est pas le fils biologique d'Aséis, mais fils du premier mariage de l'Archonte...
Bonne lecture !

“ Si l’Archonte règne sur les stades avec ses coureurs, ses lutteurs et ses auriges, Aséis, elle, veille sur les arts et ceux qui les façonnent. Mécène respectée, elle ouvre les portes de son palais aux musiciens, poètes, peintres et sculpteurs. C’est grâce à son goût éclairé, à sa sensibilité et à sa générosité que Clytène est devenue la cité des Arts. Partout, on murmure que nul ne peut espérer la gloire s’il n’a, un jour, mérité la faveur d’Aséis. 

Chaque saison, des jeunes talents venus de tous les horizons affluent vers la ville, portés par l’espoir de séduire la mère des arts — et, ainsi, d’inscrire leur nom dans les mémoires. » 

Chroniques de l’Archipel, La Voix Errante

An 125 après les Premiers Pas

Hésione

Le visage baissé pour empêcher le soleil de l’éblouir, Hésione ne distinguait que le bas de la jupe d’Aséis qui oscillait au rythme de ses pas. Celle-ci avançait d’un pas décidé à travers les jardins, s’arrêtant parfois pour les embrasser du regard. Ceux-ci étaient immenses pourtant, une attention particulière était portée à chaque détail. Les massifs de fleurs étaient soigneusement délimités, les arbres plantés à une distance régulière, et les statues brillaient d’un blanc impeccable. Seul le lierre, indifférent à toute ordonnance, courait librement le long des murs, dernier signe d’une nature indomptée. 

Le matin était le rare moment de tranquillité dont disposaient les deux femmes, et Hésione le savourait toujours. Elle aimait le parfum diffus des fleurs, le murmure de l’eau dans les bassins, le chant des oiseaux. Ils allaient lui manquer. 

Aséis s’arrêta devant une statue. Damra, déesse de la sagesse. Son visage avait toujours provoqué chez Hésione un certain malaise. Il y avait dans ce demi-sourire une ironie qu’elle ne savait interpréter, et les yeux de pierre semblaient suivre chacun de ses mouvements. Aséis prit une grande inspiration et murmura :

- Il refuse toujours de parler à qui que ce soit, hormis son père et Laïs.

- Je sais, répondit Hésione. Il ne sort jamais de sa chambre, et je n’ai pas réussi à lui arracher une seule parole. 

Elle se mordit la lèvre. Elle avait promis à sa maîtresse de guider Vétias, de l’aider à retrouver le droit chemin, de l’amener à changer. Pourtant, son silence obstiné éveillait en elle une colère sourde. Elle n’avait pas réussi à lui pardonner. Mais comment pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon ?

Aséis soupira, comme à chaque fois qu’elle s'apprêtait à se confier. 

- Il a toujours été difficile pour moi de m’occuper de lui. Quand je me suis mariée, il avait à peine un an. C’était un enfant d’une autre femme. J’ai voulu l’aimer, vraiment…

Elle s’interrompit, soupira de nouveau. Son visage se tendit. 

- Je n’y arrivais pas. Ce n’était pas mon fils. Des cheveux blonds, des yeux verts. Rien de moi. Tout d’une femme que mon mari avait aimé avant moi. Une danseuse. Je ne me souviens plus de son nom, je ne sais même pas si je l’ai su un jour. Alors, je l’ai confié aux nourrices. Je ne pouvais pas m’occuper de lui. Je ne le voulais pas. A vrai dire… j’ai même souhaité qu’il n’ait jamais existé. Pendant de longues années, il était le seul enfant au palais. Puis Laïs est née. Quel bonheur… Elle a grandi avec Vétias, et j’ai essayé de ne pas les traiter différemment. J’ai voulu les comme des frères et sœurs, comme mes enfants mais c’était impossible. A chaque fois que je croisais ces yeux-là, ces yeux étrangers…

Hésione se rapprocha un peu d’Aséis, dont le regard restait fixé sur la statue. 

- Je l’ai envoyé chez Hyasis pour parfaire son éducation. C’est ce que j’ai dit à tous. En vérité, je voulais l’éloigner. Loin de ma fille. Loin de moi. Et j’ai pensé que peut-être, quand il reviendrait, grand, je… que peut-être je finirais par réussir à l’aimer. 

Hésione attendit un instant, eut un léger sourire en voyant un papillon se poser sur la tête voilée de la statue. Il y resta quelques secondes, puis ouvrit ses ailes et s’envola. Hésione le suivit du regard jusqu’à ce qu’il se perde dans les roses d’un parterre. 

- Il lui faut du temps. 

- Sans doute… Enfin, ça ne te concerne plus maintenant. 

Il y eut un silence, puis Aséis murmura :

- Que Damra lui inspire la sagesse. 

Hésione acquiesça. Mais en son for intérieur, elle savait que les prières ne suffiraient pas. Elle ne croyait pas à ces dieux invoqués sans ferveur, et elle trouvait la piété de sa maîtresse vaine. Implorer un dieu dont l’existence était incertaine ne servait à rien. Elle avait connu tant de malheureux prier en vain, tant de dévotions inutiles. Elle n’avait jamais rien espéré du ciel. La seule manière de changer sa vie, c’était l’action.

Les deux femmes reprirent leur marche sur le chemin pavé de pierres blanches éclatantes sous le soleil. Hésione grimaça en sentant la morsure de la chaleur sur sa nuque, déjà rougie. Aséis s’arrêta soudainement. 

Elles étaient arrivées devant le grand bassin central, dans lequel nageaient quelques carpes colorées. Assis sur le rebord, le dos droit et le regard rivé sur la surface de l’eau, Pycsas ne les avait pas entendues approcher. Aséis prit la parole. 

- Pycstas. Je ne t’ai pas vu au palais ces derniers temps. 

Le vieil homme se retourna et se leva aussitôt. Son visage sérieux s’étira en un demi-sourire et il s’inclina lentement, avant de retrouver son haut port de tête. Hésione recula d’un pas. Si quelque chose pouvait alourdir cette promenade, c’était bien la présence du conseiller Orphane. Elle baissa les yeux : elle détestait sentir le mépris qu’il avait pour elle. À ses yeux, elle n’était rien de plus qu’un objet.

- Mes excuses, Aséis. J’ai été fort occupé, les affaires s’accumulent. Mais sois assurée que je ne te fuis pas. 

Pycstas eut un petit rire sec, qui arracha à Hésione un rictus. Tout en lui respirait le mensonge.

- Ton fils devrait bientôt revenir siéger à l’Assemblée, n’est-ce pas ? 

- Oui, il est vrai qu’il ne s’y est pas présenté depuis longtemps. Il a toujours préféré la mer à la politique. Enfin…Il aurait déjà dû être rentré, mais les vents sont sans doute capricieux. Même le meilleur des capitaines n’est pas à l’abri d’une tempête. Pélias devrait bientôt être parmi nous.

- Je prie pour qu’il nous revienne vite. 

Le regard du vieil homme vacilla, imperceptiblement, puis reprit sa droiture habituelle. 

- Merci, c’est aimable. 

Hésione fronça les sourcils. Je prie pour qu’il ne revienne jamais. S’il y a un dieu pour les esclaves, qu’il ordonne à la mer de l’engloutir. Pour tous, le nom “Orphane” résonnait avec “esclaves”. L’illustre famille s’était enrichie dans ce commerce, et ne cessait d’accroitre son influence. 

- J’imagine que tu as eu vent des récentes décisions d’Andène. 

- Oui, bien sûr. 

- Cette idée d’interdire la vente d'esclaves dans leur cité est inconcevable, continua le conseiller. A croire qu’Orèpe se soucie plus des étrangers que du commerce de sa propre cité. 

- Il a toujours été à part des autres Podestà. Et Andène a toujours été à part des autres cités. 

- Ah ! Ils se proclamaient “République Indépendante”. Ils feraient mieux de se souvenir du rôle que Clytène a joué pendant la guerre des chaînes. Tourner le dos ainsi à la cité qui les a sauvés… 

A son grand soulagement, le vieil homme cessa ses plaintes. Hésione savoura le court temps durant lequel elle n’eut pas à entendre sa désagréable voix. 

- Mais je ne voudrais pas t’importuner avec de tels sujets. Comment va Laïs ?

Un sourire adoucit le visage d’Aséis.

- Bien. Elle grandit, elle apprend vite. Tu devrais aller la voir quand tu en auras l’occasion. 

- Il me semble que les occasions se font rares. Mais j’essaierai de me libérer. Laïs est une enfant…charmante. Je tâcherai également de m’entretenir avec Vétias. Depuis son retour, je n’ai pas encore pris le temps. Pourtant, c’est lui aussi un charmant garçon, n’est-ce pas ?

- Tout à fait. 

Le vieil homme s’inclina avec lenteur, afficha un sourire poli.

- Je vais te laisser, je t’ai déjà pris trop de temps. 

- Tu me sembles bien pressé. Où vas-tu ?

Loin d’ici, j’espère. Hésione serra le poing. Qu’il s’en aille, vite. 

- Je vais voir ma fille. C’est toujours un plaisir de te voir. 

La voix de Pycstas s’était faite plus grave, et pour une fois, Hésione lui trouva un air sincère. Ses yeux s’étaient assombris, son visage se tendit.

- Pour moi aussi. Nous devons également aller voir quelqu’un. 

Pycstas hocha la tête, sans un regard pour Hésione. Puis il s’éloigna, sa silhouette droite disparaissant entre les ifs taillés. Hésione put enfin s’approcher à nouveau de sa maîtresse.

- Nous devons voir quelqu’un ? 

- Oui. Je dois te présenter quelqu’un que j’affectionne beaucoup. Je pense que vous allez vous entendre. 

- Du moment que ce n’est pas un Orphane…

Aséis éclata de rire et saisit le bras d’Hésione. Les deux femmes reprirent leur avancée, jusqu’à enfin atteindre l’ombre fraîche du péristyle, dont les colonnes massives jetaient sur le sol un damier de lumière et d’ombre.

Là, adossé à une colonne, un homme les attendait, à demi dissimulé dans l’obscurité.  Lorsqu’il leva la tête, un large sourire s’épanouit sur son visage. Hésione en fut frappée. Elle lui trouva un charme rare. Sa peau était d’un bronze lisse et sans imperfection, sa mâchoire fine, parfaitement dessinée. Son nez droit donnait à son visage une assurance noble. Mais ce qui la frappa d’abord, c’était ses yeux : sombres, soulignés d’un trait noir qui prolongeait leur inclinaison naturelle, et que l’on devinait observateurs. Ses cheveux, noirs et épais, formaient de longues boucles soigneusement ordonnées. Sur son épaule, une étoffe d’un bleu profond, brodée d’or, retombait en plis souples et un lourd collier cerclait son cou.

Il s’inclina, saisit la main d’Aséis pour l’embrasser, puis fit de même avec Hésione. Surprise par tant d’égards, elle fronça légèrement les sourcils.

- Aséis, souffla-t-il. Cette parure te rend éclatante. Tu resteras toujours ma muse. 

- Dorias, répondit Aséis, tu trouves toujours les mots pour me flatter. 

- De la flatterie ? Je ne fais que décrire ce que j’observe. 

- Hésione, déclara la femme de l’Archonte en se retournant, je voulais que tu rencontres Dorias. C’est un ami cher. 

- Enchanté, Hésione. Je suis un ami, oui. Mais surtout un amoureux… Un amoureux de la beauté. 

Hésione laissa échapper un rire bref. Elle trouvait cet homme étrange, et en réalité un peu ridicule. Il l’amusait. 

- Aséis, je t’ai écrit un poème. A l’instant. Je viens d’être frappé par l’inspiration. 

- Je t’en prie, l’invita Aséis, amusée. 

- Sous ton pas souverain, le jour s’incline, commença Dorias, accompagnant ses paroles de grands gestes de mains. 

Aséis, ta force éclaire et domine,

Ton regard profond, tel un feu qui s’enflamme,

Emplit tout mon être d’une… 

Dorias s’arrêta soudain, les bras levés vers le ciel. 

- D’une…

Un poème sans fin…Original. Hésione décida de voler à son secours. 

- Ardente flamme ? proposa-t-elle.

Dorias sourit. 

- Emplit tout mon être d’une ardente flamme. Superbe ! 

Aséis applaudit, le sourire aux lèvres. 

- Hésione, déclara l’homme, je t’engage. 

Elle répondit par un sourire modeste. Elle avait pour l’instant bien assez à faire sans devoir compléter les vers de ce poète fantasque.

Un esclave qu’Hésione n’avait pas vu arriver s’approcha soudain d’Aséis. 

- Excusez-moi, dit-il d’une voix haletante. 

Il se pencha vers l’oreille de la femme de l’Archonte et chuchota quelque chose. Aséis fronça les sourcils. 

- Et bien, je vais devoir vous laisser composer des vers ensemble, poètes. Je suis attendue.  

Hésione fut étonnée. Elle ne se retrouvait que rarement seule. 

- Ne veux-tu pas que je t’accompagne ?

- Ne t’inquiètes pas, Hésione. Tu iras chercher Laïs à la fin de sa leçon. Profite d’un moment de liberté.

Cela faisait longtemps qu’on ne lui avait pas parlé de liberté. Elle ne parvenait à croire que cette liberté lui appartiendrait bientôt. Elle acquiesça, bien qu’un peu déconcertée. Elle n’avait pas vraiment envie de se retrouver seule avec Dorias. Une fois Aséis partie, Dorias invita Hésione à le suivre d’un geste de main. Ils marchèrent en silence. Ce fut Dorias qui parla le premier. 

- Depuis combien de temps es-tu la compagne d’Aséis ?

Hésione fronça légèrement les sourcils en l’entendant utiliser ce terme. “Compagne” était-il le mot que les poètes utilisaient pour éviter de dire “esclave” ?

- Je la sers depuis vingt ans. 

- Vingt ans ? C’est assez admirable ! Vous devez être proches. 

- Oui, répondit simplement Hésione. 

- Et d’où viens-tu ?

Si c’était lui qui la questionnait, Hésione n’en était pas moins intriguée à son sujet. Ses paroles, ses vêtements, son lien avec Aséis la poussait à croire qu’il venait d’une grande et riche famille mais son attitude fantasque la perturbait. 

- Attends, ne dis rien ! s’exclama Dorias. Je sais. 

Hésione ne put s’empêcher de sourire. Il ne sait pas. Comment le pourrait-il ?

- Andène ! Cité rebelle, fière, peuplée d’érudits. 

- Non. 

Déçu, Dorias observa davantage Hésione en plissant les yeux. 

- Alors Asène ! Prospère, riche, belle. 

- Pas du tout. 

Hésione se demanda s’il plaisantait. Elle était une esclave. Les esclaves ne venaient pas des cités libres. 

- Ah, j’y suis ! 

Dorias posa les mains sur ses tempes, les yeux fermés, comme pris dans une intense réflexion. 

- Brynène ! Sauvage, merveilleuse. 

S’il compte me flatter en employant de tels adjectifs, il se trompe. Hésione en avait connu d’autres, des hommes aux paroles fleuries. Elle y avait autrefois été sensible, touchée dès qu’on la considérait. Elle se contenta de faire non de la tête. 

- Alors, Myrthène ?

- Toujours pas. 

- Episène ? 

- Non plus. 

- Vélymène ?

Il laissa échapper un petit rire et ajouta:

- Il ne vaut mieux pas. J’admets ne pas savoir, Hésione. Alors dis-moi. 

Sa terre était inconnue de beaucoup. Peu connaissaient son nom, peu connaissaient son existence. 

- Je viens d’une grande île de l’Est. On l’appelle les Cent Lacs. 

- Oh, quel joli nom ! Ce doit être une terre fascinante.

- Oui, souffla-t-elle. 

Ceux qui connaissaient les Cent Lacs étaient les capitaines des navires d'esclaves, qui venaient les piller. A cette pensée, Hésione ressentit une sourde colère. 

- Comment est-ce ?

L’intérêt que Dorias avait pour elle l’intriguait de plus en plus. Mais elle ne pouvait résister à l’envie de parler de sa terre natale. Terre aimée, dont elle n’avait pas revu les côtes depuis qu’on l’avait arraché à elle. 

- C’est une île magnifique, à la végétation luxuriante. Comme tu peux l’imaginer, elle est parsemée de lacs limpides. Je ne me souviens plus bien, mais parfois des souvenirs me reviennent… Des sensations. Des chants de femmes, le bruit de l’eau, des rires…

Le regard d’Hésione se voila, et Dorias afficha un air compatissant. Il ferma les yeux un long moment, les rouvrit. 

- Je n’ai jamais vu ton pays,

Mais ton regard en porte l’eau 

Claire et vaste, douce et meurtrie,

Souvenir d’une terre quittée trop tôt. 

Hésione eut un sourire amer:

- Tu ne peux pas t’en empêcher.

- Tout est poésie.  

- Même l’esclavage ? répliqua Hésione d’un ton sec. 

- Pardonne moi. Tes yeux brillent d’une lumière rare. Je ne voudrais jamais y voir couler de larmes. 

Elle voulut sourire. Elle avait tant pleuré autrefois que les larmes lui semblaient désormais étrangères. 

- Quelle est ta réelle occupation, Dorias ? Tu sièges à l’Assemblée ?

Dorias sourit, comme si cette question était absurde.

- Oh non ! Surtout pas ! Non, moi…j’écris. Je regarde. Je vois tout - beauté, laideur, joie, douleur - et je le transforme en mots. 

Il éclata soudainement de rire. 

- Une manière détournée de dire qu’en réalité, je ne fais rien. 

Sur ces mots, Dorias s’arrêta. Hésione l’imita. Ils se trouvaient face à une immense mosaïque. 

- L’avais-tu déjà vue auparavant ? demanda-t-il.

- Bien sûr. Je viens souvent ici. 

- Mais l’avais-tu déjà observée ? Sais-tu ce qu’elle raconte ? 

Hésione parcourut l'œuvre du regard. Un couple était représenté assis, les yeux clos. Les deux jeunes gens étaient enlacés. 

- Je dois avouer que je ne sais pas. 

- Les amants maudits. Une belle et puissante tragédie. Deux vies brisées par un destin cruel…

Dorias se tourna vers Hésione, haussa les sourcils. 

- C’est accablant de désespoir. Trop sombre pour une si belle journée ! 

Il saisit la main d’Hésione, la fit tourner sur elle-même. Charmée par sa fantaisie, elle ne protesta pas.

 

Ils continuèrent à longer le péristyle, s’arrêtant devant les mosaïques, parlant distraitement de choses et d’autres. Soudain, Hésione se souvint qu’elle devait aller chercher LaÏs. Elle ne savait combien de temps s’était écoulé, mais elle craignit d’avoir dépassé son temps libre. 

- Je dois partir, déclara-t-elle. 

- Oh. Le temps passe si vite en ta compagnie.

Il y eut un silence, durant lequel Dorias plongea son regard dans celui d’Hésione. Enfin, il le baissa, s’inclina doucement. 

- J’ai été ravi de te rencontrer, Hésione. Quand tu sortiras d’ici, je t’emmènerai où les amants maudits ont été. Nous irons voir la cascade où ils se retrouvaient pour échapper aux interdits de leurs familles. On dit que leurs soupirs sont encore chantés par le ruisseau. 

 

Une semaine plus tard

Aséis s’approcha du brasier qui avait été allumé dans la cour du palais. Elle tenait entre ses mains de lourdes chaînes. Le métal noirci brillait faiblement sous le soleil du matin. Hésione suivit son avancée, retenant son souffle. Tout cela lui semblait irréel. Elle clignait des paupières, comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas - que ce moment, enfin, lui appartenait. Ce moment qu’elle n’attendait plus.

Devant le feu, Aséis s’arrêta, hésita un instant. Les battements du coeur d’Hésione s'accélèrent. Puis la femme de l’Archonte leva les bras, et laissa tomber les chaînes. Elles chutèrent dans les flammes avec un bruit sourd. Le feu s’en saisit aussitôt. Les chaînes, ces chaînes d'esclaves. Ces chaînes qui avaient volé à Hésione son nom, sa langue, sa liberté. Celles qui l’avaient arrachée à sa terre et à sa famille, pour faire d’elle un objet, un corps serviable, une ombre.

La femme de l’Archonte se retourna vers Hésione, sourit. Pourtant, ses yeux semblaient prêts à se remplir de larmes. Elles étaient seules dans la cour, seulement assistées par une prêtresse. La gorge d’Hésione se noua tandis que son regard restait posé sur le feu, qui s’agitait avec passion. 

- Hésione, déclara la prêtresse solennellement, en posant une main sur l’épaule de l’intéressée, Par ce feu sacré, par le témoignage des dieux et de la cité, tu es désormais affranchie.  Prends ce serment devant nous, et que ta parole soit le lien qui te rattache à ta nouvelle vie.

“Affranchie.” Le mot tourna dans sa tête. Elle était libre. Elle cligna à nouveau des yeux, le souffle court. Elle avait été esclave pendant vingt-trois ans, presque toute sa vie. Elle ne savait plus ce que signifiait “être libre”. Elle posa une main sur sa robe, en caressa le tissu nerveusement, avant de relever la tête. Elle ne sut pas si elle réussirait à prononcer ces mots sans faillir. Elle se racla la gorge et sa voix s’éleva, mal assurée mais sincère :

- Moi, Hésione, libre désormais par la volonté de l’Archonte et des dieux,
Je jure de respecter les lois de cette cité, de garder fidélité à ses coutumes,
et de demeurer fidèle envers celle qui fut ma maîtresse, Aséis.

Aséis s’approcha d’Hésione, lui tendit un anneau finement forgé. L’affranchie le saisit, manqua de le faire tomber. D’une main tremblante, elle le fit passer à son doigt, l’admira quelques instants. Un si petit objet pour un si grand changement. 

- Hésione, abandonne tes chaînes et porte cet anneau comme symbole de ta liberté. Sois en fière, car tu l’as gagnée. Que les dieux te protègent. 

Elle ne put répondre immédiatement. Un instant, elle vacilla. Elle voulut serrer Aséis dans ses bras.

- Merci, murmura-t-elle enfin. Que les dieux te protègent. 

 

Hésione gravit les escaliers du palais. À son doigt, l’anneau - seule preuve tangible que la cérémonie n’était pas une illusion. Elle le faisait tourner doucement, comme pour l’ancrer dans sa chair. Elle déambula lentement dans les couloirs du majestueux édifice. Elle y était rentré esclave, elle en ressortait femme libre. 

Elle passa devant le dortoir où tant de nuits s’étaient écoulées. Vide. Plein de souvenirs. Elle embrassa une dernière fois la pièce du regard, ses murs nus, ses couchettes à même le sol, ce plafond qu’elle avait tant fixé. 

Larmes, rires, amitiés muettes. 

Elle continua, dévisageant chaque statue sur son chemin, redécouvrant chaque mosaïque, chaque tenture. Tout lui paraissait sous un nouveau jour. Enfin, elle arriva devant la chambre de Laïs et Vétias. La petite fille n’y était pas, mais l’adolescent était assis sur son lit, dos à elle. 

“Au revoir”, murmura-t-elle. 

Il ne bougea pas d’un pouce. Cela ne comptait plus pour elle. Elle était aussi libérée de Vétias et de son mépris. Son errance continua encore. Le regard des esclaves qu’elle croisa s’arrêta sur l’anneau qu’elle portait au doigt. Symbole d’un sort qu’eux n’avaient pas eu - et n’auraient peut-être jamais.

Enfin, elle atteignit la porte. Les gardes l’ouvrirent. Dehors, la ville l’attendait. La vie l’attendait. 

Elle s’arrêta un instant sur le seuil. Le tumulte de la ville lui parvint d’un coup : les voix, les odeurs - poussière, bétail, pain chaud, sueur. Ce n’était plus la pureté parfumée du palais. C’était la vie. Hésione descendit les marches une par une. Lentement. Cet instant, elle l’avait tant rêvé. 

Jusqu’au dernier moment, elle crut que les gardes allaient la saisir, qu’on allait crier son nom. Chaque cliquetis d’armure lui serrait le ventre. Mais personne ne vint.

La porte se referma. La ville s’ouvrit. 

Enfin, Hésione s’autorisa à respirer. Sa main gauche se détacha de l’anneau. Elle passa une main dans ses cheveux, puis sur sa joue. Vivante. 

Un claquement de doigt la tira de sa torpeur. 

A quelques pas, Dorias l’attendait, son énigmatique sourire aux lèvres. 

- Hésione. Je t’attendais. 

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Shadowmoon
Posté le 07/09/2025
”Aséis, ta force éclaire et domine,

Ton regard profond, tel un feu qui s’enflamme,

Emplit tout mon être d’une… 

Dorias s’arrêta soudain, les bras levés vers le ciel. 

- D’une…”
Moi quand le prof de français donne comme devoir de faire un poème .🤣
Shadowmoon
Posté le 07/09/2025
Damra est la déesse de la sagesse ( en gros Athéna mais ’ j’espère , en version plus sympa ) .
Et les autres divinités ? Qui sont-elles ? Quelles sont leurs fonctions ? Et quels sont les mythes de cet univers ?

Est-ce que ce serait possible qu’il y ai un chapitre sur la mythologie de ce monde SVP ?
Edouard PArle
Posté le 07/09/2025
Coucou Shadow !
Mdrrr c'est un peu ça oui !!
La mythologie arrive seulement au fur et à mesure parce qu'on l'invente aussi en même temps qu'on écrit, mais on fera sûrement un récap quand le panthéon sera un peu plus fourni !!
Maëlys
Posté le 14/09/2025
Coucou !
Ah ah c'est le syndrôme de pla page blanche en direct on va dire ! Yes on va introduire les dieux au fur et à mesure et pourquoi pas un peu de mythologie (rien que pour toi)
adelys1778
Posté le 13/07/2025
Un chapitre tout aussi captivant, j'avoue l'avoir lu d'une traite et je ne l'ai pas vu filer ! J'ai tout aimé, cette nouvelle rencontre un brin curieuse avec un artiste, l'affranchissement d'Hésione, et la fin qui appelle la suite !
Maëlys
Posté le 22/07/2025
Coucou !
Merci beaucoup !! Trop bien si tu ne l'as pas vu passer, c'est l'objectif !
Bleiz
Posté le 10/06/2025
Bonjour Édouard et Maëlys,

Je prends note du changement de filiation de Vétias, qui explique encore plus pourquoi il se comporte avec l'illusion de la légitimité…
Très chouette descritpion des jardins, brève mais précise ! La confession d'Aséis est intéressante : elle avoue une part de tort dans sa façon de le traiter, même si je pense que ça n'a pas eu d'impact direct sur son comportement actuel. Le rappel de la condition d'esclave de Hésione est aussi bien amené, par l'intervention de Pycstas (d'ailleurs, si jamais vous avez envie d'une perspective fraîche sur les esclaves femmes de l'Antiquité, je vous recommande The Silence of the Girls qui est excellent et très frappant).

Pélias, c'est le type qui s'est fait tuer par l'attaque de Casse-chaînes non ?

"Laïs est une enfant…charmante. " --> c'est peut-être ma paranoïa qui joue, mais je n'aime pas ces points de suspension x)

"Mais ce qui la frappa d’abord, c’était ses yeux : sombres, soulignés d’un trait noir qui prolongeait leur inclinaison naturelle, et que l’on devinait observateurs. Ses cheveux, noirs et épais, formaient de longues boucles soigneusement ordonnées." --> Je me prends d'amour instantanément pour Dorias ! Un poil fantasque, exubérant mais qui j'espère cache une grande intelligence, tout ce que j'aime !

"Les amants maudits. Une belle et puissante tragédie. Deux vies brisées par un destin cruel…" --> C'est marrant, ça fait écho à ma tapisserie de Mirage ! J'ai hâte de connaître l'histoire derrière cette mosaïque.

Hésione affranchie ! Je savais que Aséis utilisant le mot "liberté" n'était pas fait à la légère ! Même si je dois dire que le passage dans le temps m'a surprise, c'était un peu abrupte. Surtout avec cete fin ! Clairement il s'est passé quelque chose de crucial durant cette semaine que vous refusez de nous cacher -parce que vous êtes bons auteurs et très cruels, comme d'habitude quoi. J'ai vraiment, vraiment envie de savoir la suite (et ce qui s'est passé durant cette semaine) maintenant !

Petites remarques :

"Ceux-ci étaient immenses pourtant, une attention particulière était portée à chaque détail.--> J'ai l'impression qu'il manque un "et", juste avant pourtant, pour que les deux propositions se complètent bien

"Je viens d’une grande île de l’Est. On l’appelle les 100 Lacs. " --> J'aurais écrit 100 en Cent, voir les chiffres m'a un peu sortie de l'histoire

"Soudain, Hésione se souvint qu’elle devait aller chercher LaÏs. "--> Laïs, faute de frappe

À bientôt !
Maëlys
Posté le 11/06/2025
Coucou Bleiz !
Merci pour ton commentaire (très complet !)
Contente que le passage dans les jardins t'ait plu, je voulais vraiment un dialogue avec Pycstas et Aséis. J'ai entendu parler de "The SIlence of the Girls", il faut que je le lise du coup !!
Pélias c'est le capitaine qui a été capturé pendant l'attaque de Casse-fers oui, tu vas bientôt le revoir...
Trop bien que Dorias te plaise (à priori tu n'es pas la seule ah ah)

Oui je me suis faite la même réflexion en lisant ton chapitre ! (promis, je triche pas)

Concernant l'affranchissement, tu trouves ça trop abrupt ? Est-ce que c'est gênant ?

Merci pour tes remarques, je change ça !

A très vite !
Bleiz
Posté le 12/06/2025
Les grands esprits PAïens se rencontrent, voilà tout x)
C'est un peu abrupte oui, surtout parce qu'il y a le "une semaine plus tard". Si c'était amené différemment, même en maintenant le mystère (qui fonctionne bien), ça ne me gênerait pas.
Maëlys
Posté le 13/06/2025
Ok merci, je vais y réfléchir...
Edouard PArle
Posté le 16/06/2025
Coucou Bleiz !
Merci de ton retour. C'est vrai que cette ellispe est un peu abrupte. On a retravaillé le chapitre (plus la chute du 1) pour sous-entendre cet affranchissement plus tôt, et rendre la transition moins brutale.
Je note la recommandation, en effet ça a l'air très chouette !
En effet, tu connais déjà Pelias (=
"c'est peut-être ma paranoïa qui joue, mais je n'aime pas ces points de suspension x)" xD
Content que tu apprécies notre petit Dorias^^
J'espère que la suite te plaira tout autant, à bientôt !!
lemonlulu
Posté le 09/06/2025
coucou, trop contente de lire ce nouveau chapitre !

j'avoue que je m'attendais à ce que l'intrigue de ce point de vue se concentre sur le changement de Vétias mais finalement avec l'affranchissement d'Hésione et l'introduction de ce (mystérieux) nouveau personnage, l'histoire semble prendre un tout autre tournant. je ne doute pas néanmoins que le personnage de Vétias et son changement d'attitude radical va avoir une incidence non négligeable sur le futur du récit...

je suis intriguée par l'affranchissement d'Hésione, est-ce un geste de gratitude de la part d'Aséis ou est-ce lié à un évènement particulier (la présence de Dorias, le retour de Vétias,...), j'espère qu'on pourra en savoir plus à ce sujet.

j'ai aussi hâte de suivre le développement de Dorias et de découvrir un peu plus ce personnage qui me plaît déjà beaucoup :)

à bientôt !
Maëlys
Posté le 11/06/2025
Coucou !

Oui, c'est vrai que l'intrigue autour de Vétias a été un peu mise de côté mais elle a son importance pour la suite !!
Je pense que toutes tes questions trouveront bientôt une réponse !
Contente que Dorias te plaise !
Edouard PArle
Posté le 16/06/2025
Coucou Lucie !
En effet, mais Vetias reviendra (=
Sur l'affranchissement, ce sera développé oui ! Content que tu apprécies le personnage de Dorias.
Merci de ton retour !
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