« À peine élue Podestà, Hyasis se trouva dans une position délicate. Le port d’Asène était en cendres, la cité ruinée par une guerre interminable. Tout était à reconstruire. Elle s’y attela en menant une politique d’ouverture ambitieuse. Elle renforça l’alliance avec Clytène. Elle baissa la taxe du sang, ce qui rendit l’achat d’esclaves accessible à toutes les familles et fit d’Asène le centre du commerce humain de l’Archipel. De même, Hyasis facilita le commerce du vin et du sel.
L’activité crut d’année en année, la richesse d’Asène grandit. Aujourd’hui, sa gastronomie fine, ses bordels, ses jardins florissants, ses spectacles de gladiateurs et ses thermes à multiples bassins en font la cité de tous les plaisirs. Une étape incontournable pour les voyageurs de l’Archipel avides de découvertes. »
Chroniques de l’Archipel, La Voix Errante
An 125 après les Premiers Pas
Casse-Fers descendit du pont la dernière, à regret. Son dépit de quitter la mer contrastait avec les célébrations qui animaient le bord de la rivière. Les pirates vainqueurs et les esclaves libérés sautaient dans les bras de la dizaine de personnes venues les accueillir. De son côté, Ulya étreignait son chien. Le robuste berger à la robe grise jappait en léchant le visage de sa maîtresse. Elle l’embrassa avec plus d’ardeur que s’il s’était agi de son fils ou de son amant. Casse-Fers était toujours interpellée par le contraste entre son lien avec l’animal et sa cruauté lors des abordages.
La silhouette de la deuxième galère s’était éloignée. L’équipage de Doros avait pris du retard en tractant l’épave de l’Hécate. Casse-Fers peinait à comprendre la décision de leur capitaine : ils possédaient déjà nombre de navires esclavagistes en meilleur état. Réparer l’Hécate serait long et coûteux. Il devait avoir un plan. Ulya donna le signal du départ : Doros les rattraperait. On banda les yeux des nouveaux arrivants pour maintenir le mystère du repère du plus grand pirate de l’Archipel.
Le groupe s’élança à travers un dédale de sentiers de terre mousseux, seuls aménagements humains au milieu d’une forêt tropicale. Les conversations se turent bientôt, écrasées par une chaleur moite. Casse-Fers sentit des gouttes de sueur salée affleurer à ses lèvres. L’odeur d’humidité se mêlait à celle d’un sol marécageux. La forêt bourdonnait d’une vie sauvage : le bourdonnement des moustiques, l’écho lointain des singes hurleurs, le cri des aras. Sa végétation avait plus de couleurs et de formes que n’importe laquelle des cités humaines.
Ulya les guida jusqu’au bord d’un arpent de falaise, couvert de mousse, où l’on découvrit les bandeaux. On se rua sur le torrent qui grondait pour remplir les gourdes. Tous étaient assoiffés après deux heures de marche harassantes. Une sentinelle descendit de son promontoire pour les saluer. Casse-Fers s’abandonnait rêveusement à la contemplation des reflets du soleil sur l’eau quand une main lui effleura l’épaule. En se retournant, elle reconnut l’adolescente qui était sortie la première de la cave de l’Hécate.
— Qu’est-ce qu’il y a, Sylione ?
— Je voulais juste savoir si je pourrais parler à Doros ce soir.
— Oui, peut-être. Il sera là dans quelques heures. Ou demain, quand on sera tous reposés.
— Il faut que ce soit ce soir. C’est urgent.
— Vraiment ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est à propos de ma sœur.
— Eh bien ?
Doros regardait la jeune fille avec agacement, il aurait préféré aller boire avec ses compagnons en partageant leurs anecdotes sur l’expédition. Elle ne devait ces quelques instants d’attention qu’à la seule intervention de Casse-Fers et avait intérêt à se montrer convaincante. Cette dernière se tenait un peu en retrait de l’échange, adossée à un acajou. Elle grattait son écorce avec nervosité, pressée d’entendre la réponse de son capitaine. L’histoire de Sylione avait trouvé un curieux écho dans la sienne.
— Notre père nous a cédé à la compagnie Orphane pour éponger ses dettes. Nous devions partir ensemble, pour être vendues à Asène. Malheureusement, des places se sont libérées dans une cargaison et Lyope a été emmenée un mois avant moi. Elle est déjà là-bas.
— Alors que veux-tu que j’y fasse ?
— Je… J’ai pensé… C’est peut-être fou, mais avec vos galères, vous pourriez... Vous pourriez attaquer le port, entrer dans la cité et libérer les esclaves. Là-bas, ils sont au moins deux fois plus que le nombre d’habitants. Vous pourriez être l’étincelle qui enflamme un brasier. Ma sœur et des milliers d’autres ont besoin de vous. Vous en êtes capables. Vous en êtes les seuls capables. Vous…
— J’en ai assez entendu, petite. Crois-tu que je vais mettre mes deux meilleurs bateaux en danger pour sauver ta sœur ? Je connais Asène mieux que toi, le port est défendu par des dizaines de navires de guerre. Une telle attaque est impossible.
— Mais…
— Va avec les autres. Nous avons tous besoin de repos.
Sylione jeta un regard courroucé au vieux pirate mais n’osa lui répondre. Comme il le soutenait en souriant, elle baissa les yeux et serra les poings. Avant de s’en retourner, elle ajouta :
— Est-il vrai que vous avez gardé Pelias en vie ?
— Il respire toujours.
— Pourrais-je le voir ? Je voudrais lui… lui parler.
— Lui parler ? Si tu veux, tant que tu ne me le tues pas.
— La mort serait trop douce.
— Très bien, rit Doros. Casse-Fers va te conduire.
Pelias croupissait dans une des galeries souterraines sinueuses attenantes au gigantesque cratère volcanique où Doros avait établi son repère. En approchant du corps ensanglanté, Casse-Fers se boucha les narines, écœurée par la puanteur de ses plaies purulentes. Sylione n’eut pas la même retenue, elle réveilla le prisonnier d’un coup de pied dans le ventre. Il n’eut pour seule réaction qu’un grognement guttural, comme s’il avait trop souffert pour ressentir quoi que ce soit.
Casse-Fers ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise en voyant le capitaine à l’allure si noble réduit à l’état de loque humaine. Ses guenilles teintées de sang séché cachaient mal un corps couvert de plaies à vif. Les tortures du voyage retour lui avaient coûté ses ongles, ses cheveux et un œil. Ses jambes étaient bleues à force d’avoir reçu des coups, son bras droit tordu dans une étrange position. Ses chaînes n’avaient pour seule utilité que de l’humilier un peu davantage. Il aurait dû mourir avec le reste de son équipage, comme tous les capitaines qui l’avaient précédé. Il payait le prestige sanglant de son nom.
Au deuxième coup de pied de Sylione, Pelias referma les yeux et commença à murmurer à toute vitesse entre ses dents. En tendant l’oreille, Casse-Fers réalisa avec ahurissement qu’il priait. Elle peinait à réaliser comment cet homme pouvait continuer de croire aux dieux après avoir fait tant de mal. Cette réaction acheva de mettre son ancienne prisonnière hors d’elle. Sylione ramassa la chaîne qui pendait de sa cheville et l’en frappa comme d’un fouet. Cette fois, le clytois hurla. Casse-Fers cria avec lui.
— Arrête !
Ce geste. C’était le même que celui des hommes et femmes qui avaient lacéré ses épaules pendant tant d’années. Le même qui avait tué sa mère, jeté à terre tant d’esclaves. Un geste d’esclavagiste. Elle commença à trembler, comme si le coup l’avait frappée. Casse-Fers se mordit les lèvres jusqu’à sentir un goût métallique sur sa langue.
— C’est tout ce que ce qu’il mérite.
Sylione cracha sur le visage de sa victime avant de tourner les talons d’un pas furieux. Casse-Fers comprenait sa haine : elle avait tant de fois voulu elle-aussi frapper ses bourreaux. À la simple vue de chaînes, elle se souvenait de la pure rage qui l’animait à chaque fois que l’on l’avait attachée, comme un animal. Des larmes de honte et de désespoir qui avaient coulé sur ses joues pendant tant de nuits. Simplement y penser lui arracha un frisson.
Elle aurait dû partir, abandonner le prisonnier à sa solitude mortifère. Pourtant, Casse-Fers demeura immobile, partagée entre dégoût et fascination face à cet ennemi qu’elle ne pourrait jamais comprendre. La voix sourde de Pelias brisa le silence. Elle dut s’approcher de son visage pour entendre ce qu’il marmonnait :
— Tuez-moi. Tuez-moi.
Casse-Fers envisagea de l’exaucer. Ce serait si facile de l’étrangler avec ses chaînes ou de tordre son cou d’un mouvement brusque. En acceptant de l’abandonner aux tortures, elle ne vaudrait pas beaucoup mieux que lui. Alors qu’elle se penchait, la pirate se souvint de la voix de Doros lorsqu’il avait demandé à Sylione de ne pas lui tuer. Elle réalisa qu’il avait sans doute une idée en tête. Le pirate n’aurait pas gardé Pelias en vie par simple cruauté.
— Je sais qu’il… Il n’y aura pas… de rançon, insista le prisonnier. Tuez-moi. Je vous en prie.
— Ne crains-tu pas la mort ?
— Pas plus… pas plus que je n’ai craint la vie.
— Elle viendra. Bientôt.
Casse-Fers s’arracha à cette conversation absurde puis détourna les yeux. Elle n’avait rien à faire ici, avec cette âme perdue depuis longtemps. Alors qu’elle retournait vers la lumière, elle entendit Pelias reprendre ses prières.
En attendant la venue d’Ulya et Doros, Casse-Fers s’assit en tailleur au sommet du rebord du cratère. De là, elle avait une vue panoramique sur l’ensemble de l’île : ses forêts, ses marais, ses rivières et ses plages. Puis au-delà la mer, le dédale des îles voisines. Comme à chaque fois qu’elle montait là, une sensation de vertige l’envahit. Elle avait l’impression de se retrouver au bout du monde que décrivaient les légendes qu’on lui narrait jadis. Au-delà, c’était la vie sauvage, des terres inexplorées de l’homme, à la chaleur suffocante.
Le vent du large soulevait sa tunique en charriant des effluves de sel, rafraîchissant en cette chaude fin d’après-midi. Elle tendit l’oreille, guettant l’écho des vagues ou le lointain grondement des volcans endormis. Doros lui avait confié l’entendre, parfois. Casse-Fer était venue souvent à cet endroit avec lui. Ils s’étaient racontés leur histoire l’un à l’autre, avaient partagé les bribes de souvenir de leur terre natale. Ils y parlaient des disparus, se prenaient à les voir dans les oiseaux qui traversaient le ciel. Parfois, ils y restaient simplement assis au retour d’une expédition importante, à partager un silence plus précieux que n’importe quelle conversation.
Ulya ne les avait accompagnés qu’à de rares reprises. Sa présence ne pouvait signifier qu’une chose : Doros allait leur annoncer une grande nouvelle, leur partager une idée importante. La dernière fois, ils avaient débattu du sort d’un traître. Casse-Fers se demandait de quoi il s’agirait cette fois. Ulya et Doros furent annoncés par les aboiements du berger, que sa maîtresse ne quittait plus une fois à terre. Ils s’assirent aux côtés de Casse-Fers puis se turent un instant, comme pour prendre la mesure de la beauté du panorama.
— Profitez de cette vue, murmura Doros. C’est peut-être la dernière fois que nous nous asseyons ici.
Entendre l’invincible pirate évoquer sa mort avec un tel détachement déconcerta Casse-Fers.
— Que veux-tu dire ?
— Si vous me suivez pour le prochain départ, il n’y aura peut-être pas de retour. Je pense à attaquer Asène.
Ulya demeura impassible, à caresser la nuque de son chien. Elle savait déjà.
— Mais tu as dit à Sylione que c’était impossible !
— Personne ne doit savoir jusqu’au dernier moment. Nous partirons comme pour n’importe quelle expédition. Seulement cette fois, nous irons jusqu’à cette terre maudite. J’ai déjà envoyé des hommes pour préparer une révolte à l’intérieur de la cité. Elle se déclenchera quelques heures avant notre débarquement. Nous n’aurons qu’à souffler sur les étincelles.
— Nos galères seront vues bien avant !
— Nous n’attaquerons pas avec les galères. Je les conduirai moi-même pour piller la côte sud de l’île. Cela attirera leurs défenses et diminuera leur vigilance. Je n’ai pas tracté l’Hécate tout ce temps pour rien. Nous allons la réparer et vous arriverez sous son pavillon comme c’était prévu. Sauf qu’au lieu d’une cargaison d’esclaves, ce seront nos meilleurs guerriers qui débarqueront. Vous serez rejoints par d’autres équipages qui arriveront un peu plus loin sur la côte, vous leur ouvrirez les portes de la cité.
Casse-Fers soupira. Toutes les expéditions des mois précédents prenaient enfin sens.
— C’est pour ça que vous avez épargné Pelias.
— Oui. Le visage de ce fils de chien nous sera bien utile. Il faudra juste le remettre en état d’ici là.
À ces mots, Ulya s’esclaffa. Casse-Fers la soupçonnait d’avoir éborgné le prisonnier. Elle frissonna en l’imaginant laisser libre cours à ses pulsions sanguinaires dans la cale.
— Il est bon d’avoir un otage, reprit Doros, au cas où les choses tourneraient mal.
— Quand partons-nous ?
— Le plus vite possible avec les galères. Quant à l’Hécate, j’ai déjà envoyé une trentaine de personnes sur son chantier. Il faudrait que tu partes au plus tard dans trois semaines pour que le retard ne soit pas suspect.
— Et toi, Ulya ? Avec qui iras-tu ?
— Avec Doros, là où il y a le plus de risques.
— Casse-fers, je pense que tu pourrais mener l’expédition vers Asène, ajouta le vieux pirate. Tu es la seule en qui j’ai assez confiance pour la mener à bien. Tout le monde te respecte, les hommes et femmes que tu as libérés t’adulent. Et puis tu connais Pelias, peut-être que tu arriveras à en tirer quelque chose.
— Mais… Je ne sais pas si…
— Là-bas, tu briseras plus de chaînes en un jour que lors des dix dernières années. Tu montreras à tous les vendeurs d’âme de l’Archipel qu’ils ne sont plus à l’abri, même derrière leurs murs. Et à tous les esclaves qu’en se rebellant, ils pourront se libérer. Personne mieux que toi ne peut mener cette attaque.
Doros avait trouvé les mots justes. Casse-Fers sentait déjà son hésitation se dissiper. Elle avait tant rêvé de détruire cette cité où elle avait souffert dans son corps et son âme. Imaginer la possibilité de libérer des milliers de personnes au-delà des mers était grisant. Elle acquiesça, un sourire aux lèvres, prête à se montrer digne de la confiance qu’on lui accordait. Son capitaine caressa son épaule en ajoutant :
— Je ne suis pas éternel. Il est temps que l’Archipel apprenne à craindre d’autres visages.
En tout cas , je me demande ce qui va se passer dans la suite de l’histoire ...
Trop bien, c'est aussi ma chouchoute xD
Je te laisse découvrir ça... tu avances vites^^
Contente que ça te plaise en tous cas !
Ca fait trop plaisir de te lire ! C'est hyper encourageant (=
Merci pour ton assiduité, ça fait vraiment plaisir de te lire en retour !
D'emblée, la note des Chroniques de l'archipel me met dans l'ambiance. Rien de tel que la mention d'une "taxe du sang" pour vraiment se plonger dans un récit !
C'est avec plaisir qu'on retrouve Casse-Fers, bien qu'elle fasse grise mine à l'idée de retrouver la terre ferme !
"Réparer l’Hécate serait long et coûteux. Il devait avoir un plan. " --> Serait-ce le signe avant-coureur d'une rencontre entre les différents PDV ? Je prends bonne note…
La demande de Sylione, bien que compréhensible, est complètement folle et je suis contente que Doros ait dit non. Une révolte généralisée d'esclaves, qui se transformerait en guerre ouverte, ça ne s'improvise pas. Je m'étonne que Casse-Fers ait insisté auprès de Doros pour un souhait aussi irréaliste, cependant, même si ça lui rappelait sa propre situation.
"Casse-Fers ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise en voyant le capitaine à l’allure si noble réduit à l’état de loque humaine. " --> Intéressant de voir que Casse-Fers ait encore de la pitié pour un marchand de chair. Ça fait écho à la forte impression qu'il lui avait faite dans son premier chapitre. Ça marque une personnalité riche, avec plus d'humanité qu'elle le désire, probablement
Les descriptions des îles voisines et de l'océan immense sont vraiment belles. Les chapitres de Casse-Fers et d'Hésione sont vraiment mes préférés, chacune pour leurs propres raisons.
"Si vous me suivez pour le prochain départ, il n’y aura peut-être pas de retour. Je pense à attaquer Asène." --> AHA ! Je savais qu'il y avait un truc !!!
"Je ne suis pas éternel. Il est temps que l’Archipel apprenne à craindre d’autres visages." --> Excellente fin de chapitre. L'image du capitaine en est renforcée et on sent les prémices de la légende de Casse-Fers dans ses mots. J'aime beaucoup !
Le seul bémol à ce chapitre, c'est que je doive attendre la suite. Ah la la ! Enfin, je ferai de mon mieux pour rester forte jusqu'au prochain chapitre x)
À bientôt !
J'aime beaucoup Casse-fers aussi, contente qu'elle te plaise ! En effet, elle préfère la mer (et on la comprend). Demande assez folle en effet... (tu as bien deviné qu'il y avait anguille sous roche ah ah)
A très vite !!
Tant mieux ! On compte pas mal sur ces Chroniques pour déployer l'univers et l'ambiance au fur et à mesure du récit (=
Que penses-tu de la demande de Casse-Fers / Sylione après avoir fini le chapitre ? Parce qu'au final ça ressemble un peu au plan de Doros (même s'il est bien plus anticipé)
Content que tu notes ça, la dynamique Pelias / Casse-Fers est quelque chose d'intéressant à développer.
Trop bien si tu plonges dans les ambiances, on va essayer d'être à la hauteur sur la suite ! (et de t'épater avec les autres pdvs aussi !!)
Top pour la chute ! On écrit activement, la suite arrive xD
A bientôt !!