Mois III : Suspirio - Réfus

“Menestas fut élu Archonte pour la première fois en l’an 115, au cœur même de la Guerre des Chaînes. Fils d’un général issu du peuple, son ascension ne dut rien aux alliances ni aux traditions, mais seulement au désordre qui consumait alors Clytène. Tandis que l’Assemblée sombrait dans la peur et la discorde, il se dressa comme un symbole d’espoir. Déjà connu comme athlète victorieux, il avait conquis le cœur des foules dans les stades, et son nom, rappelant celui du chef des Premiers Pas, inspirait le respect. Il fit une carrière militaire avant de saisir l’occasion d’entrer sur la scène politique.

Il prédit la victoire de Clytène et jura que si l’Assemblée lui accordait cinq ans, il transformerait le visage de la cité, en ferait la plus puissante de l’Archipel. L’élection se joua à une poignée de voix. On raconte que, durant sept jours et sept nuits, il s’enferma avec son conseiller Pysctas dans une chambre étroite. A leur sortie, leur stratégie était établie : Clytène paya des pirates pour attaquer Vélymène, la plongeant dans une instabilité dévastatrice. Moins de trois ans plus tard, Clytène sortait victorieuse.”

Chroniques de l’Archipel, La Voix Errante

Réfus

- Tu n’es plus en colère ?

Réfus regarda son frère s’avancer doucement vers lui, avant de s’assoir à ses côtés. Pélias ignora sa question. Il posa son bras sur l’épaule de Réfus, l’étreignit un peu.

- Tu vas me manquer, Réfus. 

Le jeune garçon sentit sa gorge se nouer.

- Je suis heureux d’avoir été choisi et de partir au palais mais j’ai peur…j’ai peur que tu me manques trop.

Pélias sourit.

- J’ai quelque chose pour toi.

Son grand frère avait une main derrière le dos, et un sourire énigmatique.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Devine.

Réfus sourit et se jeta sur son frère pour tenter de découvrir ce qu’il cachait dans son dos. Celui-ci éclata de rire mais repoussa son petit frère aisément, lui saisit le poignet, le mettant hors d’état de nuire en quelques instants.

- Ils n’ont vraiment pas choisi le plus fort de nous deux, déclara Pélias avec un sourire narquois.

Réfus, un peu vexé, fronça les sourcils. Il avait beau le nier, Pélias était toujours un peu jaloux d’avoir perdu cette étrange compétition qui s’était jouée entre eux. Il avait sans aucun doute cru la gagner sans effort. Il était plus âgé, plus fort, peut-être même plus vif d’esprit.

- Allez, je te montre, murmura-t-il en lâchant le poignet de son frère.

Il dévoila ce qu’il cachait derrière son dos. Réfus saisit la surprise, la regarda attentivement, et son sourire s’élargit peu à peu. C’était une peluche que Pélias avait dû fabriquer seul, faite de multiples fils de laine verte, scellés par une corde grossièrement coupée. Les yeux étaient matérialisés par deux petites perles d’argile séchée, fixées par un point de fil sombre. Le corps avait une forme vaguement humaine - une silhouette longiligne aux bras disproportionnés - mais on distinguait mal s’il s’agissait d’un guerrier ou d’un animal étrange. Quelques mèches de laine s’échappaient déjà de la corde, donnant à la créature une chevelure hirsute. Malgré son apparence grossière, on devinait le soin que son créateur y avait mis. Réfus éclata de rire.

- Il est drôle !

- Je l’ai fait tout seul.

Réfus l’examina de plus belle.

- Il a des tous petits bras !

- C’est parce que je l’ai fait à ton effigie.

Réfus prétendit d’être irrité un moment puis sourit à nouveau.

- Je l’aime bien, avoua-t-il d’une voix douce.

- Tu peux l’emporter au palais. Comme ça il te racontera des histoires à ma place.

- Mais il ne peut pas parler, rétorqua Réfus.

- Vraiment ? Je n’aurais jamais deviné.

Comprenant que son frère se moquait encore de lui, Réfus tenta de lui asséner un coup, mais Pélias l’esquiva facilement. Puis il saisit la tête de son frère d’un bras et lui frotta vigoureusement le crâne de l’autre, ignorant les couinements de protestation de son petit frère. Enfin, il le libéra.

- Alors, comment est-ce que tu vas l’appeler ?

- Je vais l’appeler comme toi. Pil.

Comme à chaque fois que Réfus prononçait ce surnom, Pélias gloussa. Lorsqu’il n’était encore qu’un bébé, Réfus ne parvenait pas à articuler les syllabes de son nom. Il fronçait les sourcils, serrait ses petits poings et criait « Pil ! Pil ! » avec colère. Il avait conservé l’habitude de l’appeler ainsi.

- S’il s’appelle comme toi, ça veut dire que peut-être que quand je lui parlerai, quand je serai au palais, et bien que…, alors tu m’entendras. D’accord ?

Pélias eut un sourire attendri.

- D’accord. 

 

Réfus sortit la peluche de laine, blottie depuis toujours contre son cœur, retenue à sa poitrine par un simple morceau de tissu. Il caressa ses fils maintenant décolorés, effleura le seul œil qui lui restait, resserra un peu la corde qui maintenait le tout.

- Pil… souffla-t-il.

Autrefois, souvent, il fermait les yeux et sentait son corps se dissoudre lentement, comme s’il s’évaporait. Alors il devenait Pil, et il pouvait aller n’importe où, car il n’était qu’une petite peluche de laine. Légère, insaisissable.

Dans ces instants, il s’envolait, quittait Réfus derrière lui. Et c’était mieux ainsi. Car Réfus, tout le monde le savait, était faible. Réfus, tout le monde le savait, on pouvait en faire ce qu’on voulait. Réfus ne savait pas se battre. Réfus n’avait pas une voix forte. Réfus était triste. Réfus était terrifié. Il avait mal.

Alors il ferma les yeux, encore une fois. Réfus disparut. Pil prit sa place. Minuscule, mais libre, si libre qu’il se laissait porter par le vent. À chaque voyage, il rêvait d’aller toujours plus loin. Son rêve était de traverser les océans. Parce que de l’autre côté de la mer, il y aurait un père qui l’aimerait, un grand frère qui le protégerait, quelqu’un qui prendrait soin de lui. L’ombre n’aurait pas su traverser la mer, elle serait restée sur le rivage. 

Mais des années plus tard, quand il avait quitté le palais et était monté sur un navire, il avait compris que l’ombre savait voyager. Il avait fui Clytène. Il avait voyagé. Et partout où il avait été, l’ombre l’avait suivie.

Pil ouvrit les yeux. Réfus reparut. Il n’y avait que lui, allongé dans ce lit trop vaste, avec une ridicule peluche de laine posée contre son flanc. Et il était toujours à Clytène.

Il lui fallut plusieurs minutes pour revenir tout à fait à la réalité. Il se redressa avec peine et jeta un regard absent aux deux carafes de vin posées sur sa table de chevet. Vides. Réfus tituba plus qu’il ne marcha jusqu’au salon, espérant y trouver de quoi se désaltérer. À mesure qu’il avançait, des voix inconnues lui parvinrent. Trois hommes se tenaient devant Amenis, nonchalamment accoudée au sofa, et semblaient plaider leur cause. Lorsque l’un des hommes l’aperçut, il fit rapidement signe aux autres de se taire. Un silence embarrassant envahit la pièce. Amenis se redressa avec grâce et tourna la tête vers Réfus. Elle sourit.

- Viens t'asseoir avec nous.

Voyant son hésitation, elle ajouta :

- Il y a du vin.

Réfus s’avança, sentant tous les regards se fixer sur lui, puis se laissa tomber sur le sofa à côté d’Amenis. Elle lui tendit une coupe de vin, qu’il vida d’une traite. Le liquide glissa dans sa gorge avec une douceur brûlante, laissant derrière lui un parfum boisé qui l’enveloppa tout entier. Le vin d’Asène restait définitivement le plus raffiné qui lui ait été donné de boire.

- Vous pouvez continuer à parler, déclara Amenis. Il n’a aucun intérêt pour la politique. N’est-ce pas ?

Lorsque Réfus comprit qu’elle s’adressait à lui, les hommes avaient déjà repris la parole. Réfus, à moitié assoupi, ressemblait à un ivrogne inoffensif.

- Menestas a été un dirigeant immense, un homme qui a façonné dix années d’histoire de Clytène, murmura le plus âgé, un grand blond aux traits tirés. Mais… même les plus grands doivent savoir céder leur place. Le temps est venu pour une parole nouvelle, pour une main plus jeune.

- Le vent tourne, poursuivit le deuxième. Les élections de l’Assemblée sont plus proches que jamais.

Amenis s’humecta les lèvres et releva la tête :

- Je comprends vos plaintes. Mais en quoi me concernent-elles ?

Le troisième, un jeune homme au nez d’aigle, s’avança d’un pas et esquissa un sourire en coin.

- Tu le sais.

Amenis eut un regard espiègle et se mordit la lèvre inférieure avant de répondre :

- Je n’en suis pas sûre.

Le plus âgé regarda autour de lui, comme s’il craignait de voir surgir l’Archonte lui-même, avant de déclarer :

- Nous voulons que tu sois notre prochaine Archonte. Ta parole est noble et sage, ton nom inspire le respect et t’apporte le pouvoir. Tu es celle que nous choisissons pour défendre nos intérêts.

- Même si aujourd’hui nous ne sommes que trois, ajouta le second, beaucoup à l’Assemblée partagent notre avis. Si tu parles, tous te soutiendront.

- Ce monde a soif de renouveau, affirma le troisième. Tu viendras l’apaiser.

Amenis poussa un soupir langoureux et s’étira lentement, à la manière d’un chat.

- Et si je ne voulais pas devenir Archonte ?

Le sourire du jeune homme s’élargit.

- Tous ici savent que telle est ton ambition.

Amenis se leva, s’avança vers lui :

- Et comment devrais-je m’y prendre, dans ce cas ?

- A la séance de l’Assemblée demain. Tu parleras. Tu rappelleras les promesses non tenues, les erreurs, les faiblesses de Menestas. Puis à la sortie, tu iras voir ceux dont la parole convainc : les chefs des grandes familles, les…

- Et toi, l’interrompit Amenis, qu’en penses ta famille, Chrysus Tynacès ?

Réfus fronça les sourcils. La famille Tynacès était la plus influente après la sienne. Elle dirigeait toutes les forces armées de la cité. Elle avait donné des dizaines d’Archontes, et son influence avait été telle qu’avant la Guerre des Chaînes, aucun décret ne pouvait être voté sans son aval. Son nom faisait encore trembler, gravé dans l’imaginaire comme une lignée de stratèges et de chefs de guerre.

- Ils finiront par comprendre que ma voie est celle de la victoire.

Il y eut un silence puis le second ajouta :

- Nous savons des choses qui pourraient compromettre l’Archonte. Des secrets longtemps enfouis, qui, une fois dévoilés, pourraient changer bien des choses. 

- Oh, répondit simplement Amenis. Faut-il que je vous supplie pour que vous m’en fassiez part ?

- Non, mais…

L’homme jeta un regard à Réfus, qui comprit que sa présence était indésirable. Pourtant, il fit mine d’ignorer l’homme et entama sa quatrième coupe de vin.

- Réfus, l’interpella Amenis.

En entendant ce nom, les trois hommes ne cachèrent pas leur trouble. L’un écarquilla les yeux, l’autre serra la mâchoire comme s’il regrettait chaque mot dit plus tôt. Chrysus, lui, plissa les paupières, détaillant Réfus avec attention :

- Réfus Orphane ?

L’intéressé se contenta d’hocher la tête. Amenis balaya leur préoccupation d’un geste de la main :

- N’ayez crainte. Il n’a plus rien à faire avec les siens ou l’Archonte. Il ne dira pas un mot de cette conversation.

Amenis avait raison. Si ces hommes croyaient qu’il soutenait son père, ils se trompaient. Réfus se releva. Il quitta le salon sans un regard en arrière et alla s’asseoir sur le pas de la porte, toussant dans la poussière du sol desséché. Quelques minutes de paix, avant que Chrysus ne vienne s’asseoir à ses côtés.

- J'ignorais que le fils de Pysctas était de retour.

Réfus se raidit.

- Vas-tu siéger à l’Assemblée ?

- Comme elle l’a dit, je n’ai aucun intérêt pour la politique.

- Peut-être, mais tu dois avoir un avis. Tu étais pupille de l’Archonte, et tu as voyagé dans tout l’Archipel.

- J’ai vu certaines choses, oui.

- Que penses-tu de la façon dont l’Archonte et son conseiller dirigent ?  

- Son conseiller est mon père.

- Et alors ? J’ai de l’affection pour mon père, mais je ne partage pas ses vues. Je dois forger ma propre opinion et siéger non comme un pion, mais comme un membre à part entière.

Réfus eut un rictus. Il n’espérait rien de l’Assemblée.

- N’as-tu pas envie de voir ce monde changer ? Ne vois-tu pas la faiblesse de notre dirigeant ?

Le visage de l’Archonte surgit dans son esprit. Chrysus sourit à nouveau.

- Toi aussi, tu veux lui arracher le pouvoir, n’est-ce pas ? Je le vois dans tes yeux.

Réfus ne répondit rien.

- Rejoins-nous. Ton nom te confère un siège. Soutiens notre cause.

Il n’avait que faire de ces intrigues. Pourtant, depuis qu’il était revenu à Clytène, qu’il avait revu Pysctas, un mot tournait en boucle dans sa tête : Vengeance. Il resta silencieux un long moment, se racla la gorge. Cette vengeance, il pouvait l’avoir. 

Longtemps, il avait oscillé entre la passivité et la rancune, incapable de choisir. Mais à cet instant, il comprit qu’il pouvait frapper en retour. Pour la première fois depuis des années, il sentit naître en lui non pas une peur, mais une volonté. Il avait le pouvoir de bouleverser l’Assemblée, de déchaîner le chaos qu’il désirait tant.

- Il s’est passé quelque chose à Asène, le jour de la fête de Cilo. J’étais là.

 

- Je regarde tes entraînements parfois. Tu te débrouilles bien.

- Merci, répondit timidement Réfus.

- Quand tu as une épée dans la main, ton expression change. Tu prends un air féroce. Est-ce que tu veux devenir un grand guerrier ?

Réfus afficha une mine embarrassée.

- J’en ai rêvé autrefois. C’est pour cela que je suis devenu son pupille. Pour apprendre à combattre, à lire, à écrire, à parler avec talent.

Hésione s’allongea à côté du garçon, joua distraitement avec une mèche de ses cheveux.

- Mais maintenant, poursuivit-il, je ne veux plus devenir un héros. Du moins, pas à Clytène.

Hésione eut un petit rictus.

-Un héros, répéta-t-elle. C’est comme ça que tout le monde le voit, pas vrai ?

- Pas toi ?

- Je ne sais pas. De là où je viens, les héros ne se distinguent pas par la force de leurs coups. Mais ici, il n’y a que les guerres qui comptent.

- Il a mis fin à la guerre.

- En brûlant une cité entière. En massacrant ses habitants, en les réduisant en esclavage. Tout le monde sait comme cela est cruel. Pourtant, personne n’a rien dit.

Réfus resta silencieux.

- Ne te méprends pas. Je le respecte. C’est ton mentor.

Hésione ne remarqua pas la détresse dans les yeux de son protégé.

- Et puis… c’est mon maître. Il traite les esclaves avec respect. Et j’imagine que le pouvoir implique des choix difficiles.

- Oui, souffla Réfus.

Le silence s’étira un instant et Hésione se releva :

- Je dois y aller. La prochaine fois que j’ai un peu de temps, choisis-moi comme adversaire. Je te montrerai comment on s’y prend pour mettre un homme à terre. 

Réfus éclata de rire.

 

L’Assemblée se dressait au centre de la grande place de Clytène, vaste temple de pierre blanche. Sa façade était ornée d’une longue frise narrant l’histoire de la cité, des Premiers Pas jusqu’à ses victoires les plus récentes. De hautes colonnades marquaient chaque angle de l’édifice. Tout autour, des gardes contenaient la foule qui se pressait dans l’espoir d’assister aux débats, ou simplement d’apercevoir les grands noms qui dirigeaient leur cité. 

Réfus progressa aux côtés de Chrysus, titubant légèrement tandis que les gardes ouvraient la voie d’un geste brusque. L’édifice l’écrasait. Il était si immense, et lui était si insignifiant. Cette impression raviva le souvenir de ses années au palais : lui, perdu dans un lit trop vaste, dans des couloirs trop grands pour ses pas.

Lorsqu’il franchit enfin le seuil, un hoquet lui échappa. La salle principale s’ouvrait en amphithéâtre circulaire, les sièges s’élevant progressivement pour offrir une vue dégagée sur le centre, là où les débats se déroulaient.

Une centaine de membres étaient présents, répartis sur les différents niveaux. À quelques semaines de l’élection, l’Assemblée était toujours pleine. Au-dessus, un immense dôme de pierre s’élevait, percé de vitraux colorés qui laissaient filtrer la lumière. Les rayons traversaient les panneaux et se dispersaient en éclats rouges, bleus et verts sur les murs et les sièges.

Les membres discutaient déjà entre eux, échangeant idées et conseils, tandis que les grandes familles formaient leurs groupes. On reconnaissait les Agapia, réduits désormais à une poignée d’héritiers ; les Tynacès, que Chrysus ignora délibérément ; ou encore les Étracides, dont l’influence ne cessait de croître à mesure que leur lignée s’élargissait. A eux seuls, ils occupaient une trentaine de sièges. 

Réfus s’assit aux côtés de Chrysus, le ventre noué. Il avait l’impression d’être entré dans la gueule d’une bête féroce. Pysctas serait là. Menestas pouvait surgir à tout moment. Son regard se posa sur leur tribune, vide pour l’instant, puis se perdit plus loin, sur Amenis, encerclée de prêtres, plongée dans une discussion vive. Chrysus lui parlait, mais le vacarme de la salle brouillait ses mots. Réfus n’entendait rien qu’un tumulte confus, ponctué de rires et d’éclats de voix. Il songea qu’un peu plus de vin lui aurait donné du courage. Il avait bu toute la matinée, pour s’empêcher de penser. Il aurait dû en prendre avec lui. Il était déjà presque ivre, mais cela ne suffisait pas à chasser la peur qui lui tordait les entrailles.  

Ce serait la seule fois qu’il participerait à cette assemblée. Il n’avait qu’une chose à faire : parler.

Une femme que Réfus ne connaissait pas s’avança au centre, déclara l’Assemblée ouverte. Elle commença à énoncer l’ordre du jour, les sujets qui allaient être débattus. Très vite, tout se mit en place. On parla de l’augmentation des taxes maritimes, de la Podestà de Brynène, du renforcement des armées. Certains parlaient avec passion, les poings serrés, d’autres bâillaient, l’air lassé de ces débats sans fin. Chaque éclat de voix faisait battre le cœur de Réfus plus vite. Sa gorge se serrait. Le moment approchait.

Réfus écouta distraitement ce brouhaha lointain. Il resta vautré sur son siège, caressant du bout des doigts Pil à travers l’étoffe de sa robe.

Au bout de deux bonnes heures, enfin, le sujet des élections arriva. Plusieurs membres défilèrent, se présentant comme candidats ou soutenant l’Archonte. Lorsqu’ils eurent fini, Chrysus descendit les marches, prit la parole.

- Je n’oserai prendre de votre précieux temps en répétant ce qui a été dit. Oui, les élections approchent et non, Menestas n’est plus à la hauteur. Notre Archonte, élu depuis dix ans, a eu son temps. Il nous a apporté la victoire lors de la Guerre des Chaînes, a fait prospérer notre cité plus que jamais. Mais depuis quelques temps nous la voyons qui chancelle. Clytène ne fait plus trembler personne, n’apporte plus prospérité. La pauvreté s’étend comme une mer noire. L’Archipel est désuni, faible… et risible.

Chrysus marqua une pause, parcourut l’Assemblée du regard.

- Menestas ? reprit-il. Nul ne peut nier ce qu’il a accompli pour notre cité en tant que chef de guerre. En temps de paix, il n’est plus le dirigeant dont nous avons besoin. Il semble s’être enfermé dans son palais, loin des inquiétudes du peuple. Regardez autour de vous ! L’Assemblée est pleine, mais les voix qui comptent sont muettes. 

Chrysus appuya longuement son regard vers la gauche, là où se tenaient les membres de sa famille. Réfus était trop loin pour discerner leurs expressions, mais il pouvait imaginer leur colère.

- Vous ne cessez de nous parler de prospérité, de paix et de stabilité. Stabilité ?! La seule chose stable ici, c’est le mensonge. Et le sang que l’on cache derrière vos tapisseries dorées.

Un frisson parcourut l’Assemblée.

- Il n’y a plus d’alliances qui tiennent. Clytène a renversé la tyrannie de Vélymène pour mieux en devenir l’héritière. Nous vivons dans une paix qui n’en mérite pas le nom, bâtie sur les ruines et la terreur. Et aujourd’hui encore, le sang est versé au nom de l’ambition de notre Archonte. Mais cette fois-ci, nous ne nous tairons pas. Car nous savons. Nous avons vu. Et vous devez connaître la vérité que l’on cherche tant à vous cacher.

Chrysus se tourna vers le fond de la salle, là où Réfus se tenait. Ce dernier prit une grande inspiration et se leva en tentant de ne pas montrer sa peur. Il s’apprêtait à affronter ce qui l’avait toujours terrifié. Il descendit les marches à pas lents, priant pour que personne ne voie comme il tremblait. Pense à ce qu’ils ont fait. Pense à ce que tu vas leur faire. Ils ne se relèveront pas.

Arrivé au centre de la salle, il se planta droit. Chrysus posa une main sur son épaule, et murmura :
- Dis-leur.

Réfus se racla la gorge. Sa voix s’éleva, hésitante d’abord, mais elle gagna en force à mesure que les mots sortaient :

- J’étais à Asène, le jour de la fête de Cilo. J’étais…à la fête donnée par la Podestà, Hyasis. Ce jour-là, elle accueillit une délégation… la délégation d’Andène. Ils avaient fui leur cité, car Clytène refusait leur décision d’abolir l’esclavage. Le Podestà, Orèpe, avait été écarté, remplacé par un dirigeant imposé par Clytène.

Réfus marqua une pause, avala sa salive. 

- Dans la soirée, alors que la fête battait son plein, la Garde Orpheline d’Hyasis a fait irruption. Ses hommes…ils ont massacré tous les hommes de la délégation, sans exception.

Un choc parcourut l’Assemblée. Les murmures se transformèrent rapidement en cris, certains membres se levèrent, choqués, d’autres se disputaient violemment. La salle entière vibrait sous la stupeur et la colère. Réfus voulut continuer son récit, mais plus personne ne l’écoutait. Il resta figé, contemplant le chaos qu’il avait semé par quelques phrases.

Un homme se leva, indigné et sa voix forte porta au-dessus du tumulte :

- Et que nous importe ce qui s’est passé à Asène ? Hyasis est libre de ses actes, elle n’est pas l’Archonte !

Un autre répondit aussitôt, plus véhément :

- Libre ? Asène est alliée de Clytène, et lui doit allégeance. Et Andène est également notre alliée !  Si cet évènement a eu lieu, alors cela concerne Clytène. 

La cheffe de la famille Etracide ajouta d’une voix sèche : 

- Et quelles sont les preuves ? Nous avons des espions, aucun ne nous a informé d’un quelconque massacre à Asène !

- Eh bien, si l’affaire a été étouffée, cela n’est pas surprenant ! 

- Pensez-vous vraiment que cet homme dit la vérité ? répondit l’Etracide en pointant Réfus du doigt. 

Le ton monta en escalade et l’on ne parvenait plus à distinguer qui disait quoi. Les paroles, sages ou insensées, se perdaient dans le tumulte général. Soudain, la grande porte de la salle s’ouvrit. Peu à peu, les membres se rassirent, se taire. Un silence lourd se fit. L’Archonte était arrivé. Tous retinrent leur souffle alors que Menestas gravissait lentement les marches jusqu’à son siège dominant la salle, dans la tribune de pierre.

- Mon Assemblée, dit-il d’une voix forte. Je suis aujourd’hui accueilli par les cris et le désordre. Que cause ce fracas ?

Chrysus se tourna vers Réfus, prêt à lui demander de répéter, mais il se figea. Le visage de Réfus était pâle, ses mains tremblaient, et il ne détachait pas ses yeux de l’Archonte. Chrysus s’avança alors, sa voix résonnant dans la salle.

- Nous avons entendu le témoignage de cet homme. Il a été témoin du massacre perpétré par la Garde Orpheline d’Hyasis. Un massacre orchestré par nos dirigeants, dont personne n’avait connaissance. Nos alliés… la délégation d’Andène et leur Podestà, Orèpe… tous assassinés, sans procès. Est-ce cela une alliance ? Clytène devrait protéger l’Archipel, pas le réduire en sang !

Menestas resta impassible, ses yeux fixant Réfus.

- Qui est cet homme ? demanda-t-il enfin.

Chrysus laissa retomber le silence et, voyant que Réfus ne répondait pas, ajouta d’une voix posée : 

- Cet homme est Réfus Orphane, fils de Pysctas.

À nouveau, des murmures parcoururent la salle. L’Archonte se leva lentement, son regard dur se posant sur Réfus. Le jeune homme semblait avoir sombré dans un cauchemar éveillé. Il recula d’un pas, puis d’un autre, jusqu’à disparaître dans l’ombre.

- Le fils de Pysctas est mort depuis longtemps. Je ne vois qu’un vagabond.

Chrysus se redressa, le visage fermé :

- J’en appelle au témoignage de Pysctas. Il reconnaîtra son fils. Quant à ses paroles, d’autres peuvent les confirmer. N’est-ce pas, Amenis ?

Un silence brutal tomba et tous les regards convergèrent vers l’intéressée. Amenis se leva doucement. Elle posa ses yeux brillants sur Réfus, eut un doux sourire. 

- Oui, je peux confirmer. 

Elle marqua une pause et ajouta, d’une voix glaciale : 

- Je peux confirmer que tout ceci n’est qu’un complot grossier. 

Chrysus écarquilla les yeux et voulut dire quelque chose mais resta silencieux, comme sonné. Quant à Réfus, il se crut au bord de l’évanouissement. A nouveau, elle le trahissait. Il n’avait nullement confiance en elle pourtant, il ressentit la même stupeur que quand elle avait fait venir Pysctas. Il serra les poings en tentant de ne pas tomber. Il se sentit affaibli, comme si tout l’alcool qu’il avait ingurgité faisait effet à cet instant.  

- Cet homme n’est pas Réfus Orphane, déclara Amenis. Cet homme n’est personne, si ce n’est un pauvre vagabond que j’ai recueilli chez moi, en signe de générosité. Il est venu frapper à ma porte, dans un état misérable. Je l’ai accueilli, nourri, mais comment pourrais-je tolérer une telle infamie ?

Un murmure parcourut l’assemblée. Réfus voulut avancer mais ses jambes le portaient à peine, et il tituba. Il se contenta de jeter un regard noir à Amenis, qui l’ignora.

- Chrysus Tynacès, dit l’Archonte. Tu as fait entrer un étranger dans notre Assemblée, un usurpateur du nom Orphane. Et qui plus est, un ivrogne. Qu’as tu à dire pour ta défense ? 

Chrysus ne répondit pas immédiatement, sembla chercher ces mots tandis que partout, les voix s’élevaient, entêtantes. 

- Tu peux nier l’identité de cet homme. Mais nies-tu le massacre d’Asène ? Affirmes-tu qu’Orèpe est encore en vie ? 

Il y eut un instant de silence total où tous étaient suspendus aux lèvres de leur dirigeant. Ce dernier, loin de se laisser démonter, eut un demi-sourire. Il s’assit et déclara :

- Je ne le nie pas. Oui à Asène, il y a eu du sang. Je l’assume, car c’est moi qui ai ordonné à Hyasis d’agir. Vite. 

Il marqua une pause. Des visages se crispèrent. Certains voulaient protester, mais sa voix les arrêta aussitôt :

- Ce sang n’était pas vain. Il est le prix de la paix que vous goûtez chaque jour sans même en avoir conscience. 

Menestas leva un bras en direction de l’Assemblée. 

- Dites-moi, vous qui me blâmez : quand Andène a voulu abolir l’esclavage, que voulaient-ils vraiment ? Justice ? 

Il marqua un temps d’arrêt, jeta un regard froid sur le centre, là où Chrysus gardait encore une face digne tandis que Réfus avait reculé jusqu’à s'affaisser contre une colonne. 

- Chaos. 

Ce simple mot résonna dans la salle, l’emplit toute entière.

- Ils voulaient défier Clytène. Ils voulaient briser l’Archipel, ébranler l’ordre. Et tous ici, vous savez ce qui arrive lorsque l’ordre se brise. Il ne reste que la violence, la misère et la ruine. Est-ce ce désordre que vous désirez ?

Des murmures parcoururent l’amphithéâtre. 

- Alors oui, poursuivit Menestas, j’ai ordonné que l’on frappe. Que l’on frappe vite, fort, sans laisser place au doute. 

Menestas se releva, dominant complètement chaque membre. 

- Vous criez à la cruauté, à la trahison, à l’infamie. 

Sa voix enfla, ses mots frappaient comme des coups de fouet :

- La prospérité que vous chérissez, le confort de vos villas, les esclaves qui vous servent, l’or qui coule dans vos coffres… tout cela a un prix. Que je paye pour vous, en nous défendant avant même que l’on ne nous attaque.

Il se tourna vers Réfus et Chrysus.

- Et voici ceux qui prétendent me juger. Un ivrogne recueilli par pitié, et un semeur de zizanie tout juste sorti de l’enfance. Tous ici savent le ressentiment que Chrysus a pour sa propre famille. Son unique but est de nous désunir. Pourtant, il devrait savoir que seul son nom lui vaut une place dans notre Assemblée.

Chrysus ouvrit la bouche mais Menestas ne lui laissa pas le temps de rétorquer. 

- Les vérités des faibles ne valent rien. Ce sont les puissants qui décident de ce qui est vrai. 

Il redressa la tête, le regard enflammé. 

- Oui, j’ai ordonné ce “massacre” comme vous voulez tant l’appeler. Oui, j’ai réduit au silence ceux qui voulaient défier Clytène. Et c’est précisément pour cela que je suis digne d’être Archonte. J’ai la force d’accomplir ce que vous n’osez pas regarder. 



 

 

 

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