Il existe deux mondes, comme deux lignes parallèles. Éloignés par le vide d’une barrière invisible, ils sont tout aussi séparés que connectés. Ainsi, pour moi, mais sûrement pour d’autres, existe le monde de l’intérieur et le monde de l’extérieur.
Toute mon île, sa forêt, ses montagnes et ses cabanes, se trouvent à l’intérieur. Son centre est son noyau le plus profond, le plus sacré, et également le plus difficile à explorer. Mais pour cette fois-ci, j’ai dirigé mes pas plutôt vers l’extérieur du monde de l’intérieur. En quittant la forêt des songes, voyant mes pas se marquer dans le sol au fur et à mesure que la terre se transforme en sable brillant, je découvre un univers tout aussi important que le reste. La frontière infranchissable entre mes deux mondes, prenant la forme d’un océan bleu, me fait désormais face alors que je m’assois dans le sable.
La limite et la connexion entre les deux univers ne s’aperçoivent jamais mieux qu’à cet endroit. La mer respire au bruit des vagues. À jamais son flot est lié à mes inspirations. Elle prend la forme de mes paniques, de mes états d’âme extérieurs, comme si elle était un miroir. En vérité, elle est plutôt une immense porte d’entrée. Pour rentrer à l’intérieur de cette petite île, pour pénétrer cette immense forêt, il m’est obligé de passer par cette immense plage entourant la mer aux reflets blancs. Et bien qu’il semble parfois inutile de s’y attarder, comme si de par son horizon dégagé elle révélait tout de ses secrets, il est agréable d’y rester, immobile, laissant le vent humidifier son visage, profitant d’un instant de répit pour fermer les yeux. Quand l’obscurité des paupières prend le dessus sur l’univers, le son des vagues s’entendant comme un écho lointain, il est presque impossible de savoir dans quel monde je me trouve encore.
Et pourtant, parfois, la limite est distincte. Quand dans le monde de l’extérieur, tout s’effondre autour de moi, la mer reste pourtant là. Immobile, immuable. Le décalage entre les deux paysages, où je vois l’horreur me surplomber et que j’entends toujours, en écho, le bruit des vagues dans le creux de mon oreille, est alors insupportable. Je peux parfois jeter des cailloux dans l’eau, hurler contre le vent, briser les maisons des crabes. Mais comment pourrais-je m’attaquer à l’univers entier ? C’est alors que je me rappelle que je respire encore. Et toujours, la connexion se refait. Le bruit des vagues se mêle à mes pleurs, la mer s’assombrit et l’horizon devient invisible, caché par les nuages. Même si tout semble calme, le monde de l’extérieur continuera toujours d’influer sur le monde de l’intérieur, et inversement. Le tout, guidé par le son de mes inspires, un réflexe de vie dont je ne me pourrais jamais me défaire.
Alors, la question se pose. Que se passera-t-il, quand le monde de l’extérieur pour moi cessera d’exister ? Quand cet océan indomptable s’arrêtera pour toujours de se mouvoir, n’ayant plus de boussole pour le guider ? En observant le flot continu des marées, couvrant de sa musique tout ce que je veux plus entendre, je me questionne sur l’avenir. Il est impossible d’imaginer que cette île et tout ce qui la compose pourraient continuer de survivre sans cette vie maritime. Peut-être, certainement que cette île est comme un bateau se laissant porter au gré des vagues sur une immensité invisible. Sans mouvement, plus rien n’aurait de sens. Ainsi, peut-être qu’il existe une sorte de troisième monde entre les deux. Une barrière indépendante, qui permet aux deux mondes de survivre, dépendant l’un de l’autre. Peut-être que la limite est un monde qui n’attend que d’être exploré, quand l’heure viendra. Et comme cette limite continuera, elle, à jamais d’exister, c’est que d’une certaine manière, le monde de l’intérieur, comme celui de l’extérieur, perdurera également ; simplement, peut-être, en prenant une forme de vie différente.
Quand la peur m’étouffe, cette pensée me rassure. Même si l’extérieur venait à disparaître dans l’obscurité de mes paupières et que l’intérieur venait à s’effondrer pour une raison ou une autre, je ne partirai sans doute pas pour le néant. Car, même immobile, la mer restera ; elle ne peut s’assécher. Alors, je partirai sûrement en voyage. Je me fabriquerai un bateau avec le bois de la forêt des songes ; un bois si résistant qu’il supportera toutes les tempêtes. Je le traînerai avec les forces qu'il me reste sur la plage. Il laissera sûrement une trace dans le sable à son passage. Et en entrant dans l’eau, le bruit des vagues recommencera, éclaboussant mes mains, mes chevilles. Prenant une immense feuille, avec un regard en arrière, je partirai de cette île qui était tout un monde. Je prendrai avec moi simplement ce carnet, à moitié écrit et à moitié vierge, pour continuer d’écrire sur mes découvertes et mes pérégrinations. Ainsi, je partirai en exploration, comme au bon vieux temps, dans ce monde barrière que personne ne connaît.