Une découverte s’est amenée à moi depuis l’orée de la forêt. Les chemins qui parsèment cette île ne sont pas à gravir avec des jambes humaines. Bien entendu, il est possible de le faire, à nos risques et péril. Mais il est également possible de tricher quelque peu.
Cette forêt a beau être parsemée d’arbres de l’esprit, ce n’est pas pour autant que j’en suis un maître qui peut tout plier à la force de sa volonté. Non, si cet endroit existe grâce à moi, une grande partie de sa faune et de sa flore est totalement indépendante. Les animaux existent, fourmillent, se cachent entre les feuilles immenses et les grains de sable, sans que j’aie à y penser. Cette île vit en dehors de mon contrôle, si sa croissance est liée à l’extérieur, c’est son indépendance qui la rend si belle à explorer. Elle vit avec moi, mais sans que ce soit nécessairement pour moi. Elle n’est pas un cadeau ni une charge, seulement une partie essentielle de l’existence intérieure. Et c’est seulement en apprenant à la connaître que j’ai pu utiliser un peu de mon influence pour rendre mes recherches plus faciles.
Parfois, il est intéressant de prendre de la hauteur. Voir les oiseaux de la canopée, le vent souffler sur cette mer de feuilles, dont la hauteur concurrence le ciel. Il faut alors se concentrer, mais il est possible de devenir, pour quelques instants, un peu change-forme. Le corps n’est pas seulement léger, il devient translucide, à la limite de l’inexistant ; ainsi, les pieds se décollent du sol. Un tout nouveau spectacle s’offre alors à mes yeux, celui de la grandeur. Tout est en recul, pouvant comme tenir sur une carte postale. La forêt se fond aux hauteurs et borde les plages de sable. Comme des petits points apparaissent certaines de mes cabanes ; elles sont les seules traces de mon passage. Le chemin, lui, se dessine, de part et d’autre. Mu d’une volonté propre, il se déplace, caillou par caillou, sur cette grande île qui paraît si petite. Il semble alors comme un serpent, guidé par ses sonnettes ; les chants des oiseaux le guident. Il apparaît alors là où il est mieux pour lui d’être. Cet immense chemin étrange est peut-être, d’une certaine manière, le véritable maître de cette île.
Ses reliefs ont été étudiés non pas pour moi et ma maladresse, mais pour les animaux de la forêt, véritables habitants de cette île. Si bien qu’une fois de retour sur le plancher, il m’arrive d’être immobilisé : mes petites jambes ne peuvent pas suivre ce chemin qui n’en à rien a faire de moi. Je pensai que j’étais impuissant et qu’il me fallait attendre à l’extérieur, jusqu’à ce que le chemin se déplace encore. Je n’avais pas encore découvert le plus beau secret que cette forêt avait à m’offrir.
Ce fut en l’apercevant de haut que je compris immédiatement qui il était. Je retrouvai fébrilement mon corps, à l’orée du bois, et en m’enfonçant dans les arbres je courus le retrouver. Je dus lui faire peur, si bien qu’il se cacha de moi jusqu’à ce que j’abandonne. Quand je m’allongeai sous le ciel étoilé, essouflé, observant de loin des petites lueurs perdues entre des feuilles frissonnantes, ses deux yeux brillèrent vers moi. Je me redressai alors, et de son museau, il me toucha. Nos âmes étaient identiques. Il était l’habitant de ces bois, le seul et l’unique qui avait vécu pour moi. Il était celui qui prenait ma place, vivre de l’intérieur ce que j’expérimentais de l'exterieur, du bon comme le malheur. Une légère lumière, comme une étoile, scintilla de ce contact peu assuré. Mais quand mon corps disparu, cette fois-ci, ce ne fut pas pour m’envoler. Collé au sol, désormais couvert de fourrure, j’utilisais ce corps qu’il avait tant usé pour moi. Nos deux âmes reliées ne faisaient plus qu’une dans cet espace de rêve. Si nous étions certains de devoir nous séparer inévitablement d’ici peu de temps, cette connexion fugace nous donna des larmes de joie. D’une certaine manière, nous nous étions trouvés.
Il était un renard gris. Minuscule, fragile, il avait l’agilité et la vision qui me faisait défaut. Ses pas faisaient frémir les rongeurs aux alentours, craignant pour leur vie. Il était un bon chasseur, rusé et habile. Mais il m’était impossible de le trouver beau. Son pelage qui autrefois devait être d’un roux à en faire pâlir d’envie le crépuscule, avait terni pour une raison obscure. En devenant lui, je sentis dans ma poitrine une grande douleur. Je voyais comment il avait vécu de l’intérieur ce que j’avais subi de l’extérieur. Il était tombé, il avait été blessé, il avait beaucoup pleuré. Quasiment toute sa chaleur était partie, suite à de trop nombreux désastres. Il était petit, agile, fin et rusé. Mais il était également très faible. Quand le lion l’avait débusqué, il avait manqué de mourir sous ses griffes de feu. Sous ses poils se cachaient de nombreuses cicatrices horrifiantes. Ses pattes avaient connu les pièges des hommes qui pourtant n’existaient pas sur cette île. Il était une bête traquée, une bête meurtrie, mais surtout une bête triste et seule. Si je ne l’avais pas vu, s’il ne m’avait pas retrouvé, il serait sûrement mort quelque part, laissant son cadavre se faire emporter par la mer, et moi, ignorant tout de ce petit morceau d’âme, je l’aurai perdu sans même le savoir. Les larmes qui coulèrent sur la terre furent alors pour nous deux, qui avions tant souffert. Elles arrosèrent quelques racines, qui peut-être, un jour, donneraient des fleurs uniques. Mais, pour l’heure, je décidai de suivre ce chemin qui m’avait été jusque-là inaccessible.
Il montait haut, très haut dans la montagne. Bien plus haut que le territoire des ours, bien plus haut que la plus haute de mes cabanes. Nos pattes grises commençaient alors à s’enfoncer dans la neige. Ce petit renard ne s’approchait même pas de la beauté immaculée d’un renard arctique. Il nous semblait salir le paysage rien qu’en le franchissant. La couleur terne de son poil en faisait pâlir la neige de honte. Mais, même au plus haut des hauteurs, observant le soleil tendre faiblement vers le ciel, les oiseaux continuaient de chanter pour nous. Il nous fallait alors continuer. La douleur dans notre poitrine nous empêchait de respirer. Nos pattes s’alourdissaient, alors que certaines cicatrices semblaient se rouvrir. Le rouge, en plus du gris, tachait désormais la neige immaculée. Ressentant alors plus que du désespoir, nous nous laissâmes tomber dans la poudreuse, recouvrant les longs poils ternes de la queue du renard. Quelques flocons tombèrent sur son museau, nous ne fîmes pas l’effort de les en empêcher. Nous abandonnant sur ces terres inexplorées, perdant le sens de notre traversée qui n’en avait peut-être aucun, nous arrêtâmes de bouger, comme s’il m'était possible de mourir dans ce monde de l’intérieur.
Le bruit des pas d’un prédateur aurait du nous alerter. Mais le petit renard ne bougea pas. Il était facile, pourtant, d’entendre ses pas dans la neige. Quand sa langue caressa le bout de nos oreilles, il crut sans doute que sa dernière heure était arrivée. Mais moi, qui connaissais mieux que quiconque les invités de mon île, je laissais une chaleur nouvelle fondre la neige.
Je t’avais invité il y avait pourtant si peu de temps auparavant. Mais mieux que moi, peut-être, tu avais compris ces règles de l’intérieur. Tant et si bien que tu t’étais approprié mon île, comme si elle pouvait te guider également. Et alors que le chemin des quatre oiseaux me tenait, peut-être intentionnellement, à l’écart, tu avais fait quelque chose d’incroyable. Ce monde, si petit et si vaste, avait fusionné avec le tien. Nos âmes, à défaut d’être identiques, étaient devenues sœurs.
Ton lynx était magnifique, élégant. Il supportait la neige mieux que quiconque. Ses longs poils tachetés le couvraient et le protégeaient avec élégance. Fixant mon petit renard épuisé d’un regard d’étoile, tu le pris par la peau du cou, comme s’il était encore un bébé. Le posant sous un talus de pierre, à l’abri du vent et des flocons, tu t’allongeas près de lui. Ta chaleur était bouillonnante, mais tes yeux étaient doux. Immense, protecteur, plus même que le lion de la forêt, tu étais royal sous la lumière de la lune.
Ainsi, le lynx et le renard restèrent allongés, l’un contre l’autre. Ils observaient parfois, pour le peu de temps où ils ouvraient les yeux, les nuages couvrant le soleil et la lune de l’horizon. Tout semblait si loin, qu’il me semblait voler, légèrement comme je pouvais le faire autrefois. Dans le monde de l’extérieur, au beau milieu de la nuit, tes doigts enserraient les miens. Je laissai alors là mon petit renard gris qui avait tant souffert, lui offrant un peu de répit. Et peut-être qu’à force de se réchauffer auprès de ce lynx des neiges, il pourrait retrouver ses couleurs de soleil.