Joséphine Smyth-Lacroze passa quinze mois à l'hôpital psychiatrique de Sainte-Anne.
Durant les huit premières semaines de son hospitalisation, elle fut maintenue en vie grâce à une sonde gastrique, maintes fois arrachée, autant de fois réintroduite contre son gré. Ses nuits étaient souvent émaillées de cauchemars, de réveils brutaux, mais aussi de modestes sanglots qui semblaient inconsolables.
Prostrée la majeure partie de la journée dans un coin de sa chambre, cultivant son mutisme comme son bien le plus précieux, elle refusait de parler à tous les psychiatres qui se présentaient à elle. Mais elle acceptait volontiers d'avaler tous les cachets d'anxiolytiques qu'on lui offrait, veillant à demander à chaque prise, avec force ironie :
- Et alors, aujourd'hui ? Imprégnés de saint chrême ou de merde, madame kapo ?
Ayant trouvé une cachette insoupçonnable, elle continuait de lire son livre fétiche « La nuit » d'Elie Wiesel. Et plus particulièrement les pages narrant l'atroce agonie du « petit pipel », dont elle avait stabiloté le récit jusqu'à griffer le papier par endroits.
Profitant de la crise aiguë d'un interné au bout de son block et des bruits de bottes des infirmiers accourant vers le châlit de celui-ci, elle essaya une première fois d'attenter à ses jours en se tailladant les veines avec une paire de ciseaux d'enfant.
Profitant un mois plus tard d'un départ de feu dans la cuisine et des bruits de bottes des infirmiers accourant vers les « braseros », elle essaya une seconde fois d'attenter à ses jours en se recouvrant la tête avec un sac en plastique.
Jusqu'au sixième mois de son hospitalisation, Julien et Pauline venaient voir Joséphine environ deux à trois fois par semaine. Cependant, comme elle les reconnaissait de moins en moins, et n'avait plus beaucoup de choses nouvelles à leur dire - à part que les Russes n'allaient plus tarder à les délivrer - leurs visites s'espacèrent dans le temps jusqu'à complètement se tarir. Sa mère la visita une fois unique, le premier mois. Son frère et sa sœur, trois fois. Son père ne vint jamais.
À force de délicats touchers thérapeutiques - et sans doute parce qu'elle ne lui posait aucune question, et qu'elle respectait son silence - les massages holistiques de Firmine parvinrent doucement à attendrir l'esprit de Joséphine, qui finit par lui demander un matin si le service possédait un médecin Juif, spécialiste de la question juive.
- Pourquoi Juif ? l'avait questionné la masseuse.
- Parce que les Juifs sont les seuls à comprendre la souffrance humaine et à s'y complaire comme moi.
Dépêché bientôt pour satisfaire le vœu de Joséphine, le Dr Maurice Wulfman, âgé d'une soixantaine d'années, lui plut immédiatement. Elle remarqua aussitôt au fond de ses prunelles cette lueur si particulière, morne et lumineuse à la fois qui, à ses yeux à elle, ne pouvait vouloir dire autre chose que cela : je ne les oublierai jamais !
Leur premier entretien se passa dans une pièce toute blanche où Joséphine n'avait jamais mis les pieds auparavant. Comme elle ne s'était pas exprimée depuis de nombreux mois, elle dut chercher un peu ses mots, et tint à paraître sur la défensive afin de faire comprendre au Dr Wulfman que la partie serait loin d'être gagnée.
- Joséphine Smyth-Lacroze, c'est bien cela ? avait engagé le psychiatre d'une voix chaude et avenante.
- Oui ! Ou Jo, pour les intimes. Mais cela fait longtemps que les intimes ont disparu de ma vie.
- Moins de visites ? Plus de visites ?
- Plus de visites ! Mais, c'est mieux ainsi. N'allez pas croire que je me sente seule pour autant...
- Vous sentez des présences ?
- Oh, on a dû vous dire... Des millions de personnes vivent dans ma tête.
S'ensuivit alors un très long silence, que ni Joséphine ni le Dr Wulfman ne semblaient vouloir briser le premier. Elle croisa à plusieurs reprises ses jambes, et les décroisa. Se tournant vers la fenêtre grillagée, elle plongea longuement son regard dans la pâleur du ciel. Puis elle remonta son châle jusqu'à son cou, y emmitoufla ses mains, et mit un terme à sa réticence :
- Vous faites exprès de couper le chauffage ?
- Non. Cette pièce est chauffée. Du moins, j'ai cette impression.
- Ce n'est pas un de vos trucs pour me mettre en condition ?
- Vous êtes sensible au froid ?
- En fait, je crois…
- Vous croyez ?
- Je n'aime pas ce verbe, j'en cherche un autre...
- Vous pensez !
- Oui, je pense que… que je vais avoir beaucoup de mal à vous parler de mes petits tracas aujourd'hui.
- Comme vous voudrez. C'est déjà très courageux de votre part d'avoir réussi à engager ce dialogue avec moi.
- Je me méfie des traîtres, vous comprenez ?
- Lors d'une première séance, la méfiance est souvent de mise. Les raisons qui vous ont poussée vers moi sont intimes et forcément très douloureuses à aborder.
- Ne m'embobinez pas, s'il vous plaît. Pas vous !
- Rien ne presse. Revoyons-nous prochainement.
Silence !
- En fait, je vous trouve très sensible. Je vous avais rêvé comme cela. Votre regard surtout me fait beaucoup de bien. Mes mains et mes pieds se réchauffent doucement...
- Mais ?
- Quel malin vous faites ! Ce "mais" innocent pour me faire dire que je me sens toujours glacée à l'intérieur, comme...
Nouveau silence !
- Comme ?…
- Comme « là-bas » ?
- Là-bas ?
- Oui, « là-bas », à Auschwitz-Birkenau ?
- Vous connaissez Auschwitz ?
- Oh oui, très bien. Je pourrais même dire formidablement bien. Sans doute même mieux qu'aucun rescapé ne l'a jamais connu.
- Que connaissez-vous de ce camp ?
- Eh bien, j'en connais sa superficie exacte en largeur et en longueur.
- Et ?
- Je connais le nombre exact de Juifs, de Tziganes, de prisonniers de droit commun, de communistes, de mongoliens, d'enfants siamois, qui y ont été gazés puis brûlés dans les fours et dans les fosses. Gazés par les SS, mais brûlés par les Juifs eux-mêmes, la plupart du temps. Vous saviez cela ?
- Oui !
- Alors vous devez certainement connaître ce livre terrible de Shlomo Venezia : « Sonderkommando » ?
- Oui ! Mais j'ai été bien incapable d'aller jusqu'au au bout.
- Je ne vous ai pas demandé cela par hasard. J'étais à peu près certaine que vous l'aviez lu.
- Continuez votre inventaire.
- L'inventaire de mon charnier ?
- Oui.
- Je ne suis pas une mythomane, un singe savant de l'horreur, vous savez. Tout ce que je vous décris est la pure vérité.
- Je n'en doute pas.
- Je peux vous dire également que je connais la distance exacte qui séparait chacun des sept crématoriums, aménagés méthodiquement par Rudolf Höss...
- Que savez-vous de Rudolf Höss ?
- Je sais que ce nabot démoniaque était un être raffiné qui appréciait les mets délicats, les vins fins, les cigares et le café. Qu'il était un passionné de chevaux. Qu'il disposait d'écuries privées, plus vastes que les baraques des détenus. Il brûlait des enfants le matin, puis il partait sereinement galoper dans la campagne l'après-midi. Esthète de la solution finale et dandy de l'air pur dans un même homme. Voyez où peut mener ce putain de libre-arbitre d'ordre divin !
- Où avez-vous appris tout cela ?
- J'ai fait la connaissance du nabot dans le livre admirable de Robert Merle...
- « La mort est mon métier » ?
- Votre culture m'impressionne, mon cher docteur. Rares sont les gens aujourd'hui qui s'intéressent aux origines de la cruauté.
- Les nazis sont pourtant loin d'en être les instaurateurs.
- Peut-être bien, mais ils sont les seuls a avoir érigé le mal à son acmé.
- Que sauriez-vous me dire encore ?
- Oh, je pourrais vous donner le nom de tous les bourreaux et kapos illustres recensés d'Auschwitz. Ceux qui ont été condamnés et pendus, ou injustement graciés par manque de preuves. Je pourrais vous dire que je connais par cœur des listes entières de noms de femmes, de vieillards et d'enfants dont plus personne ne parle et dont on n'entendra plus jamais parler.
- Des listes entières ?
- Oui, de centaines de noms. Mais ils ne sont pas morts pour rien. Je les ai faits miens, rassurez-vous. Je les cajole, je les berce chaque soir. Et je les réveille tendrement d'un baiser chaque matin. Il faut bien que quelqu'un le fasse, non ? Tout s'oublie si vite de nos jours.
- Vous sentez-vous sentinelle du devoir de mémoire ?
- Oui, en quelque sorte. Et puis...
- Et puis ?
- Et puis… J'ai… j'ai eu une petite fille qui s'appelait Ruth… et qui n'a… qui n'a pas eu la force d'attendre l'arrivée des Russes, malheureusement. Excusez-moi, je... je...
- Ruth ?... Voulez-vous arrêter pour aujourd'hui ?
- Non, je préfère continuer. Cela me fait du bien.
- Dites-moi si je me trompe, mais… Vous n'êtes pas Juive, n'est-ce pas ? Ni concernée par ascendance de près ou de loin par la Solution Finale ?
- Non, mon père était américain. Ma mère était bretonne.
- Décédés eux aussi ?
- Oui, parmi les tout premiers. Comme mon jeune frère et ma petite sœur, qui ont tenu quelques jours de plus…
- Vous ne connaissez personne qui soit mort dans les camps ou qui en soit revenu ?
- Quelle perspicacité, mon cher docteur !
- Depuis quand date votre intérêt pour les romans évoquant la Shoah, Joséphine ?
- Disons que… que c'est une question assez spéciale.
- Spéciale pourquoi ?
- Je devais avoir environ vingt ans. Athée ! J'étais devenue à cette époque farouchement athée, même violemment athée. Je me cherchais inconsciemment une nouvelle foi en quelque chose, que je ne trouvais pas. Et puis, peu à peu, je me suis laissée envoûter par cette funeste période, au point de considérer que les romans qui n'en parlaient pas, n'avaient aucun intérêt.
- Que lisiez-vous étant plus jeune ?
- Étant plus jeune ?… Euh… À dix ans, je devais lire des auteurs comme la Comtesse de Ségur, Hector Malot, Charles Dickens. Pas des trucs follement gais, me direz-vous. De mémoire, « Un sac de billes » de Joffo, je crois bien, en classe de 5ème...
- Ce livre vous a marqué ?
- Non, pas plus que cela. Je l'avais lu parce qu'il fallait le lire… Et puis un jour…
- Un jour ?
- Quelqu'un, je ne sais plus qui, m'a passé ce livre, « La nuit » d'Elie Wiesel. Et là, ce fut le choc !
- Quel genre de choc ?
- Mon cœur a littéralement explosé.
- Et de manière moins symbolique ?
- Le choc de constater que l'enfer n'était pas une création du diable, comme mes parents me l'avaient bêtement inculqué. Que l'épouvante n'était pas une abstraction perdue dans les nuages, mais une invention exclusivement humaine.
- Vous l'ignoriez jusqu'alors ?
- Je me masquais cette vérité. Que peuvent être les chaudrons de la géhenne comparés aux cheminées des fours qui expulsaient de la chair humaine nuit et jour ? Une mauvaise plaisanterie, rien de plus !
- Je ne dirais pas ça comme cela, mais bon !
- Vous connaissez bien ce roman, n'est-ce pas ?
- Oui, je l'ai lu lorsque j'étais étudiant.
- Jusqu'au bout ?
- Oui.
- Moi, une fois entre mes mains, je l'ai lu trois fois d'affilée, sans pouvoir m'arrêter. À ma première lecture, je tournais les pages, en larmes. Je ne me croyais pas capable de posséder en moi une telle détresse. Dès ma deuxième lecture, je n'étais déjà plus une simple lectrice. C'est mon ventre qui lisait. Et je sentais grandir en lui cette boule d'impuissance et d'incompréhension. À ma troisième lecture, les mots simples, l'effroyable beauté du style de Wiesel, m'avaient convertie en petite fille Juive, par je ne sais quel sortilège. J'ai refermé le livre et j'ai su que je venais de trouver enfin mon idéal émotionnel.
- L'empathie ?
- Oui, cette joie ineffable que peut procurer l'empathie ! C'est seulement dans l'effacement de soi, que l'on peut, par empathie, percevoir la réalité des autres. Vous ne croyez pas ?
- Absolument, Joséphine.
- Vous voyez, je ne suis pas si folle.
- Que ressentait cette petite fille Juive que vous étiez devenue ?
- Au plus profond de son âme ? Je dirais de la honte, de l'impuissance, de la culpabilité. Un cruel sentiment d'abandon. Je tremblais. Mes mains étaient glacées, réellement glacées. Plus j'avançais dans le roman, plus j'avais faim, plus je souffrais de la faim.
- Vous aviez peur ?
- J'étais pétrifiée par la peur. Et puis je me suis mise à ressentir une immense colère, « leur colère ».
- Leur colère ?
- Il n'y a pas plus religieux que les Juifs sur la terre, vous êtes d'accord là-dessus ?
- Plus ou moins !
- Et là d'un coup, au comble du désespoir, ils se sont mis à comprendre que leur Torah, leur Talmud, n'étaient qu'une infecte fumisterie inventée par leurs ancêtres fous. Ils se sont mis à douter de ce Dieu qui restait aveugle et sourd à leur supplice. Il se sont mis à maudire Dieu, à l'envoyer à son tour au four crématoire.
- À le maudire ! Comme la petite fille que vous étiez autrefois ?
- Oui, exactement. Wiesel me parlait de son désespoir le plus noir, mais surtout de sa colère envers ce Dieu de pacotille. Il n'avait pas honte d'insulter ce père qui l'avait maintenu ignominieusement en vie, pour rien.
- Ce Père ? Dieu le Père ?
- Ou ce fils de pute de Satan, au choix ! Et le petit pipel ? Vous vous souvenez de la mort du petit pipel pendu aux yeux de tous ?
- Pas vraiment. J'ai lu ce livre il y a bien longtemps.
- Elle est si triste la mort du petit pipel, si triste.
- Vous me la raconterez la prochaine fois. Une dernière chose, Joséphine. Ruth « était » votre unique enfant ?
- Oui, je n'ai jamais voulu en avoir d'autre.
Trois mois passèrent ainsi sans que le Dr Wulfman ne parvienne à trancher le nœud gordien du cas de Joséphine. Ce goût exclusif pour la morbidité et la souffrance d'autrui, ce romantisme autodestructeur puisé au cœur de la littérature du désespoir, ne lui étaient cependant pas totalement étranger.
Le Dr Fournier, l'un de ses amis et confrères, avait déjà eu à soigner par le passé un syndrome similaire. Il s'agissait du cas « Jocelyne Bobin ». Ayant perdu son grand-père gazé lors de la bataille de Ypres en 1915, grand-père dont elle vénérait la photographie d'artilleur au point de la placer sur sa table de chevet, elle s'était toquée vers l'âge de cinquante ans, et ce jusqu'à la folie, des ouvrages concernant les atrocités perpétrées entre Français et Allemands durant la Première Guerre mondiale. Allant jusqu'à se revêtir d'un uniforme de Poilu acheté lors d'un vide-grenier, nombreuses étaient ces fois où ses proches avaient dû retrouver Jocelyne Bobin sous une pluie battante, le regard hébété, le visage et les mains maculés de boue, dans ces champs encore bosselés de la Somme, entre tranchées, trous de mine et mémoriaux.
En passionnés de ces aliénations singulières, les deux hommes parlèrent durant des heures de la monomanie livresque de Joséphine qui se fondait sur un transfert hautement toxique - le martyre odieux, arbitraire, immérité du Peuple Juif – au détriment de l'expérience. Selon que l'affectivité, la volonté ou l'intelligence seront lésées, le Dr Fournier décrivait trois grands types de monomanies : une monomanie affective dans laquelle ne se fait pas jour un délire franc, le malade ayant conscience de ses propres troubles, une monomanie instinctuelle, à l'instar de la maladie génétique de Huntington, dans laquelle la volonté est atteinte et peut amener le malade à commettre des actes criminogènes, et une monomanie intellectuelle dans laquelle la psychose est au premier plan. C'est justement ce délire thématique limité dans son objet qui semblait qualifier le mieux la confusion mentale et patente de Joséphine.
Il allait de soi que chez elle l'insidieux mécanisme de démence ne s'était pas construit en un jour. Ce sentiment larvé de dégoût/répulsion, cet irrépressible désir de disparaître à vue d’œil pour rendre visible son châtiment, tout en semblant se délecter du poison de sa némésis, Joséphine Smith-Lacroze, c'était certain, l'avait éprouvé primitivement dans le marécage de son cœur d'enfant, pour ses parents ou l'un de leurs proches.
Pour conclure leur entretien, le Dr Fournier avait fourni au Dr Wulfman copie d'une lettre rédigée jadis à l'intention de sa patiente. Son contenu, empli d'exemples graduels de diversion et autres exutoires littéraires, était parvenu à atténuer dans le temps la boulimie factice et pernicieuse de Jocelyne Bobin. Cette solution de l'écrit pour toucher au plus profond le cœur de la lectrice avait été dans sa carrière sa plus belle intuition salvatrice.
S'inspirant de cette lettre, le Dr Wulfman avait pris le parti d'écrire la sienne à Joséphine au stylo-plume, sur une feuille vierge de vieux papier Vélin, dont il avait hérité le bloc d'une arrière-tante polonaise.
Chère Joséphine Smyth-Lacroze,
Je me permets de prendre la plume ce jour pour vous dire que nous avançons lentement mais sûrement vers votre sortie prochaine. Qui dit sortie prochaine, dit aussi retour en douceur, émaillé d'appréhensions légitimes, vers la complexité et l'âpreté du monde qui vous entoure. Mais soyons sincère. Comme je ne doute pas que vous êtes encore loin d'être guérie, j'aimerais vous soumettre quelques solutions pratiques afin de réduire progressivement votre boulimie de lectures ayant trait à cette sombre période. Dans les romans sur la Shoah, les Juifs et la seconde guerre mondiale, les nazis sont si nombreux que vous pourriez alimenter votre obsession pendant encore trois cents ans sans manquer de matériel. Ce n'est pas comme si vous deviez vous contenter de quelques ouvrages. Plus votre capacité à tenter d'épuiser un sujet est importante, et plus l'on considérera que votre attachement à la lecture est sérieux. Il n'y a, par conséquent, aucune urgence à vous corriger dans l'immédiat. Mais cela ne vous avancerait guère. Si n'était l'objet si particulier de ce choix, l'on pourrait parler, vous concernant, d'une simple monomanie littéraire. C'est un des mécanismes les plus courants en médecine littéraire, quelque chose qui anime tout lecteur et qui, d'une certaine façon, trahit l'importance qu'un sujet place dans l'acte de lire. Les meilleurs sujets d'étude pour la médecine littéraire sont justement ceux qui vivent la lecture dans leur chair, tombent sur des thèmes autant que des thèmes tombent sur eux. Ils auront leur période polar, leur période thriller, littérature russe, sud-américaine, leur période « magie noire », leur période « érotique », chaque obsession dévoilant une sorte d'orientation subjective de leur personne. Nous appelons cela dans notre jargon « une face prismatique » de leur personnalité, aussi sûrement qu'ils dévoileraient leur inconscient. S'agissant d'une obsession comme la vôtre qui perdure et porte sur ce qu'on peut considérer comme la pire atrocité de l'ère moderne, voire de l'ère humaine, l'on pourrait qualifier votre maladie de « monomanie littéraire persistante » dans un premier temps, mais surtout la relier à la notion de drame.
En effet, l'on peut supposer, encore que cela mériterait d'être validé sur d'autres sujets, que votre « attachement » à la Solution Finale repose sur un rapport spécifique au drame et à la littérature.
Il est clair, chère Joséphine, que vous attendez de la littérature qu'elle vous fasse peur et vous immerge dans un environnement dramatique, susceptible de vous « bousculer » sans vous atteindre jamais. Il se trouve que la Shoah est le thème par excellence susceptible de vous placer au plus haut point de satisfaction de votre équation littéraire personnelle. En parcourant ce genre d'ouvrages, la crainte, la peur, l'horreur sont au maximum sur l'échelle de l'abomination. Or, le danger est encore proche (cela ne fait guère que 75 et quelques années que tout ceci est terminé), et en même temps passé. Aussi, vous avez le frisson, les grands sentiments, les conditions apocalyptiques et l'identification facile, sans en avoir la menace. À moins que vous ne soyez touchée également par une sorte de culpabilité d'héritage, ou de rapport victimaire par procuration, votre manie repose essentiellement sur votre envie de vous confronter à des thèmes forts, majeurs et particulièrement dramatiques. Le seul problème posé par votre addiction est finalement qu'elle vous ferme les portes de 99 % de la littérature générale et réduit considérablement votre spectre de lecteur. Si vous souhaitez évoluer sur ce point, élargir vos sources de satisfaction et enrichir votre expérience, voici ce que je vous propose de mettre en œuvre, qui pourrait constituer ce que l'on nomme dans le jargon psycholittéraire une « trithérapie antiobsessionnelle ».
1 - DÉCENTRER LA MANIE : Tout en évoluant en terrain familier, je vous conseillerai de décentrer peu à peu votre regard vers des productions connexes mais dans lesquelles la Shoah n'est pas essentielle. Vous pourriez pour cela commencer par des livres qui, bien que « tournant autour de la question», n'en font pas le centre de leur récit. Vous pourriez aborder la lecture de « Zone d'intérêt » de Martin Amis, lequel marie à merveille le burlesque à l'insoutenable. Lisez aussi les œuvres complètes de Kurt Vonnegut. De là, éloignez-vous encore : lisez de la littérature dite « juive » qui vous permettra de conserver un environnement de référence tout en quittant la période qui vous obsède. La littérature ne manque pas d'écrivains Juifs qui ont su dépasser le traumatisme.
Côté apocalyptique et drame humain, taquinez ensuite les autres tragédies de l'histoire : lisez Ernst Jünger et ses récits de la première guerre mondiale, intéressez vous aux écrits de Sade mettant en scène des tortures, des massacres. Ce faisant, ne crachez pas non plus de temps à autre sur un livre d'horreur ou un livre fantastique, des livres gore qui vous permettront de conserver un taux élevé d'exaltation dramatique.
Puis, lorsque vous serez un peu détachée de vos références, passez alors à des drames pour le drame : revenez aux récits classiques, à Homère, aux périodes agitées que sont les croisades, les récits moyenâgeux. Cela devrait vous amener peu à peu à évoluer dans vos goûts et à prendre vos distances quant à la « tragédie originelle ».
2 - ÉLUCIDER LA MANIE : Je n'exclurai pas dans votre cas, et pour tenter d'élucider rationnellement votre manie, de vous plonger dans une réflexion à base d'essais et d'ouvrages philosophiques. Évitez surtout les Primo Levi et autres penseurs de l'Après telle Hannah Arendt, mais abordez plutôt des livres qui vous aideront à appréhender votre rapport à l'horreur, tout en vous rééduquant à la poésie et à la littéraire. Parmi eux, je vous prescrirais bien « L'ère de l'épouvante » de Sofsky, en priorité. Voyez si des gens comme Jankélévitch ou Walter Benjamin peuvent vous aider à reprendre contact avec un autre univers. Il s'agit bien ici d'agir par la réflexion et non par le plaisir.
3 - DÉMYSTIFIER LA MANIE : Enfin la thérapie ultime que je vous propose est sans doute la plus rude et devra être abordée avec les meilleures précautions. Afin de vous sevrer définitivement, je vous propose pour conclure d'engager, autour de votre thème de prédilection, des lectures dites antidramatiques. C'est un Juif qui vous dit cela, grand lecteur également devant l'Éternel, qui a appris à discerner la part la plus lumineuse d'un immense écrivain d'entre sa part la plus abjecte.
Partant, lire l'intégrale de Louis Ferdinand Céline (que vous m'aviez dit ne jamais avoir lu) pourrait être un mouvement judicieux et radical. Lisez bien entendu ses deux premiers chefsd’œuvre que sont « Voyage au bout de la nuit » et « Mort à crédit », puis choisissez ses œuvres plus tardives, celles maladivement antisémites, aussi incandescentes qu'insensées, que sont « Bagatelle pour un massacre », « L'école des cadavres » et « Les beaux draps ».
En médecine littéraire, cela s'appelle un remède de cheval mais allez-y sans crainte : l’œuvre schizophrénique du bon docteur Destouches, et plus particulièrement ses textes les plus nauséeux, devrait contribuer à neutraliser durablement la mythologie de la Shoah, qui est à la base de votre intoxication.
Enfin, je vous inviterais à vous pencher sur cette déroutante controverse concernant le Prix Nobel de la Paix, feu Élie Wiesel en personne. Non point pour salir ni démolir la statue morale qu'il incarnait au yeux du monde, non point en avalant tout cru ce que vous pourrez en lire sur le net, mais en vous forgeant crescendo votre propre opinion.
Ce qui suit est tiré de Wikipédia (qui ne saurait être la panacée en matière de vérité pure), mais s'en tient à relater avec exactitude ce qui a été déclaré dans le temps par les uns et les autres... Vous y apprendrez qu'un rescapé Juif d'Auschwitz, Miklos Grüner, un historien engagé contre le négationnisme, Pierre Vidal-Naquet, ancien résistant, ainsi que Claude Lanzmann, le réalisateur de « Shoah », ont remis en cause les propos d'Élie Wiesel.
Vous y apprendrez que Miklos Grüner accuse Élie Wiesel d'avoir « usurpé le numéro matricule A-7713 d'un certain Lazar Wiesel et de s'être approprié le récit de ce dernier sur son passage à Auschwitz». Cette thèse se trouve bien évidemment soutenue par des négationnistes en premier lieu, Mais également par l'éditeur et journaliste Jean Robin qui se dit « antiantisémite » et qui a reçu des archives du Musée national d'Auschwitz-Birkenau une courriel selon lequel le déporté immatriculé A-7713 était nommé Lazar Wiesel et avait pour année de naissance 1913 (alors qu'Elie Wiesel est né en 1928). Michaël de Saint-Cheron met en question la fiabilité de ces archives, affirme que Wiesel a progressivement changé l'orthographe de son prénom (Lazar étant le diminutif yiddish d’Eliezer), et signale avoir vu par lui-même son tatouage.
En avril 1987, Pierre Vidal-Naquet, historien engagé contre le négationnisme, a contesté la véracité historique des témoignages d'Élie Wiesel : « Élie Wiesel raconte n’importe quoi. Il suffit de lire des passages de « La Nuit » pour savoir que certaines de ses descriptions ne sont pas exactes et qu’il finit par se transformer en marchand de la Shoah. Eh bien lui aussi porte un tort, et un tort immense, à la vérité historique».
Pour finir cette lettre, chère Joséphine, j'aimerais vous demander si « Monsieur Bras » est encore venu hanter vos songes ces derniers jours ? Et, auquel cas, vous demander également si vous vous prêteriez à une séance d'hypnose avec l'un de mes amis et proche confrère, le Dr Yad Vashem ?
Très respectueusement.
Dr Maurice Wulfman
Trois séances d'hypnose suffirent au Dr Yad Vashem pour exhumer de la mémoire de Joséphine ce qu'elle y avait étouffé depuis l'âge de treize ans. Comme le Dr Wuflman l'avait pressenti, Monsieur Bras, Monsieur Grand et Dieu le Père n'étaient qu'un seul et même individu : le père de Joséphine !
Une nuit, Reynald Smyth avait surpris Joséphine en train de se donner du plaisir dans son lit, par la porte de sa chambre entrebâillée. Et cela l'avait terriblement excité. Durant une longue minute, il s'était mortifié, il avait tenté d'amortir ses sens, de refréner cette raison par laquelle il était homme, homme et père d'une enfant si sensuelle. Il s'était damné, puis il s'était absout par la miséricorde de Jésus-Christ. Enfin, il était entré sur la pointe des pieds, en fendant la pénombre.
Bouleversée par la honte, Joséphine s'était aussitôt recouverte de son drap. Venant l'enlacer entre ses bras puissants, son père lui avait dit alors : « N'aie crainte Jo, Dieu aime la beauté ! Je ne te veux aucun mal. Je veux seulement t'apprendre qui était Onan. Onan était un rebelle à la parole divine. Il était le second fils de Juda et le frère d'Er. Selon la coutume, il devait prendre pour épouse Tamar, la femme d'Er, à la mort de celui-ci. Mais Onan refusa. Il préféra laisser sa semence se perdre dans la terre. Tu te rends compte, il décida de tuer dans l'oeuf des millions de destins possibles, des millions d'enfants de Dieu ! Et sais-tu ce qu'il arriva à Onan pour avoir exécuté sans vergogne cet holocauste ? Il fut frappé de mort par Dieu ! Je ne vais pas te faire de mal. Je vais juste t'apprendre à oublier cet odieux personnage ».
Recouvrant progressivement sa mémoire, Joséphine avait eu ces mots terribles lorsque le docteur Vashem lui avait demandé de préciser ce qu'elle avait éprouvé cette nuit-là : « Ce que j'ai senti ? J'ai senti la mort me rentrer dedans ! ».
Quelques mois plus tard, Reynald et Martha Smyth-Lacroze furent bien embarrassés quand ils virent apparaître les premières rondeurs sur le ventre de Joséphine. Ni Dieu ni les prières ne semblaient pouvoir leur porter secours, atténuer ce carnage en plein cœur de leur foi. La raison en charpie, bourrés de barbituriques et bien souvent d'alcool, leur choix fut cornélien. Mettre au monde ou rejeter "le faux pas" ? Les parents de Joséphine attendirent jusqu'à la vingt- deuxième semaine le délai limite où les Pays-Bas pratiquait encore l'IVG, avant de prendre leur cruelle décision.
Ils appelèrent l'enfant Joshua et demandèrent à ce qu'il soit enterré dignement dans le cimetière Zorgvlied à Amsterdam.