Il faisait nuit, la Fabrique dormait, sauf Octave, qui examinait sa clé. Il se remémorait cette femme. Comment avait-elle dit qu’elle s’appelait ? Hélène. Oui, c’était bien cela, Hélène. Quel joli prénom ! Ses sonorités suaves caressaient son cœur comme de la soie… et le mettait sens dessus dessous ! Il se pencha et jeta un œil à sa Fabrique, gros enchevêtrement de ferraille usée, quasiment incontrôlable. Octave grimaça. Il savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps.
Pourquoi, alors, l’avait-on placé là, il y a de nombreuses années, si tout devait s’arrêter du jour au lendemain ? Qui aurait bien pu avoir cette idée fantasque ? Les rouages de l’esprit d’Octave, qui fonctionnaient davantage que ceux de la Fabrique, travaillèrent à une solution pour gagner du temps. Soudain, quelque chose l’inspira. Il devait se passer de son œil-miroir. À cette heure, la paupière métallique était fermée. Elle n’était pas près de se relever de sitôt.
L’ouvrier fixait sa clé qui arborait de nouvelles taches de rouille. Absorbé dans ses méditations, il en fut brusquement extirpé par un bruit derrière lui.
– Bel objet n’est-ce pas ? s’enquit soudain une voix qui semblait venir de nulle part.
Son cœur fit un bond et se mit à battre frénétiquement, comme un lièvre en alerte. Les machines se réveillèrent en sursaut, tandis que lui blêmissait dans la pénombre.
– Oh là ! Du calme, dit l’étrange individu que l’on distinguait à peine.
– Qui êtes-vous ? balbutia Octave.
Une ombre longiforme se détacha des ténèbres, et se dressa devant lui. C’était un homme, au visage allongé, pâle, avec un nez aux contours incisifs, planté au milieu de deux petits yeux sombres et perçants. Ceux-ci étaient plissés et ornementés de cernes noires, qui faisaient ressortir la blancheur maladive de ses joues creusées. Son cou prématurément voûté, lui conférait l’allure d’un vautour. Il n’avait pas l’air plus vieux qu’Octave ; seulement, il semblait déjà s’être vêtu pour la tombe, arborant un costume noir, couvert d’un manteau droit aussi morne que le reste de ses vêtements.
– Je suis navré, Monsieur, pour la frayeur que je vous ai causée. Mon nom est Dalmin. Je suis négociateur en matière d’exploitation industrielle. Ma visite n’est que temporaire, car je me promène de Fabrique en Fabrique à la recherche de bonnes affaires.
– Comment êtes-vous entré ? À cette question, un rictus singulier se dessina sur le visage du visiteur, et d’un geste millimétré, presque théâtral, il désigna le moteur vrombissant.
– Par la porte, évidemment.
– Par la porte ?
Les traits d’Octave devinrent graves et préoccupés. Monsieur Dalmin le perçut et reprit aussitôt ses présentations.
– J’ai senti que cette fabrique avait du potentiel et je venais pour une petite visite d’observation.
Ses mains esquissaient des gestes amples, semblables aux pattes d’une araignée tissant sa toile. En revanche, ses yeux plissés ne lâchèrent pas un seul instant Octave, qui arborait une expression étrange, mélange de fascination et de curiosité.
– Que voulez-vous observer, au juste ? demanda Octave.
– Rien d’exceptionnel, bien que vous le soyez, Monsieur. Je souhaitais juste faire un bond dans votre routine, pour m’assurer de certains détails.
L’étrange homme alla près de la barrière de fer, où ses doigts s’enlacèrent mollement comme les tentacules d’une pieuvre. Ainsi penché, il surplombait la Fabrique et l’arpentait de son œil farouche, la sondant entièrement. Octave se tenait debout et toisait l’individu. Cette visite le plongeait dans la perplexité, car l’œil-miroir avait toujours dressé une barrière entre lui et les êtres avec lesquels il interagissait. L’ouvrier cligna fortement des yeux pour voir s’il ne rêvait pas. Monsieur Dalmin était toujours là, en chair et en os, juste à ses côtés.
– Tout fonctionne comme vous le souhaitez ? interrogea le visiteur.
Ce dernier adoptait une attitude professionnelle et se mit à la recherche du moindre détail qui put attirer son attention. Octave le conduisit alors dans la salle des commandes.
– Bien, puisque vous m’en parlez, j’ai eu des soucis avec certaines de mes machines, fit remarquer l’ouvrier. Depuis un temps, rien ne semble fonctionner correctement.
– Comme ce moulin, par exemple, supposa l’individu.
Octave, incrédule, suivit du regard Monsieur Dalmin. Il était stupéfait de la rapidité de son inspection. Pourtant, tout avait été préalablement remis en place, réarrangé par ses soins ; tâche qui lui avait d’ailleurs pris toute la soirée.
– Votre fuseau est mal placé.
– Ma foi, vous avez raison, observa Octave en se penchant sur le mécanisme. C’est la machine qui me donne le plus de fil à retordre.
L’ouvrier remit précautionneusement l’élément en place.
– Il est vrai que cette machine est difficilement contrôlable. Rassurez-vous, j’ai rencontré peu de personnes qui arrivaient à s’en servir.
Monsieur Dalmin fit quelques pas vers la paupière métallique, qu’il caressa délicatement. Puis il laissa tomber sa main sur le panneau de contrôle, où toutes les commandes attendaient, silencieuses.
– Vous vous démenez pour votre Fabrique, je le constate. Seulement, ajouta-t-il, il vous manque quelque chose.
– Quoi donc ? s’empressa de demander Octave.
– Dans vos yeux, j’observe une certaine fatigue… et une pointe de mélancolie. Votre situation vous rend maussade ? Ou peut-être est-ce quelque chose que vous cherchez à atteindre, tout en sachant que vous ne pouvez y parvenir ? À cause du temps, par exemple.
Désarçonné par ses remarques, Octave devint muet.
– C’est elle ? La femme du parc ?
– Comment la connaissez-vous ? s’exclama-t-il, ébahi.
– Je suis un homme d’affaires et un véritable expert en la matière ; mes relations se doivent d’être vastes. Et vous ne le savez peut-être pas encore, cher Monsieur, mais je vous connais, vous et votre Fabrique, mieux que vous ne le pensez !
– Jadis, j’eus affaire à cette femme, reprit Monsieur Dalmin. D’ailleurs, je suis aussi venu vous proposer un marché. Mais je vous en exposerai les termes plus tard. Assez échangé pour ce soir. Il faut vous reposer, rafistoler ce moulin vous a épuisé.
Monsieur Dalmin posa sa main sur l’épaule d’Octave et y enfonça ses longs doigts osseux un court instant, avant de le dépasser. Quand l’ouvrier se retourna, son visiteur avait disparu. Cette apparition nocturne l’avait plongé dans une longue réflexion, qui s’était emparée de sa fatigue et de sa nuit.