Octave s’était attardé toute la matinée sur le moteur et son imbroglio de chaînes, afin d’y trouver une faille. Il n’y observa rien de plus endommagé que d’habitude. Une dizaine de machines allumées plus tard, il se cramponna à un tuyau pour reprendre haleine. L’âge l’avait gagné ; les années s’étaient accumulées sans qu’il ne sache quoi en faire. Et les voilà qui, désormais, secouaient le pan de son cœur, tout en le chatouillant avec la plume de la vieillesse.
Ce jeu l’avait essoufflé.
Octave s’imaginait que le temps avait usé le métal de sa Fabrique, et l’avait érodé dans bon nombre d’endroits. Dans les élucubrations de son esprit, il le voyait toucher chaque machine et les effriter comme du sable. Ce spectre avait les airs caverneux et l’attitude funeste de Monsieur Dalmin. Il s’approchait toujours un peu plus de lui, puis en un instant, se trouvait nez à nez avec son visage blême. Le sinistre fantôme ouvrait sa bouche à l’haleine sépulcrale, pointait son doigt sur le cœur meurtri d’Octave et le raidissait tout entier.
L’ouvrier saisit son outil, dont le métal se désagrégeait et le rendait incapable de réparer les fragilités de ses appareils. Devant ce constat, il émit une longue plainte, qui fit gémir les machines en une kyrielle de bruits aigus et de crissements, semblables à des sanglots. Il comptait les miettes de ses outils, constatait le vide de certains rouages usés dans les mécanismes, observait la triste pénombre provoquée par la paupière métallique fermée ; et parmi tout ce désordre, il estima le nombre de jours qui lui restaient à vivre.
Octave eut une pensée pour Hélène, qu’il aurait souhaité revoir, afin de lui avouer son admiration. D’un seul regard, pour ne pas se compromettre à cause du moulin. Mais c’était chose impossible. Le sommeil le gagnait et le fit plonger dans un rêve où la rouille disparaissait, pareille à une vilaine blessure soignée par du baume. Ses outils scintillaient comme de l’or pur, et étaient lisses comme du cristal, si bien que s’y reflétaient ses yeux hilares de joie.
Mais ce n’était pas un rêve, non, c’était bien réel ! Octave tenait son outil qui semblait avoir été remplacé par un autre, tout neuf. Alors qu’il regardait autour de lui, l’ouvrier se demandait qui avait profité de sa courte sieste pour accomplir cet exploit. Incrédule, il se munit de gants, puis examina minutieusement ce prodige à la loupe.
– Octave ? lança une voix derrière lui.
Il eut un nouveau soubresaut et s’empara de vieux papiers, qu’il déposa maladroitement sur l’outil. Puis, il saisit un torchon et fit mine de nettoyer son Télégraphe. Au loin, un tintement se rapprochait. Quand l’ouvrier se releva, il tomba nez à nez avec Monsieur Dalmin. Ce dernier lui tendit nonchalamment la main, qu’Octave saisit après une brève hésitation.
– Je remarque que votre œil est fermé.
– Vous remarquez vite, émit ironiquement Octave.
Monsieur Dalmin retroussa le coin de sa lèvre en un léger rictus, et balaya d’un revers de main le sarcasme de son hôte. Le visiteur poursuivit :
– Cela faisait un moment que vous convoitiez cette femme dans le parc, n’est-ce pas ?
– Je l’ai remarquée il y a un bon moment, oui, dit-il distraitement.
– Cela vous intéresserait-t-il de la connaître ?
À ces mots, l’étrange visiteur sollicita toute son attention. Octave arrêta de nettoyer son appareil et posa son torchon de côté.
– C’est-à-dire ?
– Oh, je veux dire par là, d’échanger avec elle, de la rencontrer plus souvent … de visiter sa Fabrique. S’accorder un petit plaisir, juste avant de mourir !
– Impossible, non, impossible ! réfuta Octave. Chaque fois que je la vois, la Fabrique se déchaîne, et les dégâts sont considérables. C’est du suicide !
– Entre-autre, oui… à moins que vous ne possédiez plus de temps. Vous savez que vous allez mourir ; tout part en décrépitude, certes. Mais allez-vous vous cloîtrer et attendre que tout s’effondre, sans rien tenter avant ?
– Certainement !
– Écoutez bien Octave, je peux vous fournir du temps.
Monsieur Dalmin esquissa un nouveau sourire et mesura son effet. Puis, s’approchant de lui, il convia l’ouvrier à une promenade explicative. Cette proximité soudaine raidit quelque peu Octave ; néanmoins, il se laissa conduire. Mille questions fusaient dans son esprit, dont une qui persistait : Monsieur Dalmin était-il l’auteur du miracle de l’outil ?
– Voyez, votre Fabrique meurt, vous mourez. C’est naturel, et cela doit se passer ainsi. Rien ne pourra empêcher cet événement, pourtant, nous pouvons le ralentir. Je peux faire en sorte que vous ayez le temps de profiter de vos derniers instants à vivre, pour pouvoir accomplir ce que votre cœur désire. Seulement, tout bon travail mérite salaire. Oh, mais pas d’inquiétude, je ne demande qu’une seule petite chose en contrepartie.
– Laquelle ?
– Votre clef.
Octave ne put réprimer une exclamation de surprise et d’indignation.
– Calmez-vous Octave, je ne la récupérerai que lorsque tout sera fini. Ainsi, vous ne serez dépourvu de rien. Vous ressortirez gagnant… surtout du cœur de cette belle Hélène. Voyez toutes les Fabriques pour lesquelles je me suis porté garant, assura-t-il en entrouvrant son manteau.
Octave frémit devant ce spectacle. Une multitude de clefs, qui variaient de forme et qui provenaient de toutes époques, étaient cousues à cette doublure de satin couleur sang, enchaînées à ce personnage lugubre. Devant son hébétude, Monsieur Dalmin exulta.
– Voilà les conditions de ma proposition. Qu’en dîtes-vous ?
Le moteur s’était mis à vrombir, tandis qu’Octave réfléchissait. L’entièreté de la Fabrique grinçait, et les machines étaient ébranlées. Son regard était désormais captivé par le sol, où l’ombre de Monsieur Dalmin s’étalait. Petit à petit, celle-ci se dupliquait, et la mare d’obscurité à ses pieds s’épaissit. Ayant perçu le trouble d’Octave, les ombres s’agitaient et voulaient l’atteindre. L’ouvrier eut un mouvement de recul. Après un léger soubresaut, un silence singulier s’empara de la Fabrique.
– Je vais y réfléchir.
– Prenez votre temps, conclut Monsieur Dalmin. Mais ne traînez pas trop, on me réclame beaucoup dans le secteur. Il serait dommage que vous passiez à côté de cette opportunité. – Certes, répondit gravement Octave, tout en se tenant à distance des ombres. Monsieur Dalmin prit un instant pour regarder la paupière de métal. Il claqua des talons, rappelant militairement ses spectres à lui, et fit remarquer :
– Avoir une étendue d’obscurité pour dernière vision, n’est pas aussi agréable que celle du visage de l’être aimé, ne trouvez-vous pas ?
Bon je me suis laissée embarquer dans ton histoire ! En fait, une fois qu'on s'immerge, elle est très évocatrice ! Je le verrai bien illustrée (d'ailleurs ta couverture est superbe !c'est toi qui l'a dessinée ? ).
Ces derniers chapitres s'enchaînent bien. Je n'ai pas relevé de problèmes de fluidité ou de lourdeur. Ton vocabulaire riche et bien sélectionné est vraiment une plus value pour ce genre d'histoire.
Ce monsieur Dalmin m'a l'air d'être un sacré filou, ne lui fait pas confiance Octave !
Bon, elle est où la suite ? :P
A bientôt :)
Ah, ce que tu me dis là me fait vraiment plaisir !
Concernant la couverture, c'est une image libre de droit trouvée sur iStock ^^
Si elle colle avec l'histoire, alors c'est super !
"Sacré filou" : j'aime beaucoup cette expression !
La suite arrive demain ;) Je publie un extrait par jour héhé !
A très bientôt, et merci encore !
Charlie
Ton histoire est vraiment intrigante et tes idées idées extrêmement bien trouvées. J'apprécie vraiment le style steampunk et je crois que cette fois-ci ne dérogerait pas la règle ! ;)
"Les rouages du cœur"... Quel magnifique titre ! En tout cas, j'ai hâte de voir où va nous mener cette histoire...
Puisse le mécanisme de ton imaginaire éternellement fonctionner !
Pluma.
Merci pour ce commentaire très encourageant :)
Puisse la suite te plaire tout autant !
Charlie