Ce jour-là, la mort n’a pas attendue que la nuit tombe,
Pour frapper la petite fille, celle que j’étais.
Il faisait un temps radieux.
Pas une goutte de pluie, ni un flocon à l’horizon.
Juste un beau soleil de fin d’après-midi.
Un peu plus tôt, la cloche avait sonné la fin des cours.
C’était l’heure de rentrer à la maison.
L’heure du goûter et des devoirs.
J’avais huit ans.
Ce jour-là, le monstre avait visage humain, mais il ne l’était pas.
Chasseur. Prédateur. Psychopathe.
La langue française regorge de mots plus approprié pour le décrire,
Ce géant qui devait bien faire deux fois sa taille à elle.
Il n’a même pas cherché à cacher sa vraie nature.
Seulement surgit de nulle part,
Pour la faucher là, au milieu de la route,
Où elle marchait sans y prendre garde, en direction de la maison.
Leurs regards se sont croisés,
Et il n’a fallu qu’un instant pour qu’elle comprenne,
L’annonce de sa mort prochaine,
Dans les yeux bleus qui la fixaient.
Ce jour-là, elle n’a pas vu le danger venir, pas avant qu’il ne soit trop tard.
Son Papa l’avait mise en garde pourtant,
Contre les méchants monsieurs qui enlèvent les enfants.
Il lui avait dit : ne monte jamais dans la voiture d’un inconnu, peu importe ce qu’il dit.
S’il essaye de te forcer à y entrer, tu lui crèves les yeux en hurlant et tu cours.
Il l’avait répété plein de fois, alors ça, elle le savait.
Ce qu’elle ignorait, c’était tout le reste.
On ne lui avait jamais dit de se méfier des monsieurs à pied et des attaques surprises.
Jamais parlé d’agressions sexuelles.
Alors ça, elle ne savait pas.
Ce jour-là, il l’a traînée dans un jardin, tout près.
C’était plus discret, pas de témoin,
Il n’en voulait pas.
Là-bas il y avait un mur au crépi beige,
Celui qui sépare le avant du après.
Une frontière qui n’aurait jamais due être franchie.
Le sol, à cet endroit, était fait de terre et d’herbe,
Comme la boue qui habitait son cœur à lui, ses gestes à lui.
Ce jour-là, il n’avait pas d’arme.
Pas besoin, pas la peine.
La puissance de son corps de géant suffisait.
Impossible de lui résister.
Et puis, il avait ses mains. Ses doigts. Ses ongles.
Aussi tranchants qu’une lame,
Ses ongles.
C’était pratique pour ce qu’il avait prévu de faire,
Comme un chat qui joue avec sa proie avant de la dévorer.
Griffer, couper, poignarder.
Attaque à main nue.
Ce jour-là, il n’a rien demandé.
Il a planifié et il a fait,
C’est tout.
Il a chassé, trouvé une cible suffisamment fragile et isolée,
Est passé à l’attaque.
Aucune échappatoire possible.
Alors elle a eu mal, terriblement mal,
Physiquement et mentalement.
Et lui s’en délectait,
Comme un vampire, mais sans le sang.
C’était le plan.
Avoir droit de vie ou de mort sur un autre être humain,
Ça le faisait se sentir puissant,
Comme un dieu sur terre pendant quelques minutes.
Et il trouvait que ça en valait la peine,
Sacrifier une vie au hasard, comme ça,
Il le valait bien.
Elle, ne valait rien.
Pourquoi ?
A quoi tout cela a-t-il servi au fond ?
On ne sait pas.
Lui seul le sait.
Mais peut-être n’y a-t-il tout simplement pas de réponse.
Ce jour-là, il a vu une opportunité.
Et il pouvait le faire, alors il l’a fait.
Ce jour-là, il n’a pas laissé de cadavre derrière lui quand il eut fini.
Le corps était toujours là, qui respirait,
Son cœur s’acharnant à battre dans sa poitrine.
L’esprit quant à lui était là sans être là,
Flottant dans un entre deux inconfortable,
Quelque chose lui ayant été arraché qui ne reviendrait pas.
Que venait-il de se passer ?
Elle n’en savait rien.
Le monde n’était plus qu’un chaos innommable.
Ses souvenirs, un enchevêtrement d’images et de sensations atroces sans queue ni tête.
Pourtant, il fallait continuer,
Car elle ne voulait pas mourir ici,
Elle avait tant de choses à vivre encore,
Sa vie débutait à peine !
Alors elle a péniblement ressemblé les morceaux d’elle-même qu’il lui restait,
Et laissé le jardin derrière.
Ce jour-là, elle a fini par rentrer à la maison.
Verrouillé la porte.
Et elle a attendu. Attendu. Attendu.
Toute seule.
Quand les parents sont rentrés à leur tour,
C’était un soulagement.
Elle avait eut si peur,
Désiré si fort retrouver la sécurité de la famille.
Elle a dit : je ne veux plus rentrer seule après l’école, je veux aller à la garderie.
Elle détestait la garderie pourtant.
C’était bizarre.
Les parents n’ont pas trop compris, mais ils ont dit oui.
Personne n’a vu que la petite fille n’était plus vraiment là,
Qu’elle était morte de l’intérieur.
Après tout, son cadavre bougeait encore.
Dans la famille, on ne parle pas des émotions.
Ici on mange, on dort, on joue,
C’est tout.
Il y a les tartes aux pommes de Maman,
Papa qui nous apprend à faire du vélo.
Il y a les doudous et les poneys en plastique,
Les petites sœurs qui courent partout.
Ici quand on tombait,
Maman elle mettait des pansements sur les blessures.
Sur le front. Sur le genou. Sur la main.
Mais les chagrins, eux,
On les gardait pour soi.
Après, j’ai arrêté de sourire sur les photos.
On m’a dit : mais pourquoi tu fais la gueule ?
Je n’ai pas répondu.
C’était comme ça.
Après, je n’ai plus voulu qu’on me touche.
Quand les autres forçaient tout de même bisous et câlins,
Je paniquais, criais, frappais.
On m’a dit : mauvaise fille.
J’ai subi reproches et punitions en cascade,
Eté dressée à me laisser faire.
Jusqu’à ce que j’arrive à rester sagement immobile,
En attendant que ça passe.
Mais même là, ça n’allait toujours pas.
J’aurais aussi dû simuler la joie,
Et ça, je pouvais pas.
Parfois, dans le cœur,
L’envie de contact surgissait malgré tout,
Mais le corps se rebellait,
Il criait : danger, danger.
La terreur le secouait tout entier.
Alors, lui et moi, on gardait nos distances avec les autres.
Juste au cas où.
Après, j’ai commencé à me laver trop.
Frotter et rincer la peau, encore et encore.
Sans cesse, recommencer,
Pendant des heures.
On m’a dit : mais pourquoi tu fais ça ? C’est pas normal. Arrête.
J’ai répondu : je sais pas.
Et j’ai continué.
On m’a parlé récompenses et punitions,
Factures d’eau exorbitantes,
Temps perdu et désastre écologique.
Les disputes se sont enchaînées,
Mais j’ai continué.
Comment me sentir propre en me lavant si peu ?
Impossible.
Trop sale pour ça.
Après, la nudité des corps de petite filles m’a paru dégoûtante.
Immondice absolu.
Sexe pourriture.
Mon corps, comme ceux des autres.
Ainsi, la puberté m’est venue comme une libération.
Accueillir seins et hanches, poils et poussée de croissance,
Loin, très loin du corps mort.
Le laisser derrière.
Reste la crainte de peut-être devenir mère d’une fillette un jour.
De devoir lui changer ses couches,
Lui faire prendre son bain.
En serais-je capable ?
Un jour, lycéenne, au hasard de mes errances internet,
Je découvre l’existence de l’épilation pubienne.
Sentiment d’horreur absolue.
Crise de panique, seule dans ma chambre.
Mais pourquoi donc une femme adulte voudrait-elle ressembler à une enfant ?
Cliquer brusquement sur la croix rouge.
Tenter de calmer le corps.
Tout va bien, ce sont juste des poils, pas la peine d’y penser.
Après, en grandissant, on m’a dit que la romance et le sexe, c’est bien, c’est le bonheur,
Que tout le monde en veut.
Mais je n’ai pas ressenti ça.
Dans mon cœur, le désir se mêlait irrémédiablement à une souffrance infinie,
Agonie venue du fond de mes entrailles.
C’était terrifiant,
Je n’en voulais pas.
Quand j’ai essayé d’en parler,
On m’a répondu : impossible.
Tu as le droit d’avoir peur du rejet et rien d’autre.
Mais les gens avaient tort,
Les films et les livres ont menti.
La douleur ne venait pas de là.
Le rejet était soulagement,
La souffrance disparaissant avec le désir,
Plus besoin de s’y confronter,
C’était fini.
Pourtant le monde n’a pas voulu que je m’interroge.
Les mots tourbillonnaient dans le vent,
Sans parvenir à se poser,
Impossible pour eux d’être entendus.
Alors je n’ai plus voulu rien en dire.
Après, le dehors m’a paru dangereux.
La mort semblait tapie à l’angle de chaque rue,
Même derrière les buissons et les parterres de fleurs.
Je ne m’y aventurais plus qu’à pas prudent, le moins possible.
Toujours guetter les comportements des passants.
Un homme seul, suspect.
Un homme seul dans une rue déserte, encore plus suspect.
Faire un détour.
Se tenir prête à courir au moindre signe.
Parce que plus tard, c’était trop tard.
Toujours anticiper.
On m’a dit : le soir c’est plus risqué, mais le jour ça va.
Pourtant moi je savais,
Que la mort frappe tout autant en plein soleil.
Après, les fragments de souvenirs ont commencé à me hanter.
A tout moment du jour ou de la nuit,
Ils revenaient s’imposer, comme ça, sans prévenir.
Ça faisait mal, ça faisait peur.
C’était compliqué d’en parler.
Serais-je crue ? Aurais-je l’air folle ?
Moi-même, je ne comprenais pas.
Alors j’ai appris à composer avec.
Devant témoin,
Faire comme si de rien n’était.
C’était plus simple.
Après, le problème avec la douleur,
C’est qu’une fois qu’elle a imprimé le corps,
Elle reste.
Ce jour-là, quand le géant est entré à l’intérieur,
Il y a déposé une bombe,
Et c’était comme milles débris qui explosent,
Là, dans le ventre.
Puis il est reparti sans les plans.
Alors maintenant le corps est vide,
Mais il se souvient.
Dans les moments où ça lui prend,
Il recrée tout seul la bombe,
Et les débris explosent à nouveau.
C’est magique.
Après, il y a eut les cauchemars,
Parfois, devoir attendre dans l’angoisse que son bourreau revienne,
Captive d’une grotte, nue dans la terre.
Impossible de se relever,
De s’échapper.
Souvent, des courses poursuites dans des rues qui n’en finissaient plus,
La mort aux trousses.
C’était les réveils en sursauts,
Ne sachant plus,
Qui, quoi, où, comment,
Pourquoi.
Juste la panique.
Après, un jour où la souffrance était trop suffocante,
J’ai dit : je crois qu’il m’ait arrivé quelque chose de grave quand j’étais petite.
On m’a demandé de raconter ce qui s’était passé.
Dans ma tête, mes souvenirs n’étaient qu’un chaos de fragments désassemblés.
Il en manquait des bouts,
Le sens avait filé.
Ne sachant par où commencer,
J’ai dit : je ne me souviens pas très bien.
Alors on m’a répondu que ce n’était pas important.
Et on m’a laissé là.
Toute seule.
Après, j’ai compris que si j’avais été réellement morte,
Ça aurait été plus simple pour tout le monde.
Un cadavre d’enfant retrouvé inanimé dans la boue,
Sa peau bleuie baignant dans une mare de sang,
Là, les gens auraient su quoi faire.
On aurait pleuré, crié au scandale,
Retrouvé le coupable qu’on aurait enfermé pour longtemps.
Ça aurait été clair, net et précis.
Au lieu de quoi, ils avaient hérité d’un meurtre sans cadavre.
D’une presque morte qui errait sous leur yeux.
Une morte-vivante.
Or, s’il n’y avait pas de sang, c’est que ça ne devait pas être bien grave, pas vrai ?
De quoi je me plaignais ?
Après, est venue la solitude.
Regarder les autres vivre leur vie,
Ne plus savoir comment faire.
Parfois, tenter des choses,
Être effrayée au moindre souffle de vent,
Peut-être est-ce la mort qui revient.
Renoncer,
Rester cachée,
C’est plus sûr.
Après, sont venus le sentiment de culpabilité et la valse des « Et si ? »
Si je ne n’avais pas demandé à rentrer seule après l’école…
Si les parents avaient dit non…
Si j’étais partie cinq minutes plus tôt ou plus tard…
Si j’avais fait un détour…
Si j’avais mieux prêté attention à ce qui m’entourait…
Si j’avais su courir plus vite…
Si j’avais pratiqué un art martial…
Si j’avais mieux résisté…
Peut-être que les choses ne se seraient pas aussi mal terminées.
Pour moi en tout cas.
Mais je sais qu’au fond, une autre aurait sûrement pris ma place.
Le monde serait resté laid.
Après, j’ai commencé à travailler sur le puzzle de ma mémoire,
Assemblé patiemment les pièces entre elles,
Dont certaines se sont retournées, face visible.
C’était plus clair.
J’ai cherché de nouveaux mots à poser dessus.
Les autres ne pouvaient pas entendre le chaos,
L’éclatement d’images et de sensations,
Ça ne se partage pas.
Eux ils voulaient un scénario,
Début. Milieu. Fin.
Alors j’ai du en coudre les contours, rendre le tout lisible.
C’était mieux.
Ensuite, je l’ai exposé à autrui.
Ça faisait peur.
Mais être vue, enfin, quel soulagement,
La petite fille attendait depuis si longtemps.
Après, je suis allée en thérapie.
Ça a aidé, un peu.
Je me suis sentie mieux.
Le chemin de la reconstruction est long,
Mais ça avance,
Un pas à la fois.
Petit à petit, je l’ai dit à de plus en plus de gens.
On m’en reparle rarement.
Mais moi j’y pense,
Tous les jours.
Après, j’ai ouvert grand mes yeux et mes oreilles,
Écouté tous ces témoignages, ces enfances brisées,
Partout, tout le temps,
Il y en avait des milliers et des milliers.
Vertigineux.
Et c’est là que j’ai compris,
Le féminisme.
Après, j’ai réfléchi à porter plainte.
Le faire ou ne pas le faire,
Difficile décision.
Peur du calvaire des procédures,
Tellement de plaintes qui n’aboutissent pas,
Classées sans suite.
En cause, des agresseurs jamais retrouvés,
Ou des preuves qui manquent à l’appel.
Pourtant,
Vibre un espoir de Justice.
Alors peut-être plus tard,
On verra.
Après, j’ai voulu écrire.
Les enfants enlevés, torturés, tués,
Ils revenaient sans cesse sur les pages.
J’avais besoin de comprendre,
Pourquoi le monde est chaos.
Je cherche toujours.
La petite fille est morte,
Elle ne reviendra pas.
Mais je l’ai regardée,
Et j’ai dit : je t’aime.
Difficile de réagir à un texte de cette qualité sur un tel sujet.
Je voulais juste te dire que nous aussi on t'aime sur PA pour oser témoigner de ce que dont tu as été victime. C'est une tâche tellement nécessaire et si difficile.
MERCI.
Ton texte m'a retournée le ventre.
Makara
Je suis venue découvrir ta page après notre échange et j'ai lu ton poème. Il a fallu que je coupe en deux ma lecture, c'est un témoignage poignant, et dur. Je te trouve très courageuse, de te mettre ainsi à nue sur un sujet aussi vif. J'espère de tout cœur que la guérison pourra être totale un jour, même si je ne peux qu'imaginer à quel point ça doit hanter, quelque chose comme ça.
Je trouve ça merveilleux, et admirable, d'arriver à en parler. Je ne dirai pas d'en parler avec facilité, parce que ça ne peut pas être facile, mais de surmonter ça et d'être capable d'en parler, c'est aussi dire aux autres qui ont vécu la même chose qu'ils ne sont pas seuls, et ça, c'est très beau.
Oui, j'imagine que ce n'est pas facile à lire...
Je ne pense pas qu'on puisse véritablement "guérir" au sens où ça n'aurait plus aucun impact, mais avec beaucoup de travail, de patience et l'aide des bonnes personnes, on peut apprendre à vivre avec, et retrouver une vie à peu près normale. Pour le moment, je n'ai pas encore retrouvé la pleine maitrise de ma vie, mais je progresse petit à petit et garde espoir d'un futur heureux !
Oui, j'aime beaucoup lire les témoignages des autres pour me sentir moins seule justement, et c'est aussi pour ça que je mets le mien en ligne.
Merci encore pour ton commentaire !
Beaucoup de personnes ne veulent pas ou ne peuvent pas en faire autant.
Je sais que dire ou écrire ces choses là ne sont pas facile mais toi, tu nous a emmener dans ta vie pour nous montrer que oui, la vie n'est pas toujours très joyeuse.
J'espère que tu continueras à écrire des poèmes, pour toi et pour les autres.
Regarder sa douleur en face n'est pas évident, mais au final poser des mots sur ce que je ressens m'aide à aller de l'avant. Alors oui je compte bien continuer à écrire des poèmes, de temps en temps.