Mystère et boule de neige

Par Bleiz

10 février : Voici ce qui a transpiré de la conversation avec mon père. Tout d’abord, l’instinct de Gemma avait touché dans le mille : tandis que j’organisai les étapes de la Quête avec une précision toute relative, lui préparait méticuleusement selon ses propres souhaits. Comme il l’avait dit, nos objectifs coïncidaient ; ç’aurait été bête de manquer l’occasion.

Les journées précédentes ont été épuisantes, et les nuits qui les ont suivies n’ont pas été mieux. Tout d’abord, il a fallu noter chaque information que mon père a bien voulu nous donner. Même maintenant, je ne sais pas s’il nous a tout dit. Quoiqu’il en soit, la troisième Étape que j’avais tant de mal à organiser s’est créée sans moi : nous avons à présent une carte, un objectif et un périple à venir.  J’en serais presque déçue, mais je ne le dirai pas à voix haute. En effet, les évènements des derniers jours m’ont appris l’importance de se taire au moment opportun. Pas sûre que je garde ce morceau de sagesse longtemps, mais pour l’instant, ça marche !

Les Héros continuent d’aider les rescapés du tremblement de terre pendant que Charlotte et Tristan, avec l’aide d’Amos, peaufinent les derniers détails. L’avion vers notre destination finale part demain.

Pardon ? Moi, qu’est-ce que je fais ? Oh lecteurs, vous me connaissez…

Note pour plus tard : Et c’est peut-être bien là le problème.

Je fais des maths, bien sûr. Jour et nuit, je calcule et allonge une liste des dangers potentiels qui pouvaient survenir après la catastrophe, que ce soient des bâtiments qui s’effondrent ou une infection de l’eau potable, et fournit les solutions nécessaires. Je passais le plus clair de mon temps recluse dans la villa, enfermée dans ma chambre. J’espérais que la distance les aiderait à réparer leur confiance brisée. En attendant, je ne faisais rien. Si je me tenais à carreaux, on ne pourrait rien me reprocher, n’est-ce pas ?

—T’as bientôt fini de faire la tronche ? 

Et pourtant ! Il semblerait qu’une fois de plus, j’ai eu tort. Garder le silence était un crime, à présent. Je jetais un regard mauvais à Charlotte du fond du fauteuil où j’étais pelotonnée. Je n’avais pas le cœur à aller à la plage, à admirer les perroquets et les plantes luxuriantes, pas quand la ville récupérait à peine d’un tremblement de terre. Je ne pouvais pas non plus passer du temps avec les Héros dû à ma mauvaise conduite. Je ne faisais donc pas la tronche : je n’avais juste nulle part où aller ! Cependant, je décidai d’être mature et fis ce que je faisais maintenant le mieux : je ne dis rien.

—La mairie a été très touchée de ton aide, déclara mon amie en jetant une enveloppe aux allures officielles sur le lit. Il y a même une rumeur comme quoi ils voudraient bâtir une statue à ton image, pour te remercier !

—Mouais… 

—Ça va durer encore longtemps, ton blues ? demanda Charlotte en claquant la langue. Va falloir te reprendre, Ingrid. La troisième étape s’annonce suffisamment difficile comme ça !

—Bon sang, mais qu’est-ce que j’ai fait cette-fois ? dis-je en cachant mon visage derrière mon ordinateur. Tu ne vois donc pas que je bosse ? Pour la Quête, soi-dit en passant !

—T’es sûre que t’es pas en train de pleurnicher dans ton journal intime ? suggéra-t-elle en tenant d’apercevoir ce qui s’affichait sur mon écran.

Je fermai brusquement l’ordinateur et le reposai sur le bureau à bout de bras, sans me lever de ma place.

—C’est un journal de bord, ça n’a rien à voir ! protestai-je.

—Ouais, peu importe. 

—Dans ce cas, réveille-moi pour le décollage, soupirai-je en glissant à nouveau dans le fauteuil. 

Mon agent ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt. Je levai un sourcil. Charlotte, hésiter ? Ce n’était pas son style. Une vague d’anxiété me parcourut l’échine et je bondis de mon siège.

—Me dis pas qu’il y a encore un problème ? C’est quoi cette fois ? Vercran, mon père ? Moi ? Je claquai une main sur ma bouche. Ça y est, j’ai fait quelque chose encore. Qu’est-ce que-

—Oh, bon sang, t’as rien fait, Ingrid ! C’est ça, le problème ! explosa Charlotte. 

Elle m’attrapa les épaules et me dit en articulant avec soin, comme si elle parlait à un enfant de cinq ans : 

—Au début de la Quête, on pouvait pas te faire taire. Maintenant, c’est à peine si tu parles. On peut s’estimer heureux si tu lâches plus d’une phrase ! Alors laisse-moi te retourner la question : c’est quoi, ton problème ?

—Je les ai trahis, Charlotte ! dis-je. Ils me détestent. Ils me font plus confiance…

—Mais qu’est-ce qu’on s’en tape, s’ils te détestent ? rétorqua Charlotte en écarquillant les yeux, me regardant de haut en bas comme s’il m’était poussé un troisième bras. Tu savais que ça pouvait arriver.

—Tu sais très bien qu’avant, j’en avais rien à cirer, d’eux. Maintenant… je les aime bien ! J’ai pas envie qu’ils me détestent… Arrête de rire, tu veux ?

Elle me lâcha en levant les yeux au ciel. Elle me sourit et dit sur le ton de l’évidence :

—Mais si c’est que ça ! Ingrid, il faut que tu réalises que tu as un don. Pas celui des maths, pas celui de lire l’avenir : celui d’embobiner les gens. Peu importe ce que tu dis, ce que tu fais, à la fin, tout le monde t’aime bien ! Les gens te pardonnent trop facilement. C’est rageant pour le reste du monde, mais on y peut rien. Sans parler des Héros : ils ne te détestent pas.

—Tu penses ? insistai-je faiblement.

—Bien sûr ! répondit-elle en levant les mains. En revanche, ils s’inquiètent. Surtout Élias. Ils ont pas l’habitude de te voir déprimée. Reprends-toi, ma vieille ! La Quête n’est plus une simple escroquerie, c’est une mission pour sauver le monde. Qui se soucie que tu sois une vraie devineresse ou non, Pythie ou non : tu restes la même personne ! Une folle, certes, mais un génie ! 

Sa phrase me fit l’effet d’une gifle. Bon sang, Charlotte avait raison. J’étais Ingrid Karlsen ! Plus important encore, j’étais l’instigatrice de cette chaotique affaire. M’en détacher ne serait pas un acte de gentillesse, mais de lâcheté. Je devais reprendre les rênes.  Je plongeai mes yeux dans ceux, attentifs, de Charlotte et m’écriai :

—Il faut qu’on parte demain. Il nous faudra au moins une journée supplémentaire pour réunir le matériel nécessaire et partir en exploration dans la montagne. On ne doit plus tarder si on veut se débarrasser de Vercran !

—Voilà la Ingrid que je connais ! J’ai réuni les Héros et Amos dans le salon, je te laisse leur annoncer ça. 

Je sortis de ma chambre, parcourus le couloir et descendis les escaliers comme dans un rêve. J’étais de retour ! J’avais fait une erreur, tragique et grave, mais c’était fini et les conséquences n’en étaient pas mortelles !  J’étais pardonnée- et c’est vrai, d’ailleurs, ils me l’avaient dit eux-mêmes auparavant. Je sautai la dernière marche et fonçai vers le salon. Je savais ce qu’il me restait à faire : mettre fin à cette maudite Quête dans une explosion dont le monde se rappellerait !

—Les amis ! m’exclamai-je en ouvrant les bras face aux Héros qui m’attendaient. Faites vos bagages : demain, on met les voiles !

11 février : La pente était plus abrupte que je ne l’aurais cru. Au début de notre escalade, j’avais été saisie d’une vive émotion face à toute cette neige. Elle crissait sous nos souliers et brillait d’un éclat multicolore, illuminée par les rayons du soleil. J’avais l’impression de marcher dans des rayons arc-en-ciel qui se réduisaient en poudre sous mes pieds. Tout était si vaste ! Mes yeux n’avaient jamais rien vu de si grand auparavant. Le blanc s’étendait en une couche uniforme devant et derrière nous, sur nos côtés… L’horizon était de glace et de roche. Car en effet, de temps à autres surgissait du sol des griffes de pierre recouvertes de flaques de neiges. J’en caressai une du bout des doigts, mais les retirai sur-le-champ, la peau brûlée par la pierre froide.

Enfin, nous en étions à la troisième et dernière Étape de la Quête. 

Tristan et Charlotte étaient restés au village, en bas. Ils avaient insisté, pourtant, mais par mesure de prudence s’étaient laissés convaincre. Quant à moi, je n’étais là que parce que mes prophéties pouvaient être utiles en cas d’urgence. J’avoue que ma… détermination avait peut-être joué un rôle dans ma présence ici. M’enfin, j’étais au cœur du problème, il semblait donc logique que je fasse partie de la solution !

Mon père nous avait fourni une carte menant jusqu’au labo secret de Vercran. Aucun de nous ne demanda comment il l’avait obtenu. J’avais retenu son contenu par cœur et Martin avait gardé avec une lui une copie. C’est ainsi qu’après plusieurs heures à suivre le trajet d’escalade habituellement emprunté par les alpinistes, nous avions changé de chemin. 

Depuis, nous étions en territoire inconnu.

Je me forçais à ne pas me retourner pour observer le chemin que nous avions parcouru. Nous avions passé suffisamment de temps à grimper pour que le paysage perde de son charme. Je ne sentais plus que le vent tranchant comme une lame et le froid qui me mordait le nez. Je jetai un regard en arrière. Faire demi-tour n’était pas une option : trop loin, trop long, trop froid. Je ravalai donc une complainte quasi-lyrique sur ma haine de la montagne et continuai à avancer. Heureusement, mes Héros ne semblaient pas avoir autant de difficultés que moi. Martin, en particulier, paraissait parfaitement à son aise. Il marchait à la tête du groupe, nous guidant à travers la neige qui s’abattait sur nous comme s’il avait fait ça toute sa vie. Parfois, il nous criait quelque chose en pointant du doigt dans une direction et toute notre petite troupe se déplaçait comme un seul homme. Au fur et à mesure que nous avancions, la couche de neige s’épaississait, si bien qu’elle m’arrivait presque à la taille vers la fin, et au genou pour les autres. Et apparemment, je n’étais pas la seule à me sentir frustrée par notre situation…

—Quel genre de psychopathe construit un QG top-secret au fin fond de la montagne ? Il s’est cru où, dans un James Bond ? maugréa Gemma de derrière son écharpe. Sans parler de cette neige de mes deux- AH ! 

Elle s’écrasa au sol, tête la première. Elle dut s’y prendre à plusieurs reprises pour se relever, sans succès, le tout accompagné d’injures plus colorées les unes que les autres. Avec l’aide d’Elias et de Froitaut, elle parvint à se remettre debout. La scène me fit rire sous cape, mais mon enthousiasme ne dura pas.

Lecteurs, je vous passerai les détails de notre escapade car il n’y a pas grand-chose à en dire. À un moment, nous avons presque dû escalader un pans de roche presque vertical. Heureusement que Martin a trouvé un autre chemin, sinon je ne serais sans doute plus là pour vous raconter nos péripéties. La neige était blanche et suffocante, mon écharpe m’étranglait, le bout de mes doigts tourna d’abord au bleu puis au violet…

—Je déteste la montagne ! Je méprise ces misérables bouts de cailloux qui tendent vers le ciel et ne désirent que ma mort ! 

—Bon sang, mais faites-la taire ! gémit Baptiste en levant les yeux au ciel. 

Élias se tourna aussitôt vers lui pour prendre ma défense :

—Du calme, c’est pas la peine de s’énerver !

Je hochai vigoureusement la tête. Heureusement qu’il y en avait un sur qui je pouvais compter ! Baptiste se contenta de rouler des yeux. Froitaut, très diplomate, décida qu’il était temps pour lui d’intervenir. Il posa une main apaisante sur l’épaule de l’Assassin et sur celle du Chevalier :

—Les enfants. Je sais que nous sommes tendus. La situation est loin d’être idéale…

—C’est le moins qu’on puisse dire, chuchotai-je par devers moi.

Je dus toutefois parler trop fort car Gemma me jeta un coup d’œil désapprobateur. Je baissai la tête pour ne pas avoir à lire son jugement sur son visage mais elle se rapprocha de moi. Elle entreprit de réajuster mon écharpe en murmurant :

—Ça va aller, Ingrid. On va s’en sortir mais s’il te plait, ne rajoute pas d’huile sur le feu.

—Je n’ai pas dit grand-chose…

—Ça y est, ça devrait être là ! s’exclama Martin.

Les conversations s’arrêtèrent. Tous fixèrent la direction que Martin désignait. Il n’y avait que de la neige et du ciel à l’horizon. Pas l’ombre d’un bunker secret. Pourtant, la carte était formelle : les coordonnées indiquaient ce point de notre escalade. Hélas, espérer une parfaite exactitude avait probablement une erreur de notre part. Nous nous mîmes donc à la recherche… de n’importe quoi, vraiment. Le labo, un panneau, un indice. Mais rien. Sans indication précise, nous ne pouvions que tourner en rond. Nous avancions depuis bientôt une demi-heure quand Gemma s’exclama dans un sursaut d’énergie :

—La gamine a raison, on va finir par y passer à ce rythme, il fait trop froid. Il doit forcément y avoir un moyen de sortir de ces maudites montagnes !

—En effet, il y en a un, répondit Martin.

Le nez et les joues rouges, il venait de réapparaître de je-ne-sais-où.

—Tu as trouvé un chemin ? demanda Froitaut en fonçant vers lui. Comment ? Ça fait bien trente minutes qu’on marche sans rien voir !

—Faut croire que vous pas assez bien cherché, dit-il avec un petit rire.

—Montre-nous ça ! J’avoue que j’ai hâte de rentrer à la ville, renchérit M. Froitaut.

La mine réjouie de Martin s’effaça, faisant place à une expression gênée que je ne compris pas immédiatement.

—C’est que… le chemin ne nous amène pas exactement en bas.

—Où ça, alors ? l’interrogea Gemma.

Il cligna des yeux plusieurs fois, cherchant ses mots, avant d’abandonner.

—Il vaut mieux que vous voyiez ça par vous-mêmes. 

 

Un lac, dissimulé au creux de la montagne. Je n’en croyais pas mes yeux. L’eau était si claire, si propre qu’on pouvait en apercevoir le fond, même de là où nous étions perchés. Les reflets argentés des vaguelettes créées par les bourrasques me penchaient à croire que l’eau était simplement frigorifique. Impossible de vérifier, cependant : le lac était à… je dirais, entre huit et dix mètres en-dessous de notre perchoir. Il était entouré de rochers, lisses en bordure de l’eau mais de plus en plus acérés à mesure qu’ils se rapprochaient des parois. On aurait dit une sorte de tube, creusé dans la montagne. C’était bien joli tout ça, mais je ne voyais toujours pas en quoi ç’allait nous aider à sortir de là. Je croisai alors le regard de Froitaut et enfin, je réalisai. Je pivotai vers Martin et dis d’une voix blanche :

—C’est une blague.

—Non. Désolé.

—M’enfin, c’est de la folie ! Outre la mort très possible qui nous attend en bas, on n’a aucune idée s’il y a un chemin... 

Le Voleur vint à côté de moi et pointa du doigt une fente, presque invisible, dans la roche tout en bas.

—D’ici, on ne voit pas très bien, mais tu peux être sûre qu’il y a une voie.

—Comment le sais-tu ? demanda Élias en s’accroupissant près du bord.

—Avant la Quête, expliqua Martin en réajustant son sac sur son épaule, je jouais beaucoup à des jeux vidéo comme DnD. Un de mes personnages était un barbare. J’ai fait des recherches pour le rendre aussi crédible que possible, notamment sur les trappeurs et les chasseurs. Savoir s’adapter à son environnement, repérer les petits détails pour survivre…

—Et maintenant, tu mets tout ce travail à profit, murmurai-je en plissant les yeux.

Même avec mes lunettes, j’étais incapable de voir cette fameuse fente. Il faut dire que le gel et la neige n’aidaient pas non plus. Je pesais rapidement le pour et le contre : d’un côté, sauter dans l’inconnu. Littéralement. De l’autre… la montagne. Et là, il n’y avait aucun espoir. Le choix était vite fait, mais il restait encore à passer à l’acte.

—Bon. Qui y va en premier ? lança Baptiste à la ronde.

Non merci, Froitaut s’exclama tandis que je secouai vigoureusement de la tête.

Baptiste, Elias et Gemma se regardèrent. La jeune femme finit par proposer :

—Pierre-feuille-ciseaux ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Et quand Gemma, victorieuse, s’écarta pour enlever sa veste, le froid s’engouffra dans mon manteau et me gela jusqu’aux os.

—Besoin de conseil pour le grand saut ? demanda Martin en récupérant son pull et ses bottes.

—Ça devrait aller. Martin, s’il y a un problème, je compte sur toi pour me récupérer avec ta corde.

Il ouvrit la bouche, mais Gemma le coupa une fois de plus :

—Je te fais confiance. Et puis, ajouta-t-elle avec un sourire désabusé, on n’a pas vraiment le choix. 

Sans s’attarder plus longtemps, elle ferma les yeux et inspira, longuement. Elle n’avait plus que son T-shirt et son pantalon cargo et la peau de ses bras rougissait déjà sous la morsure du froid. Elle recula, calcula la distance… puis se mit à courir. Une seconde plus tard, elle avait disparu dans le gouffre.

La surface du lac explosa en un millier d’éclats, avant de se reformer immédiatement, imperturbable. Tous, nous fixions l’eau avec angoisse. Je sentais dans mon dos Martin qui sortait la corde de son sac quand soudain, Gemma réapparut. J’avalai une grande goulée d’air, submergée par le soulagement. Élias et Martin se lancèrent dans des applaudissements et des sifflets auxquels Gemma, à nouveau sur la terre ferme, répondit par une révérence. Baptiste, plié en deux et mains sur les genoux, avait les larmes aux yeux.

—J’ai bien cru, cette fois… dit Froitaut.

—Oui, pareil, répliquai-je, contemplant la petite silhouette de mon Barde.

—Il va falloir faire vite, intervint le Voleur, coupant court aux acclamations. Avec ce froid, elle risque l’hypothermie. Hey, Gemma, tu m’entends ? cria-t-il.

En bas, l’interpellée, debout sur un rocher, agita les bras.

—Prépare-toi à récupérer mes affaires… et les tiennes ! 

Il fourra les vêtements de la jeune fille dans son sac et entreprit de se déshabiller à son tour. Une fois le tout rangé, il le jeta d’un large geste dans le ravin. Après de longues secondes, il s’écrasa dans le neige sans bruit, pas très loin de l’eau. Gemma courut aussitôt le chercher tandis que Martin nous expliquait la suite des évènements :

—Baptiste sera le prochain à sauter. Après quoi, il faudra aller vite, pour faire en sorte que personne ne tombe malade. Et quand on sera prêts, on explorera le chemin dans la roche ensemble. Compris ?

—Très clair, répondit Baptiste avec un sourire, malgré l’inquiétude qui se lisait dans ses yeux.

J’observai l’échange, dissimulant de mon mieux ma curiosité. Je savais que Martin n’était pas banal, mais je ne m’attendais pas à une telle évolution. Si jamais je finissais au chômage, je pourrais toujours me réorienter en tant que coach de vie.

Froitaut et Baptiste sautèrent, l’un après l’autre, et les deux atteignirent la rive sans problème. Il ne restait donc plus que Martin, Élias… et moi.

—Je suppose que le moment est mal choisi pour avoir le vertige ? lançai-je d’une voix étranglée.

—Il vaudrait mieux que tu sautes avec moi, Ingrid, remarqua Élias en enlevant son gilet.

—Quoi ? Non, très mauvaise idée. 

J’étais morte de trouille, mais hors de question de contaminer un de mes Héros avec ma frousse. Je sais bien que ce genre de raisonnement n’est pas franchement rationnel, mais je vous demande un peu d’intelligence émotionnelle, lecteurs ! Élias insista néanmoins :

—Ce sera plus simple pour toi et je serai plus rassuré de te savoir avec moi.

—Il a raison, Ingrid, insista le Voleur.

Désemparée, je remontai mes lunettes sur mon nez, avant de les enlever et de les tendre à Martin. Il s’en empara immédiatement, comme s’il avait peur que je change d’avis ! Élias me prit la main et me demanda :

—Vous me faites confiance ?

—Urgh, bien sûr que oui ! m’exclamai-je en levant les yeux au ciel. C’est juste que…

—Oui ? 

J’entendais en bas les autres Héros qui s’impatientaient et qui nous appelaient. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fit l’effet d’un coup de fouet. S’il y a bien une chose sur laquelle je faisais des efforts, c’était ma réputation. Et je n’étais pas une poltronne ! C’est pourquoi je dis d’une voix forte et affirmée :

—Je suis parfaitement capable de le faire seule. Si j’accepte, c’est uniquement pour que tu ne t’inquiètes pas.

—Et je t’en suis très reconnaissant. 

Il me souleva de terre sans crier gare.

—On est parti dans ce cas. Une seule règle : ne pas lâcher ! dit Martin.

Lâcher ? Pas de danger! Je sentais mes muscles se tétaniser. C’est me détacher, une fois à l’arrivée, qui serait difficile.

Je passai mes bras autour de son cou et m’y accrochai. Élias avait une main contre mon omoplate, l’autre autour de mon bassin. Le bout de mon nez me piquait terriblement et le froid commençait à me faire mal. Je sentis l’Assassin raffermir sa prise autour de moi. Je fermais les yeux et, involontairement, plantai mes ongles à la base de cou. S’il le sentit, il n’en dit rien. Ses cheveux étaient agités par le vent, couverts de flocons. On aurait dit une créature de glace. Je fermai les yeux une bonne fois pour toutes.

Il se mit à marcher, puis à trottiner. Ses pas étaient étouffés par la neige mais les secousses se réverbéraient dans tout mon corps. Il se mit à courir. Je m’accrochai à lui comme si ma vie en dépendait -ce qui était probablement le cas.

Il sauta.


Combien de temps dura notre chute ? Moins de cinq secondes, sans doute, mais j’aurais juré qu’un siècle s’était écoulé. La pesanteur nous attirait implacablement vers le bas et jamais je ne me suis sentie aussi petite. Immobilisée, inutile, j’attendais la mort dans les bras de mon ami. J’aurais voulu hurler de peur. Au lieu de ça, j’inspirai à fond et bloquai.

Nous entrâmes en contact avec la surface du lac et tout devint flou. Le choc avait été pour moi atténué par Élias. Cependant, le froid me fit hoqueter de façon incontrôlable : aussitôt, l’eau pénétra dans ma gorge, dans mes poumons. Une de mes mains se détacha du cou d’Élias pour se plaquer sur ma bouche. Je clignai des yeux : tout était sombre, bleu et opaque. Je ne distinguais plus le haut du bas. 

C’est alors que nos têtes sortirent de l’eau. Je crachai immédiatement tout ce que j’avais avalé. Ma gorge me brûlait et je pleurais sans trop savoir si c’était à cause du froid ou de la peur. Élias me tenait désormais par les aisselles, afin de me garder hors de l’eau. Ses yeux rouges me fixaient avec inquiétude.
—Ingrid, ça va aller ?

—Oui, parvins-je à dire entre deux quintes de toux. Je… j’ai bu la tasse.

Il nous traîna jusqu’au rivage. Je m’y laissais tomber avant de me redresser bien vite. Le sol mou et l’herbe qui devaient couvrir les bords du lac étaient eux aussi recouverts de neige. Je claquais des dents. Je fus à nouveau soulevée de terre, par Froitaut cette-fois. Celui-ci me posa un peu plus loin, avant de me jeter sur les épaules une serviette. Il se mit à me frotter avec vigueur la tête, les bras et les jambes, jusqu’à ce que j’exclame : 

—C’est bon, je vais bien ! Je me sens mieux.

—Désolé, mais c’est un passage obligatoire, rétorqua-t-il en passant la serviette à Baptiste qui la rangea promptement dans un des sacs à dos. On ne peut pas risquer une pneumonie.

—Si on survit à cette Étape, ce sera déjà un miracle. On pourra alors se préoccuper des grippes et des rhumes, ronchonnai-je tout en enfilant mon pull.

Mon T-Shirt était encore humide et mon pantalon, fait pour affronter l’hiver mais pas l’eau, pesait deux tonnes. Hélas, j’allais devoir serrer les dents. Héros comme Pythie étaient logés à la même enseigne. Pour rien au monde, je ne me serais plainte à cet instant. J’allais être brave, comme eux, et aller de l’avant.

Un « plouf » retentit dans mon dos. Martin avait enfin sauté et nous étions à présent tous réunis. Le Voleur ressortit du lac avec une certaine aisance qui me motiva plus encore. Je demandai donc :

—Où disais-tu que le passage était ?

—Par ici, répondit-il en pointant une faille dans le mur.

Gemma et Baptiste, plus réchauffés, allèrent voir. Je ne tardais pas à les rejoindre. Comment Martin avait-il pu repérer une fente aussi petite depuis le rebord du ravin, je l’ignorais. Je poussai mes lunettes sur le haut de mon nez avec une pointe d’envie. Le Barde, appuyée contre la paroi, en observait l’intérieur. Elle s’aperçut de ma présence, haussa les sourcils avec dérision et dit :

—Martin avait raison. Il y a un escalier… en revanche, impossible de voir où il descend.

—Dans ce cas… suggéra Baptiste de l’autre côté de l’entrée, il ne nous reste plus qu’à y aller. 

J’observai un instant le passage. L’entrée ne devait pas faire plus d’un mètre mais, en se penchant, on voyait que le passage s’agrandissait. Une sorte de lumière blanche, fantomatique, éclairait faiblement les marches. J’attrapai le sac que me tendait Élias et, sans un mot, m’engouffrai dans le tunnel.

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Fractale
Posté le 21/05/2024
C'était mignon au début de voir Ingrid se débattre avec sa culpabilité au point que Charlotte ne la reconnaisse plus ! Elle se prend en plein visage toutes les conneries qu'elle a faites depuis le premier chapitre, c'est pas évident à assumer mais au final elle s'en tire plutôt bien.

Je partage la réserve de Benebooks sur le fait qu'ils se lancent seuls dans une ascension qui n'a pas l'air simple… Je vois mal Froitaut ou Gemma négliger ce genre de problème. Ca ne m'aurait en effet pas choquée de voir Martin dévoiler une expérience de la montagne, vu ce qu'il révèle dans ce chapitre, ou même Froitaut qui a peut-être (peut-être !) une vie en-dehors des maths et d'Ingrid.
Autre (microscopique) remarque : dans ce chapitre Elias hésite entre vouvoyer et tutoyer Ingrid, il nous sort l'un puis l'autre puis l'un à nouveau…

C'était sympa de voir ce passage d'action où les rôles s'inversent un peu avec Martin en guide et Ingrid qui essaie de pas être un boulet ! Elle a tout de même beaucoup de cran, on oublie souvent qu'elle n'a que treize ans mais ce genre de chapitre vient nous le rappeler et je la trouve courageuse.
Ce que je choisis de retenir de ce chapitre, c'est tout de même le moment où elle (Ingrid !!) nous demande de faire preuve d'intelligence émotionnelle… Inédit !
Bleiz
Posté le 24/05/2024
Bonjour, effectivement vous êtes plusieurs à m'avoir fait la remarque je pense que changer quelques détails, comme Martin ayant une bonne expérience de la montagne, pourrait aider à rendre le passage plus crédible.
Et oui, même Ingrid peut parfois gérer ses sentiments de façon saine et régulée x) !
À bientôt :)
Benebooks
Posté le 10/04/2024
Il a 2 petites qui me semblent ici peu crédibles :

- les dates : 10/02 Granada, 11/02 Pyrénées. Entre le voyage, manger, dormir, récupérer, se préparer à cette ascension... ca me paraît rapide. J'aurai plutôt vu l'ascension vers le 12 ou 13. Ingrid peut faire beaucoup de choses, mais pas raccourcir le temps ^^

- l'ascension : à priori aucun des héros n'a jamais grimpé, or qu'ils se lancent seuls ainsi... je sais que ton récit se vend détendu et jeunesse, mais là on attend peut-être une limite. Les faire accompagner d'un simple guide alpiniste serait déjà bien

Je ne sais pas quels avaient été les premiers retours à ce sujet ?
Bleiz
Posté le 12/04/2024
Salut Bene, je prends en note ta remarque et je vais modifier : je suis d'accord, ça va un peu vite :)
Je n'avais pas eu de vrai retour sur cet aspect là dans mes souvenirs, mais je vérifierai. Cela dit, je pense qu'il serait plus simple de saupoudrer les chapitres précédents de pistes disant que Martin a déjà l'expérience de la montagne, plutôt que de rajouter qqn, comme pour Tristan qui à la base était juste un gosse fouineur et qui est devenu le cousin d'Ingrid.
Benebooks
Posté le 13/04/2024
Ca me paraît bien ^^ c'était vraiment les dates qui étaient importantes
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