Qui tire sera touché

Par Bleiz

Combien de temps restâmes-nous ainsi ? Face à face, dans le silence ? Dans un coin de ma tête, une petite voix me soufflait que Vercran s’éloignait. Chaque seconde où je restais immobile lui donnait une chance de plus de s’échapper. 

Une part de moi s’imaginait traversant la pièce, bousculant Élias hors de mon chemin et courant après Vercran. L’autre, celle qui le voyait pleurait sans un bruit, me maintenait immobile. 

Il fallait parler, et vite. Il fallait que je le convainque qu’il s’agissait d’un énorme malentendu. En le persuadant qu’il avait mal compris, il m’obéirait à nouveau et peut-être aurions-nous une chance d’arrêter le monstre qui avait volé les travaux de mon père, d’Amos… et les miens. C’était la meilleure décision à prendre, vu les circonstances.

—Je suis désolée, murmurai-je à la place.

Son visage se tordit de rage. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait fondre sur moi. Mais, presqu’aussitôt, ses traits se détendirent et il ferma les yeux. Je le regardai pleurer, impuissante. J’étais plantée au milieu du couloir, comme une idiote, en me demandant comment j’en étais arrivée là. Le faire souffrir n’avait jamais été le but. « Simple dommage collatéral », pensai-je malgré moi. Le remord me submergea. Je parvins à marcher vers lui, mais à peine avais-je appelé son nom qu’il tourna les talons. « Il va le dire aux autres, » réalisai-je. J’en ressentis un tel soulagement que j’en fus surprise. Avait-ce été si pesant, de leur mentir ? Question existentielle et inutile s’il en est.

Je courus après lui. Lui marchait seulement. Je ne parvins pas à le rattraper malgré tout. Nous arrivâmes à l’escalier qui menait vers l’entrée. Il descendit les marches, rapidement, et je l’aurais suivi si je n’avais pas vu le reste du groupe qui nous attendait en bas. La première à nous voir fut Charlotte. Elle sourit d’abord, puis remarqua le visage fermé d’Élias. Je ne sais pas ce qu’elle vit quand elle me regarda, mais elle comprit immédiatement.

—Ah, Ingrid, Elias ! On vous cherchait, s’exclama Baptiste en se retournant à son tour. On a réussi à se débarrasser des mercenaires restants, mais ils se sont enfuis en voiture. On a jugé plus sage de ne pas les suivre… Eh, Élias ? Ça va ?

—J’ai besoin de prendre l’air, dit-il en traversant le groupe sans s’arrêter.

—Hey, attend ! s’écria Martin. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Élias ne répondit pas. Il poussa la porte et disparut dans les jardins. Le voir partir me donna l’électrochoc dont j’avais besoin. Je dévalai l’escalier en m’écriant :

—Je m’en charge.

—Et Vercran ? demanda Froitaut, aussi perdu que les autres. Où est-il ?

—Enfui. Mais je sais pourquoi il nous a pourchassé tout ce temps.

—OK ? Et pourquoi Élias est dans cet état ? insista Gemma en pointant la porte du doigt.

Je serrai les dents et, à mon tour, fendit le groupe en grinçant :

—Ça, c’est ma faute.

 

Les bosquets de fleurs étaient couverts de cendre, et le sol jonché de pétales multicolores. Le séisme avait secoué toute la ville et ses alentours. Pas de raison pour que la villa soit épargnée. Étrangement, les oiseaux chantaient. Leur musique me paraissait déplacée, tant le reste du monde avait été ébranlé. 

Il fallait que je me rende à l’évidence : la Quête était un fiasco. J’avais piétiné les sentiments de mes Héros, je les avais bringuebalés d’un bout du monde à l’autre dans le simple but de tromper l’ennui. Maintenant, ils payaient le prix de mon indifférence… et moi aussi.

J’esquivai les cratères dans l’herbe et les éclats de brique. L’air était tant imprégné de poudre que mes yeux piquaient.

Je finis par trouver Élias. Il était assis sur un banc de pierre, dans un recoin des jardins. Plié en deux, les coudes sur les genoux et la tête pendante vers le sol, il ne parut pas m’entendre arriver. Je m’arrêtai face à lui. Si seulement je savais manier les mots comme Tristan ; je n’aurais pas paniqué comme ça. À la place, les mots s’entrechoquaient dans ma tête : un mélange d’excuses sans queue ni tête me bloquait la langue.

—Vous êtes là.

Je hochai la tête, le souffle coupé. D’un geste, il m’invita à s’asseoir à côté de lui. J’obéis. Plusieurs minutes s’écoulèrent, je crois, assis côte à côte, en silence. Jusqu’à ce qu’il lâche :

—Vous savez, je ne suis pas surpris. Il y a une part de moi qui se disait que c’était impossible. Il me dévisagea. Et ça l’était.

—Oui et non. Je peux calculer l’avenir, pas le voir… murmurai-je piteusement.

—Quel était l’objectif ? La Quête, pourquoi aller si loin ? Était-ce vraiment pour traquer Vercran, comme il a dit ? Parce que si c’était le cas, vous auriez dû nous le dire.

—Non ! m’exclamai-je avant de me reprendre. Enfin… À la base, la Quête n’était qu’un jeu pour moi. Un moyen de repousser les limites de ma formule. Je voulais quelque chose de plus que ce que je n’avais. Je voulais de l’aventure. Je n’en pouvais plus de cette vie que j’avais. Il y a peu de gens sur cette terre avec les capacités que j’ai. Si moi, je ne peux pas vivre comme je l’entends, alors qui ? Alors j’ai décidé de monter cet énorme mensonge… Mais ce n’était même pas mon but, au début ! Je voulais juste populariser ma formule en calculant les résultats du Loto. Je voulais juste…

—Être vue ? suggéra Élias.

J’acquiesçai. Il hocha la tête et se remit à fixer les jardins détruits. Je fis de même. Puis, lentement, il se mit à rire. Ma gorge se noua. Son pied battait le sol nerveusement.

—Je suis en colère, tu sais ? Je suis venu vers toi dès le début, comme un imbécile, persuadé, et il appuyait chaque mot d’un geste de la main, que c’était le Destin. Que j’allais enfin être quelqu’un de bien, ou juste quelqu’un, ou je-ne-sais-quoi ! 

Il s’interrompit pour reprendre son souffle.

—On a risqué notre vie. Tu nous disais quoi faire et on t’obéissait car on croyait que tu savais ce que tu faisais.

—Je savais ! protestai-je. Je ne vous aurais jamais mis en danger sans être sûre que vous gagneriez. Ce n’est pas parce que je n’ai pas de visions que je ne connais pas le futur.

—Mais pour nous, ç’allait au-delà ! explosa-t-il.

Des larmes coulaient en lignes de feu le long de ses joues. Il bondit sur ses pieds :

—On avançait vers un but extraordinaire, alors que ce n’était qu’une mise en scène. On pensait agir en héros alors que nous étions tes pantins. La Quête nous poussait à nous dépasser et elle n’existe pas !

Une floquée de perroquets s’envola bruyamment de l’arbre qui nous abritait, effrayés par son cri. Je me forçai à ne pas baisser les yeux.

—Je sais. Et je m’en excuse. Et je sais ! m’écriai-je alors qu’Elias levait les yeux au ciel. Je sais que ça sonne faux, mais c’est vrai ! Je suis vraiment, vraiment désolée Élias. De t’avoir menti, de vous avoir trompés, tous… Qu’est-ce que je dois faire pour que tu me pardonnes ? Je suis prête à faire n’importe quoi. Si c’est de l’argent que tu veux, tu en auras. À moins que tu ne préfères que je te sponsorise pour un projet ? Tout le monde m’écoute, il n’y aura aucun problème. S’il te plaît, dis-moi et juste… ne me regarde pas comme ça. Je t’ai dit, je sais que ce que j’ai fait est mal.

—Et pourtant, tu me proposes les mêmes choses qui nous ont amenés jusqu’ici.

—Parce que c’est la seule chose que je sais faire ! Tu es content ? Je ne sais pas agir autrement. Cette Quête est la chose la plus proche de la vie dont j’ai toujours rêvé et toi et les Héros, vous êtes les seules personnes au monde que je pourrais qualifier d’amis. Si je n’avais pas été la Pythie, tu crois qu’on se parlerait comme ça ? Ça me va, moi, que tu me détestes et qu’on se dispute, tant qu’on se parle ! Alors, vas-y, dis-moi ce que je dois faire !

La pitié peinte sur le visage d’Élias était plus douce que celle que Froitaut m’avait montrée auparavant. Au loin, j’entendais des bruits de discussion et des éclats de voix. Charlotte et Tristan avaient dû lâcher le morceau. Tout était fini. Il n’y aurait pas de grand final, de feu d’artifice et de gloire éternelle. Cela ne m’importait plus. En revanche, si le garçon en face de moi se levait et s’en allait, quelque chose me soufflait que je ne m’en remettrais pas. Doucement, il demanda :

—Es-tu capable de finir la Quête ?

Je crus un instant l’avoir mal compris. Pourtant il répéta :

—Peux-tu aller jusqu’au bout ?

—Pourquoi voudrais-tu que je fasse ça ? Je te l’ai dit, j’ai créé la Quête de toutes pièces.

—Oui, dit-il, mais c’est ce mensonge qui m’a sauvé la vie. Je crois… que ça n’a plus vraiment d’importance. Ce que je veux, c’est accomplir quelque chose de vrai. Qui a du sens. Tu es capable de faire ça ?

Les aveux de Vercran me revinrent en mémoire. Lentement, je hochai la tête :

—Oui.

Élias marchait d’un pas vif en direction de la villa et moi, je trottinais à ses côtés. Je finis par demander :

—On fait quoi, maintenant ?

—On va tout reprendre à zéro. On va finir cette Quête, mais cette fois Ingrid, on va jouer cartes sur table. Il tourna la tête vers moi : Tu vas leur dire tout ce que tu m’as dit là.

—Quoi ? Mais ils ne me croiront pas ! gémis-je. Ils me détestent maintenant !

—Qui ne tente rien, n’a rien. Et tu nous dois bien ça.

—Oui, c’est vrai, mais…

Il s’arrêta brusquement et me prit par les épaules.

—Ça va le faire. Je sais que ça te fait peur, mais crois-moi quand je dis qu’ils ne te détesteront pas. Regarde : moi, je ne te déteste pas.

—Pour de vrai ? lâchai-je.

—Pour de vrai. 

Je me balançai d’un pied sur l’autre, puis osai demander :

—Mais tu m’en veux toujours ?

—Oui. L’un n’empêche pas l’autre. Allez, dépêche-toi. 

Je les trouvai assis dans le salon. Épuisés, couverts de poussière, chacun semblait plongé dans ses pensées. Élias m’encouragea d’un mouvement du menton. Je me retins de soupirer. J’étais à deux doigts de trouver un prétexte pour aller… n’importe où ailleurs, quand mon regard croisa celui de Tristan. Lui aussi était en piteux état : transpirant, avec des pansements aux bras, son sweat accroché à la taille, les sourcils froncés d’angoisse. Il était inquiet pour moi ; malgré tout ce que j’avais fait, malgré tous ses conseils que j’avais ignoré, il se souciait encore de moi.

Si mon cousin pouvait se montrer courageux, alors je me devais de faire de même.

—J’imagine que Charlotte vous a dit la vérité.

Ma voix les sortit de leur torpeur. Je pris le temps de les regarder un par un, avant de reprendre :

—Je sais qu’à ce stade, et après tout ce qui s’est passé, vous devez penser le pire de moi… et vous avez sans doute raison. Je tiens à m’excuser. Je veux aussi que vous m’écoutiez jusqu’au bout. Même si c’est la dernière fois.

Alors je leur révélai tout. Ma formule, le Loto, mon ennui et mon ambition sans fin, puis l’idée de la Quête… Et la rivalité de mon père et Vercran, leur ancienne amitié, le vol des travaux d’Amos, de mon père, et de ma formule. Je ne pouvais plus m’arrêter de parler.

Quand je m’arrêtai, le souffle court, le silence régnait. Jusqu’à ce que Baptiste lâche :

—Wouah.

—Oui, je me disais ça aussi, murmura Martin.

Gemma me fixait toujours, une main plaquée sur la bouche, l’autre jouant avec un médiator. Pour être honnête, j’avais plus peur de sa réaction que celles des autres. Intransigeante comme elle l’était… C’est pourquoi je fus surprise quand elle me demanda d’une voix posée :

—Si j’ai bien compris, la Quête n’est qu’une vaste excuse pour que ton père prenne sa revanche sur Vercran ?

—Non ! Ce n’était pas prévu. C’est Vercran qui s’imaginait…

—Ingrid. Tu utilises les maths pour prédire les différents évènements possibles, correct ?

—Euh, oui… murmurai-je, mal à l’aise.

—Mais pour les étapes de la Quête, c’est toi qui as décidé quoi faire et où aller, on est d’accord ? 

J’acquiesçai. Je ne voyais pas encore où elle voulait en venir mais, clairement, elle était en train de réaliser quelque chose. 

—Tu as décidé des… « missions » et des destinations toute seule ?

—Oui. J’en discutais avec Charlotte et Tristan, parfois, m’enfin, j’avais le dernier mot.

—Personne d’autre ? insista Gemma, le médiator passant de nouveau d’une main à l’autre.

Je me creusai la tête une seconde, avant de réaliser :

—Ah ! Parfois, pendant que nous discutions, mon père passait… et il nous suggérait des idées. Pas grand-chose, mais… 

Comment avais-je pu oublier ? La troisième Étape était plus ou moins la suggestion de mon père. Il m’avait écouté déblatérer toutes mes hypothèses et idées pour la Quête, avant même que le plan ne soit concret. D’après Amos, Vercran, et le reste du monde à vrai dire, mon père était un génie. Aurait-ce vraiment été dur, pour quelqu’un d’aussi intelligent que lui, de me guider discrètement là où il le voulait ? Les murs de mes certitudes s’effondraient en poussière de plâtre imaginaire.  Je repassais dans mon esprit chaque interaction que nous avions eu depuis l’invention de ma formule mathématiques prophétique. À quel moment cela avait-il pu commencer ? Était-ce seulement le cas ? Bon sang, Vercran avait sans doute raconté n’importe quoi pour me déstabiliser. Cela dit, ils se connaissaient bien, je l’avais vu de mes propres yeux ! Je balbutiai, tirant avec acharnement sur mon T-shirt :

—Non, c’est impossible. Papa n’aurait jamais fait une chose pareille. Vercran doit mentir…

—Peut-être, dit Gemma en portant le médiator à ses lèvres, le regard ailleurs. Cependant, il reste une chance qu’il ait dit la vérité. Et si c’est le cas… 

Une colère froide semblait grandir derrière ses prunelles noires. Je crois que je n’en étais pas la cible. Je me tournai encore une fois vers Élias. Lui non plus ne me prêtait plus attention : il avait l’air frappé par la même réalisation que Gemma. Froitaut, très pâle, murmura :

—Bon sang. Comment ai-je fait pour ne pas le voir ?

—Attendez ! m’exclamai-je. Vous allez trop vite. Nous ne sommes sûrs de rien. Il n’y a aucune preuve que mon père ait… enfin, qu’il ait…

—Pourtant, je suis d’accord avec tes amis. Moi aussi, je pense que ton père est derrière tout ça.

Amos, une boîte de premiers secours sous le bras, se tenait dans l’embrasure de la porte.

—Vous êtes encore vivant, vous ? Où étiez-vous passé ?

—Il était avec nous, Ingrid, s’interposa Tristan. C’est lui qui a contacté les Héros pour qu’ils reviennent aussi vite que possible. Il a suivi le plan !

Je me mordis la langue pour ne pas lui faire remarquer que le plan était le dernier de mes soucis, surtout vu le résultat qu’il avait donné. Mais comme je n’étais pas suffisamment bête pour comprendre que ce n’était là que les conséquences de mes propres actions, je tins ma langue et optai pour un hochement de tête bien neutre. Amos ne s’en offusqua pas. Il posa la boîte sur la table basse en disant :

—J’irai jusqu’à dire que ton père a orchestré la Quête depuis un très, très long moment. Mais bien sûr je n’ai pas de preuve. Nous n’en aurons jamais, sans doute. Charles est trop malin pour laisser des preuves.

—Est-ce que vous pouvez arrêter une seconde de traiter mon père comme un criminel ? m’écriai-je en levant les bras au ciel. Attendez au moins, je ne sais pas, moi, de lui demander !

—Excellente idée, dit aussitôt Baptiste en se levant. Martin, va chercher ton ordinateur. Il est temps de tirer cette affaire au clair.

 

—Combien d’heures de différence entre la France et le Nicaragua ?

—Sept, il me semble, bailla Froitaut depuis sa chaise.

Martin, courbé au-dessus de l’ordinateur, pianotait avec ardeur. Baptiste, penché par-dessus son épaule, se redressa un instant pour compter :

—Donc il va être bientôt vingt-et-une heures à Paris. Je suis en train de me dire que ç’aurait pu attendre un peu… Surtout que plus j’y pense, plus c’est clair qu’il est responsable.

—Non ! Écoutez, Ingrid vous a fait le débrief’ de la situation, répéta Charlotte en prenant les autres au dépourvu. Vercran pense que nous sommes après lui et il n’a l’air de vouloir abandonner. Pourquoi ? Parce qu’il est persuadé que le père Karlsen veut se venger après qu’il ait volé ses travaux. Ça vaut la peine qu’on vérifie auprès de lui. On ne peut juste dire que c’est de sa faute sans vérifier… conclut-elle en me jetant un coup d’œil.

—Elle a raison, insista Gemma, assise contre la table du salon. Je sais que ça a l’air fou…

—Ce qui est fou, c’est qu’on l’écoute encore, fit Baptiste entre ses dents, avant de chuchoter par-devers lui : Comment j’ai pu être assez bête pour croire à un tel conte de fées ?

Je me recroquevillai dans le canapé. J’aurais aimé me faire aspirer entre les coussins, hélas j’avais plus que conscience de l’impossibilité physique d’un tel miracle. Au lieu de quoi, je pressai la main de Tristan dans la mienne. Froitaut lâcha tout à trac :

—J’étais au courant. Depuis le début.

—Quoi, qu’elle mentait ? fit Baptiste avec des yeux ronds.

Mon professeur hocha la tête, sans un mot. Le jeune homme eut alors un petit rire nerveux, étranglé et trop aigüe, qu’il ne parvint à faire taire qu’en plaquant une main sur sa bouche. Je fermai les yeux. Bon sang, faites qu’on en finisse bientôt.

—Je ne sais pas ce qui est pire. Le mensonge, le fait que je me sois embarqué là-dedans en sachant pertinemment que c’était de la folie, ou le fait que nous sommes tous des victimes d’une machination d’un type que je n’ai jamais vu de ma vie. Sans parler de trimer pour une Quête qui n’existe même pas ! La seule raison pour laquelle j’ai accepté de venir, outre l’insistance d’Ingrid, c’est parce que je pensais pouvoir aider les autres. Avoir un vrai impact. Un boulot avec un objectif à la clé, quelque chose de réel, pas un simple mythe construit par une gosse en manque d’adrénaline !

—Tu as aidé des gens, Baptiste, remarqua Martin d’une voix distraite.

L’entendre nous plongea dans le silence. Visiblement insensible à son effet, il continua, ses yeux ne lâchant pas l’écran d’ordinateur :

—La Quête n’est tombée pas du ciel, c’est vrai. Cependant, on a vraiment risqué nos vies, et on a vraiment apporté du soutien à ceux qui en avaient en besoin.

—Oui, d’accord, mais basé sur un mensonge… tenta de contrecarrer le Chevalier légèrement radouci.

Mais Martin n’avait pas fini.

—Et alors ? Grâce la Pythie, j’ai fait des choses dont je n’aurais jamais cru être capable. Il leva les yeux de son écran pour me dire : Pour moi, la Quête est réelle. Pas grave si elle a été créée par une fille de treize ans. Ça m’a sauvé tout pareil. 

Il recula enfin et regarda tour à tour les Héros, plein d’un sérieux que je n’avais jamais vu chez lui.

—Vous pensez toujours être la même personne qu’au début de la Quête, vous ? Rien n’a changé ? 

—Je suis d’accord avec Martin, lança soudain Élias. Et puis, qu’est-ce qu’on s’en moque, de comment ça a commencé. On est dedans jusqu’au cou, maintenant, avec une vraie menace en vue. Il faut qu’on en finisse.

Entre mes doigts, je sentis la poigne de Tristan se resserrer autour de ma main. Gemma claqua dans ses mains :

—On discutera chiffons et états d’âmes plus tard, si vous voulez bien. D’abord, on va essayer de régler le problème le plus urgent… et moi, je vais tester ma théorie. Martin, lance l’appel, s’il te plaît. 

Ce dernier s’exécuta. La lumière de l’ordinateur s’intensifia et une musique d’attente résonna doucement dans le salon. Au bout d’une minute ou deux, la voix de mon père se fit entendre :

—Bonjour ?

—M. Karlsen, c’est Gemma. On s’est rencontré chez vous une fois, avant qu’on ne parte pour Marseille…

—Oui, je vous reconnais, répondit-il avec son flegme habituel. Est-ce que ma fille est là ? Amos m’a envoyé des messages m’expliquant la situation il y a une heure ou deux, j’aimerais la voir.

—Je crains que ça ne va pas être possible pour le moment. 

Je retins ma respiration. Martin et Baptiste s’étaient reculés pour laisser passer la jeune femme. Elle prit place à la chaise en bout de table, l’ombre des deux héros vacillant derrière elle dans la lumière blanche et crue de l’ordinateur.

—M. Karlsen, Vercran est entré par effraction dans la villa où nous logeons et a tenté d’agresser votre fille et ses amis. Je vous dis ça au cas où vous ne seriez pas au courant, expliqua-t-elle avec un soupçon d’ironie. En outre, pendant leur… altercation, Vercran a dévoilé un certain nombre de choses.

—Comme quoi ? demanda mon père.

—Est-ce vrai, que vous avez poussé Ingrid sur ses traces ? demanda-t-elle tout à trac.

—Vous pensez que je mettrais la vie de ma fille en danger pour une affaire de vengeance ? dit-il, ses mots teintés d’une surprise méprisante.

—Allez savoir. Moi, ce que je pense, et elle décroisa ses mains pour mieux s’adosser au dos de sa chaise, c’est que la façon dont on est arrivé à Grenade est étrange. Je ne dis pas que vous êtes responsables du séisme, ce serait pousser le bouchon un peu loin. En revanche, je trouve ça vraiment bizarre qu’on débarque dans un pays à l’autre bout du monde et que, comme par hasard, votre ami de longue date habite dans le coin. Encore plus bizarre, cet ami est proche avec Vercran et vos passés à vous trois sont entremêlés de façon… étrange. Sans parler des erreurs de billets : Charlotte nous a raconté comment nous étions censés atterrir en Espagne. Ça commence à faire beaucoup de coïncidences.

—Selon vous, je suis responsable d’un problème de billet ? lâcha mon père tandis que mon agent se laissait tomber à côté de moi sur le canapé. Ça suffit : je n’ai pas à répondre à de telles accusations. Je veux voir ma fille !

—Charlotte ne ferait pas une telle erreur. Je n’ai jamais vu des gosses aussi appliqués et intelligents de toute ma vie, et ça vaut pour les trois. Il y a définitivement eu une influence extérieure, et je sais que c’est vous, assena-t-elle, les jointures de ses poings blanches.

Mon père resta silencieux. Une part de moi n’était pas surprise. Une autre se demandait comment j’avais fait pour ne pas le voir venir : il s’était vraiment beaucoup intéressé à mon projet, bien plus qu’avant. C’est le moment que choisit Froitaut pour intervenir :

—M. Karlsen, Ingrid leur a dit la vérité par rapport à ses pouvoirs de divination. Si vous tenez vraiment à nous convaincre de terminer la Quête, vous allez devoir nous fournir plus d’informations que nous en avons. 

J’attendis sa réponse, le cœur battant. Il pouvait encore dire non, qu’il n’avait aucune idée de ce dont ils parlaient. Vercran était fou et obsessif. Il avait essayé de nous tuer, il fallait garder ça à l’esprit !

—Je ne pensais pas qu’il irait aussi loin, dit la voix de mon père dans un souffle rauque. Je ne pensais pas qu’il serait prêt à blesser Ingrid. Surtout pas avec l’attention médiatique.

—Vous avez utilisé votre fille comme appât, espèce de sale- !

—Ça va, Gemma, l’interrompit Froitaut en la prenant par le poignet.  Je vais prendre le relais. 

Elle foudroya mon professeur du regard, avant de capituler et de se lever, non sans un dernier regard mauvais vers l’ordinateur. Elle chuchotait avec une colère à peine contenue avec Martin et Baptiste, tandis que mon père poursuivait ses explications :

—Ingrid a commencé à parler de sa formule mathématiques à peine deux semaines après que Vercran ait piraté ma base de données. Quand j’ai appris que la formule fonctionnait vraiment, je n’ai pas réfléchi longtemps : c’était l’occasion parfaite. Vercran n’est pas aussi discret qu’il le croit : il laisse des indices évidents pour celui qui sait chercher. Ingrid allait forcément finir par tomber dessus. Cependant, je ne comprends pas pourquoi vous êtes autant en colère.

—Pardon ? dit Froitaut.

—N’est-ce pas la raison pour laquelle vous avez tous décidé de vous joindre à la Quête ? Pour sauver le monde d’un grand danger ? Je vous assure que mes travaux, entre les mauvaises mains, pourraient être dévastateurs. De plus, si Ingrid avait su, elle aurait agi exactement de la même manière. Elle serait allée au bout de son plan.

Froitaut en resta bouche bée. Moi, je ne pouvais rien dire. Il avait raison. Au fond, ça m’arrangeait bien qu’il y ait une véritable menace. La Quête était réelle, mes Héros avaient une raison de rester à mes côtés… N’empêche qu’entendre ces mots sortir de la bouche de mon père me faisaient mal. 

—C’est bon, je ne veux pas entendre une autre explication complètement tirée par les cheveux ! C’est quoi, la prochaine étape ? s’écria Gemma depuis son coin de la pièce. Qu’est-ce qu’on doit faire pour se débarrasser de ce type ? Prendre d’assaut les bâtiments de Star-all ?

—Non, je sais qu’il n’a pas stocké mon travail là-bas. Je travaille sur le nucléaire, martela-t-il, et je pouvais voir son visage réservé se tendre dans mon esprit. Mon projet le plus récent… a un potentiel jusque-là inexploré. Je ne suis pas le premier scientifique qu’il a volé, vous savez. Toutes ses informations, tous ses trophées, il les garde dans une sorte de labo.

—Où ça ? s’interrogea Martin, déconcerté.

—Il a rénové un vieux bunker dans les Pyrénées. Complètement perdu dans la montagne, difficile d’accès… Je n’y ai jamais mis les pieds. Impossible d’y envoyer la police ou l’armée, ils se feraient repérer en un rien de temps. Vercran a des oreilles partout.

—Je rêve ou ce vieux crouton s’imagine qu’on va aller s’enterrer dans la neige pour récupérer sa paperasse ? s’indigna Gemma, prête à foncer vers l’ordinateur.

—Si on veut finir la Quête, on ne va pas pouvoir y couper, lâchai-je.

Tous les regards se posèrent sur moi. Ma troisième étape dans les Pyrénées… évidemment que cette suggestion n’était pas sortie de nulle part. Sans plus réfléchir, je me levai et mis ma main sur l’épaule de mon professeur. Sans un mot, il me laissa sa place.

—Salut Papa.

—Bonjour Ingrid. Tu n’es pas blessée ?

« Pas physiquement », me retins-je de rétorquer. J’ignorai sa question :

—Tu as raison sur un point, papa. Je vais finir la Quête. Même si je dois le faire seule… dis-je en me tournant à moitié vers mes héros. 

—Je pense qu’on a déjà fait notre choix, s’exclama alors Élias. N’est-ce pas ?

Martin hocha vigoureusement de la tête, tandis que Charlotte et Tristan me souriaient. Gemma leva les yeux au ciel et dit :

—Je me suis trop investie dans cette histoire pour partir. En plus, c’est personnel maintenant…

—Comme le dit si bien Gemma, renchérit Froitaut en se mettant debout, à côté des Héros, nous sommes allés trop loin pour reculer. Et puis, je ferais un piètre professeur si je vous abandonnais au moment crucial. 

Je me tournai vers Baptiste, finalement. 

—Comme si je pouvais vous laisser tomber. À une condition, s’exclama-t-il en levant le doigt. Plus de cachotterie, plus de mensonge. Compris ?

—Compris, répondis-je, la gorge nouée.

—Bien ! Dans ce cas, dit Froitaut en sortant un crayon et un petit carnet de sa poche de pyjama, que diriez-vous de nous dire ce que vous savez, M. Karlsen ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Fractale
Posté le 21/05/2024
J'avoue que je ne l'avais pas du tout vu venir ! Comme je le disais naïvement tout à l'heure, j'avais pas relié tous les points, loin de là…
Quand j'y repense, ça me semble évident et je m'étonne de ne pas avoir relevé. Vu ce que nous disaient Amos et Vercran sur l'intelligence du père d'Ingrid, on pouvait se douter qu'il avait les moyens de changer les billets dans leur dos. Et c'est chez SON pote que cela amène Ingrid et ses amis/Héros… Sans compter ses bizarreries depuis le début de l'histoire, le fait qu'on le savait lié aux manigances de Vercran… Les indices s'accumulaient, en effet.
Pourtant je ne l'ai pas soupçonné un instant. Sans doute en partie parce que, comme Benebooks, je n'ai aucun souvenir du père d'Ingrid interférant dans leurs préparatifs (je ne sais pas si ça n'a pas été mentionné dans les chapitres précédents ou si je l'ai juste oublié). Mais surtout parce que tu as réussi à rendre le père insoupçonnable, du moins j'en ai eu l'impression : il avait l'air si déconnecté de la réalité (en partie à cause de ses préoccupations liées à Vercran, certes) que je n'ai pas imaginé qu'ils puissent y prendre part de façon si active. Dans mes souvenirs, quand il propose à Ingrid de se réfugier chez Amos, il arrive brusquement dans la conversation, comme s'il émergeait de ses pensées, ce qui donne l'impression que c'est absolument pas prémédité. On le trouve bizarre, mais on se dit que c'est pour une autre raison : c'est très bien joué, je trouve !

Sinon, j'ai été contente de voir la vérité enfin révélée. Les Héros et Ingrid peuvent enfin discuter sur un pied d'égalité, avec les mêmes infos, et ça fait chaud au cœur de les voir décider de poursuivre la Quête. Ingrid progresse énormément dans ce chapitre, je trouve, elle réalise à quel point ses mensonges peuvent être néfastes pour les autres comme pour elle-même, et elle s'avoue soulagée que la vérité soit enfin dévoilée. Bref, elle grandit, et ça fait plaisir !
Bleiz
Posté le 01/08/2024
Salut Fractale,
Désolée pour le retard dans mes réponses ! J'ai eu un déménagement et pas mal de choses à faire pour mes études, mais me revoilà !
Ravie de voir que le plot twist t'a eu ! J'ai essayé de laisser autant d'indices que possible. Et oui, c'est bien le père qui donne l'idée aux filles d'avoir la dernière épreuve dans les montagnes.
À bientôt :)
Benebooks
Posté le 08/04/2024
Je trouve très intéressante et très crédible l'identité de cette taupe. Mais du coup, je trouve aussi que tu nous l'as dit plus que montrer, l'implication du père est restée peut être un peu trop discrète (après je peux aussi avoir oublié, il s'est passé du temps entre mes lectures de tes chapitres donc a voir avec d'autres avis ^^)
Bleiz
Posté le 09/04/2024
Salut Bene, je suis contente que tu aies été surprise (peut-être trop même) par l'identité de la taupe ! À force de me relire, je trouvais au contraire son identité évidente, me voilà dans le pétrin x) Mais j'ai vraiment essayé de disséminer une foultitude de petits indices... Comme tu dis, si d'autres avis apparaissent et vont dans ton sens, je forcirai le trait
Vous lisez