– Nagi Sapa, Nagi Sapa...
La voix fatiguée et lointaine ne cessait de répéter ce mot qui, désormais, avait envahi la totalité de son esprit. Et il poursuivait sa progression dans ce boyau totalement privé de lumière, avec pour seuls guides ces râles tout droit surgis d'outre-tombe. Le corridor ne devait pas faire plus de deux mètres de large. En tendant ses bras, il n'avait aucune difficulté à toucher l'une et l'autre des deux parois avec les extrémités de ses doigts. Le contact de sa chair avec le revêtement froid et rêche suscitait chez lui un inconfort certain mais c'était le seul moyen de se diriger puisque sa vue ne lui était d'aucune utilité. Un pied devant l'autre, il avançait dans ce couloir qui n'avait ni début, ni fin alors que l'appréhension enserrait sa cage thoracique.
– Nagi Sapa, Nagi Sapa...
Les mugissements se répétaient avec la précision d'une horloge suisse, comme s'il s'agissait d'un mécanisme plus que d'une réalité purement humaine. La peur avait désormais envahi toutes les cellules de son corps, et son muscle cardiaque cognait si fort dans sa poitrine qu'il crut qu'on l'entendrait bien avant qu'il tombe nez à nez avec il ne savait quoi. Pourtant, il lui fut tout bonnement impossible de ralentir et encore moins de rebrousser chemin. Il se sentait comme aimanté, happé par cette noirceur qui, d'une manière ou d'une autre, finirait par l'engloutir.
– Nagi Sapa ! Nagi Sapa !
Subitement, la petite musique lointaine qui n'avait aucune prétention autre que de l'accompagner se mua en un affreux beuglement qui l'obligea à se boucher les oreilles. La voix prenait corps et malgré ses protections de fortune, le pauvre hère ne put vraiment éradiquer ces détestables sons. Saisi par une angoisse sans précédent, le garçon s'accroupit et se recroquevilla sur lui-même, tandis que les hurlements de la chimère ne cessaient de l'assaillir, au point qu'il sentit un liquide chaud et poisseux couler de ses oreilles. À l'instar des bêtes sauvages soumises à leurs sens, il porta ses doigts à son nez et détourna la tête à l'instant même où les effluves ferreuses parvinrent à son cerveau. Autour de lui, on ne pouvait s'empêcher de continuer à torturer son esprit. À plusieurs reprises, il crut percevoir des exhalaisons humaines, de celles qui n'ont aucun attrait olfactif cependant qu'elles vous rappellent combien certaines odeurs peuvent être désagréables. On devait tournoyer autour de lui car les bruits survenaient aussi bien derrière que devant lui, à un rythme effréné. Comment le spectre pouvait-il bien se répérer dans cet abîme?
Le silence s'était évanoui, au profit des invariables incantations ostantatoires. Le garçon, qui avait conservé sa position fœtale, crut que son cerveau bouillonnant allait exploser sous l'effet de ces sommations occultes et, alors qu'il se croyait définitivement perdu, la voix se tut brutalement tandis qu'une clarté aveuglante inonda les lieux et un rayon transperça la forteresse que le garçon s'était bâti pour lui et lui seul. Seule sa respiration saccadée et bruyante osait déchirer l'immense silence qui s'était abattu sur les lieux. Que devait-il faire ? Le garçon redoutait par-dessus tout de découvrir ce qui l'entourait. Pourtant, poussé par sa curiosité, il finit par déplier sa carcasse et jeta un coup d'oeil furtif alentour. Au-dessus de lui, nul plafond, mais une sorte de cheminée interminable dont le conduit se rétrécissait en s'élevant. C'était par ce puits que le jour se déversait. Plus bas, la pièce, immense et apparemment circulaire, ne disposait ni de fenêtre, ni de porte. Aucun moyen de pénétrer ou de fuir ce lieu si étrange. Le sol et les murs suivaient le même code couleur, un gris sale et foncé qui s'avérait blessant au regard des aspérités qui les composaient.
Le garçon finit par se dresser sur ses deux jambes et osculta un pan de la paroi, espérant sans doute y trouver une ouverture dissimulée. Mais il ne décela aucune faille dans cette construction tout bonnement inviolable. Dépité, il laissa de côté cette rapide inspection et fit quelques pas en arrière avant de pivoter sur lui-même.
C'est là qu'il le vit, juste en face, immobile et les yeux rivés sur lui. Immense et perché sur une espèce de rondin de bois épais, la créature était en tous points singulière. Interloqué par cette nouveauté, le garçon osa se rapprocher un peu plus afin d'examiner plus en détails ce qui ressemblait grossièrement à un énorme volatile. C'est bien sa tête qui concentrait les plus étonnantes métamorphoses. Totalement glabre, le crâne n'en était pas moins surmonté de larges plumes dont le calamus avait été profondément enfoncé dans la chair. Chacune se dressait pour former une auréole impressionnante qui s'apparentait à l'une des ses parures de chefs amérindiens dont l'imaginaire collectif n'arrive plus à se départir. Toutes supportaient une multitude de longues cordelettes claires et si fines que la moindre vibration de l'air les faisaient danser.
D'autres plumes, plus petites celles-ci, faisaient office de cils et protégeaient deux yeux disproportionnés et distincts l'un de l'autre. Car si l'un, relativement noir et semblable à celui d'un humain ne suscitait guère la curiosité du garçon, le second, clair et perçant, sembla l'hypnotiser, si bien qu'il dut résister de toutes ses forces et détourner son regard pour ne pas ramper aux pieds du grand oiseau.
Le garçon eut beau scruter la partie inférieure de la face de la créature, il ne distingua aucune bouche. Seul un bec massif et d'une surprenante longueur occupait cette zone, le tout terminé par une pointe fine et certainement tranchante. Et si la mandibule supérieure ne détonait pas avec celles de ses congénères, la mandibule inférieure, elle, n'existait tout simplement pas. Mais par quel prodige cette bête parvenait-elle à se nourrir ?
L'ensemble ne souffrait d'aucune couleur extravagante. Un camaïeu de gris, oscillant entre un blanc mat et des tons noirâtres, formait une harmonieuse palette qui seyait bien à cet assemblage inédit. C'est alors que le garçon distingua une dernière spécificité, non loin des deux pattes garnies de serres, ancrées profondément dans le bois tendre utilisé comme perchoir. Cette curiosité, que l'on pouvait qualifier de main sans trop se tromper, composée de trois phalanges torses que l'on pouvait comparer à des doigts, chacune équipée de griffes tout aussi affûtées que ses aînées, avait vu le jour juste sous le poitrail de l'animal. Retractée sur elle-même, l'utilité de cette pince échappait au garçon.
Son exploration fut interrompue par une voix caverneuse, bien différente de celle qui avait détruit ses tympans.
– Te voilà arrivé au jour du jugement, âme mortelle.
Le garçon avait beau observer son interlocuteur, ni sa gorge ni sa mâchoire ne se contractèrent, deux réactions physiques pourtant attendues lorsque l'on sollicite ses cordes vocales. Dès lors, il comprit que la voix résonnait uniquement dans sa tête.
– Qui êtes-vous ? formula le garçon dans son esprit
Un abominable ricanement raisonna dans la pièce et rencontra toutes les cloisons avant de s'élever pour mourir dans les hauteurs.
- Je suis le début et la fin de toute chose, tu le sais mieux que quiconque, répondit le monstre, alors qu'un éclat de satisfaction illumina un court instant son œil gauche, véritable fenêtre sur l'abîme.
Le garçon ne comprenait pas. Il n'avait aucune idée de ce que pouvait bien être cette chose et son énigmatique réponse achevait de lui conférer une opacité certaine. La bête se tut. Figée dans cette posture royale et cette expression menaçante, le garçon crut que toute vie s'était échappée d'elle. Mais une poignée de secondes après, le volatile détendit ses deux ailes. Tout à fait colossales, leurs dimensions les empêchaient de se tendre intégralement. Deux battements suffirent au garçon pour comprendre que les élytres ne se composaient pas de plumes, comme à l'accoutumée, mais qu'elles avaient été façonnées dans un autre matériau. Et le bruit métallique qui résultait de leurs effleurements achevait de convaincre le garçon du caractère insolite de cette parure. C'était d'autant plus vrai qu'une myriade de scintillements naissait dès que la lumière frappait le plumage de l'oiseau. Ces milliers d'éclats donnaient au tableau une vision enchanteresse et irréelle. En réalité, l'étendard avait été sculpté dans de petites plaques d'acier souple afin de former les contours de chacune des plumes. Quant au rachis, forcément plus rigide, on avait eu l'intelligence d'utiliser des tiges d'acier, certes peu épaisses, mais suffisamment résistantes. Seuls les dieux avaient pu forger cette incroyable armure. Ou bien un excellent artisan aux doigts de fée si l'on s'en tenait à une vision raisonnable de la chose.
Soudainement, la créature prit son envol. Elle monta haut, si haut dans le puits étriqué que le garçon la perdit de vue un bref instant, juste avant que la pénombre fasse violemment son apparition. Pour il ne sut quelle raison, le garçon protégea sa tête de ses bras et baissa ses paupières, comme si cette futile action suffirait à éloigner la menace. Lorsqu'il rouvrit les yeux, un ciel de métal avait été déployé au-dessus de sa tête, tandis que la créature s'était posée à moins de deux mètres de lui. Des litanies incompréhensibles atteignirent son cerveau. Elles eurent pour effet de détendre chacun de ses muscles et de temporiser son rythme cardiaque, qui n'avait jamais vraiment ralenti depuis son arrivée ici. Cette sorte de psychotrope auditif l'obligea à garder les yeux grands ouverts, condition sine qua non pour que le monstre plonge son œil droit dans les tréfonds de son âme. Le dialecte inconnu de l'oiseau poursuivait sa course et enveloppait le garçon d'un obscur halo. Et pendant que la traînée virevoltait dans l'air fétide, la proie de la créature sentit son souffle de vie le quitter peu à peu. Toute énergie, toute envie, toute force s'évanouit et migra vers les narines de son bourreau, dont le thorax doubla de volume après avoir aspiré la vigueur de sa victime.
Le garçon s'effondra au sol, vidé et au bord de l'agonie. Sa vision se brouilla et seule son ouïe lui fut utile en cet instant. Il entendit les ergots griffer le sol irrégulier avant que l'une des pattes ne se referme sur son avant-bras droit, comme pour l'immobiliser et le garder à portée de main. Etendu sur le dos, il sentit qu'on relevait son vêtement, juste en dessous de sa poitrine, avant qu'une douleur insoutenable ne naisse dans son abdomen, douleur qu'il cracha hors de lui dans un cri déchirant. Le même mal se réitéra à maintes reprises. Sous l'effet de l'adrénaline, que son organisme moribond fabriquait en masse à cet instant précis, il recouvra la vue et un semblant d'ardeur qui lui permirent de redresser sa tête et d'observer son ventre.
Le spectacle l'horrifia. À l'aide de son bec, son tortionnaire lui écorchait la panse et dessinait ainsi de longues bandes parallèles les unes autres, depuis son sternum jusqu'à l'extrémité inférieure de la région hypogastrique. De part et d'autre de ces scarifications, des filets rouges s'épenchaient avant de se réunir sous son dos pour former une petite mare collante et glacée. Le pauvre supplicié voulut ouvrir la bouche, parler, crier, hurler, mais sans pouvoir le faire. Pire : en portant à son visage sa main laissée libre par la créature, il réalisa que sa bouche avait purement et simplement disparu. Plus d'orifice, ni de lèvres à l'endroit originel.
Un à un, le diabolique oiseau arracha les frêles lambeaux de peau du garçon et, dans une contorsion tout à fait originale, les lança au-dessus de sa tête afin que ceux-ci s'entremêlent avec les plumes de sa parure. Tout s'éclaira soudain dans la tête du garçon : ce qu'il avait prit pour de minces tressages s'avéraient être des trophées organiques, prélevés sur ses jouets.
Son plaisir sadique assouvi, la créature cessa de remuer son bec. Le garçon aurait pu bouger, tenter de se relever et fuir. Mais pour aller où ? Dans quelle direction se sauver alors qu'aucune issue ne s'offrait à lui ?
Au-delà de cette instinctive envie de survivre, le garçon savait qu'il avait perdu beaucoup de sang. Aussi, il craignait de se vider complètement s'il envisageait le moindre effort physique intense. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à finir ses jours ici, au milieu de nulle part, abusé par cette hydre et loin de tous ceux qu'il chérissait.
Il fallut rassembler ses forces et échafauder un plan, aussi primitif qu'il fut. Mais ses espoirs s'envolèrent quand il se rendit compte que la créature enserrait toujours l'un de ses membres supérieurs avec sa patte, puissante et inébranlable.
En relevant ses yeux de quelques centimètres seulement, l'écorché vit les trois doigts s'affoler frénétiquement, comme si un courant électrique les avait animés. La main se rapprocha de lui, survolant d'abord ses pieds, ses jambes et son bassin, avant de s'arrêter à hauteur de son tronc meurtri. A nouveau, l'oraison ancestrale gronda et, sans crier gare, les doigts plongèrent dans son ventre, déchiquetant sonépiderme et ses entrailles. Le garçon n'eut pas mal. Comateux et inerte, il avait déjà un pied dans le monde souterrain. Il pouvait néanmoins sentir la progression des doigts en lui, jusqu'à arriver à l'emplacement de son cœur. Gagnant le centre de la machine, la main se referma sur l'organe, le pressa et l'extirpa sèchement de la cage thoracique avant de le brandir à plusieurs mètres au-dessus de son espace vital. Des milliers de goutelettes écarlates jaillirent dans l'atmosphère avant de retomber pour s'écraser mollement sur sa peau blanche, ses vêtements souillés ou le plancher disgracieux. Une dernière fois, le garçon posa les yeux sur l'autre, paré de toute sa cruauté triomphante, son myocarde inanimé et sertit de plaques de sang séché couleur carmin puis il ferma les yeux pour s'enfoncer dans le néant absolu.
Quand il s'éveilla, le garçon se redressa immédiatement en position assise. Son dos tout comme son front et ses tempes dégoulinaient de sueur. Il porta sa main à son abdomen. Il n'y trouva ni plaie, ni fluide corporel. Plus haut, son pectoral gauche n'avait subi aucune meurtrissure et en collant sa paume sur le fin tissu qui le dissimulait, il put percevoir les soubresauts caractéristiques qui le rassurèrent sur son état général.
Il ne se trouvait plus dans ces espaces clos et funèbres. Autour de lui, sa chambre n'avait pas bougé d'un pouce depuis qu'il s'était assoupi dans son lit. Sur ses couvertures, il découvrit de nombreux feuillets noircis de sa propre écriture. En les consultant, le garçon se trouva à nouveau face à la créature de ses songes. La même allure, la même physionomie, les mêmes atours et attributs. Dans le coin supérieur droit de chacune de ses esquisses, il avait indiqué «Nagi Sapa». S'il n'avait pas la moindre idée de ce que signifiait ce vocable, il se souvint néanmoins qu'il avait entendu ce terme à de nombreuses reprises, bien avant qu'il ne rencontre l'oiseau maléfique. Rassuré de n'avoir été que le jouet de ses propres fantasmes, le garçon voulut quitter la chaleur de son lit mais il ressentit une douleur inopinée à l'intérieur de sa main gauche. Des frissons, du même acabit que ceux qui l'avaient assailli durant son supplice imaginaire, parcoururent son échine. Prenant son courage à deux mains, il rabattit ses draps et vit, stupéfait, que deux larges entailles ornaient sa paume et la totalité de la face interne de sa main avait viré au rouge vif. Entre la double incision, un objet, tranchant en ses bords, reposait là. Brillant et délicat, réalisé dans un matériau facilement pliable, on l'avait ciselé afin que celui-ci prenne une forme tout à fait particulière que le garçon ne reconnut pas instantanément. Et c'est en faisant pivoter son poignet afin d'observer l'objet sous toutes ses coutures qu'il finit par comprendre ce qu'il détenait : l'une des plumes de Nagi Sapa, fruit de sa fantaisie sans frontières, l'avait accompagné jusqu'à son propre monde. Il voulut retirer avec délicatesse le morceau de métal enfoncé dans ses tissus, mais il en fut empêché : toutes les sources de lumière, de la lampe de chevet au signal lumineux de son ordinateur, se tarirent. C'est alors qu'une voix fatiguée et lointaine jaillit, en répétant sa sempiternelle supplique :
- Nagi Sapa, Nagi Sapa...
J'aime encore une fois beaucoup comment tu nous emmènes dans le monde de différents personnages.
J'ai relevé quelques détails qui ont pu me faire sortir du récit, mais qui sont peut-être très personnel :
Parfois, tu es très précise dans les descriptions et je trouve que le récit perd alors en efficacité :
"alors que l'appréhension enserrait sa cage thoracique." "son muscle cardiaque cognait si fort dans sa poitrine", je trouve que les descriptions gagneraient à être plus "simple" pour qu'on ressente davantage l'étouffement et le coeur cognant dans la poitrine.
"l'extrémité inférieure de la région hypogastrique." j'ai réfléchi à où se situait cette région, alors que le rythme ici s'accélère. Je pense encore une fois qu'une description plus simple serait plus directe pour le lecteur.
Par contre, ça marche très bien dans certains cas : "deux réactions physiques pourtant attendues lorsque l'on sollicite ses cordes vocales. Dès lors, il comprit que la voix résonnait uniquement dans sa tête. " Ici je trouve que ça créé une certaine ironie que j'apprécie.
Si je reste dans cette zone du récit, je ne comprends pas, puisque la voix résonne dans sa tête : "Un abominable ricanement raisonna dans la pièce et rencontra toutes les cloisons avant de s'élever pour mourir dans les hauteurs." Ici pourquoi est-ce que ça résonne à l'extérieur (ou alors le bec s'ouvre à ce moment, ou la voix est mystique et puissante).
Il y a aussi une faute d'orthographe dans la phrase ci dessus "raisonna" --> résonna.
Deux autres petites erreurs : "déchiquetant sonépiderme" vers la fin et "son myocarde inanimé et sertit de plaques de sang séché", pas de "t" à "serti".
ça me fait aussi penser, la main qui dépasse (et qui est franchement effrayante), est-ce qu'elle a un bras ? Ou il n'y a que la main ? A ce moment, comment fait la créature pour aller fouiller dans le thorax sans se pencher ?
Sinon vraiment, à la base je ne suis pas fan d'horreur car trop sensible et là, heureusement que je lisais avec un certain détachement analytique car j'ai trouvé ton récit vraiment réussi en ce sens.