Mes écailles dans le petit ruisseau ont repris une couleur plus commune, qui est celle d’un vert pâle tandis que je les nettoie du sang humain qui les recouvre. La source d’eau, je le sais, descend jusqu’au village, d’où mon choix qui est de la remonter, espérant que cela m’en éloigne. Ma besace sur le dos me semble bien légère, et je sais qu’il me faudra un temps pour revenir sur ces derniers instants et pour réfléchir à la suite. Cependant, je suis encore trop proche des terres de la tribu. Il ne fait aucun doute qu’une fois que les corps d’Aigle et Louve seront trouvés, les meilleurs chasseurs partiront à ma recherche.
Je me souviens très peu des années de traque qui ont suivi ma naissance. Je ne devais avoir qu’à peine une huitaine de solstices lorsque Gardienne me prit sous son aile. Maintenant, douze ont passé. Quand je ferme les yeux, parfois, les visages de mes parents m’apparaissent, mais eux qui m’ont échangée contre leurs vies non plus de place dans mon cœur. Je sais cependant que je trouvais souvent refuge dans les bras de mon père, ou accrochée au dos de ma mère, et que nous marchions pendant des heures, la nuit. Leurs écailles devenaient noires pour se fondre dans les ténèbres.
Rodar.
Ce mot était toujours sur leurs lèvres, mais je n’en ai jamais compris le sens. Bien sûr, j’ai parlé la langue des Autres, bien qu’elle soit différente pour chaque espèce, bien que rayonnante de similitudes, pour nous donner l’opportunité à tous, de nous faire comprendre. Je me souviens néanmoins que Gardienne m’avait demandé de l’oublier, et m’avait dit que même ma race, depuis des décennies, ne s’exprimait plus que par la langue des Hommes, pour plus de commodités. Sans pratiquer, j’ai peu à peu perdu le vocabulaire Aquarien et Aùtrís. D’ailleurs, les humains nous appellent Autre, car c’est le mot qui se rapproche le plus de la prononciation de notre nom dans notre langue, mais en réalité, il n’a pas grand chose à voir. Autre pour eux, Aùtre pour nous. Le « ù » est muet, et le « a » grave et double.
Même si je n’ai pas soif, je bois plusieurs gorgées de la gourde pour la remplir dans la foulée. Je me demande si ces réflexes me viennent d’une autre vie.
Le soleil a depuis longtemps laissé place à sa sœur la lune, et je sais que cela peut jouer en ma faveur. Les Poussiens vont faire la fête pendant un petit moment encore et s’enivrer de vin et de viande jusqu’à s’écrouler. Avec un peu de chance, personne ne remarquera la mort de deux de leurs comparses avant le petit matin, et cela me laisse plus de temps pour mettre de la distance entre moi et le village.
J’ai peu de fois arpenté cette forêt. Je n’étais pas autorisée à quitter les limites de la tribu à moins d’être accompagnée, mais les femmes refusaient de m’avoir dans leurs pattes et je ne voulais pas me balader seule avec les hommes. D’ailleurs, si j’avais accepté, on m’aurait sans aucun doute châtiée, puisque cela est mal vu tant que la femelle n’est pas unie à un mâle, elle ne peut se retrouver sans surveillance, que ce soit celle de la famille ou d’un Prêcheur. Je ne connais pas non plus la région, seules les grandes villes du royaume et leurs localisations approximatives. Lorsque Gardienne m’avait amenée au village, nous avions traversé les Plaines de Fivor, au sud, ainsi que la ville de Diane, faite de pierre et d’un sable séché, dont la fabrication relève du savoir des Faunes.
De ce que je sais, Les Bois de Montrail s’étendent sur une grande partie du nord des terres d’Ours Patte de Sang et jusqu’à l’ouest et la mer. Il me faudrait des mois de marche pour voir l’océan. Encore faudrait-il que je sache où je veux aller ensuite. Mais il est trop tôt pour me décider, je dois avant tout m’éloigner du village. En marchant dans le ruisseau, ils ne devraient pas pouvoir suivre mes traces, et cela me permet de gagner de l’avance.
A chaque pas se placarde sur ma rétine l’image du cadavre étendu dans le lit d’Aigle, ou celui, laissé inerte, sur le ventre, derrière un buisson, de Louve. Mais au lieu de ressentir du remord, je ne sens que monter une colère sourde. C’est comme si mon cœur venait d’enfin s’ouvrir à cet instinct qui coule dans mes veines, comme un animal en cage qui retourne à la liberté après des années. Après tout, d’après la légende, les Loreleis charmaient les hommes afin de les ramener aux siens malades pour qu’ils se purgent grâce à leur sang. Ma connaissance de ce mythe est limitée, néanmoins. Je connais les talents de persuasion, grâce à la perception utile aux nixes, mais je n’avais pas eu vent des écailles qui deviennent griffes et des canines qui deviennent couteaux.
J’ai rangé mes sandales dans la besace, puisque je suis plus à l’aise à marcher pieds nus dans l’eau grâce à la même carapace de mes mains qui me recouvre aussi jusqu’aux genoux. Elle me permet de ne pas glisser et de ne pas ressentir le froid. Par chance, la saison des pluies n’est pas encore arrivée jusqu’à nous et je peux profiter des températures agréables de celle de l’astre. L’adrénaline me permet de ne pas ressentir de fatigue, et je pense qu’il serait bon de marcher toute la nuit. J’entends les bruits de la nature, les sons des animaux, du vent dans les branches, et je me repose du silence serein qui m’enveloppe. Plus de murmures à mon passage, de prières.
Au bout de plusieurs heures, le ruisseau commence à s’élargir pour finalement donner sur un lac immense. Quand je commence à avoir de l’eau jusqu’aux cuisses, je décide de remonter sur la berge. Une lumière brille dans la nuit, quelques centaines de mètres plus loin. Je sais que les bois ne sont pas habités par des tribus, mais par des voyageurs, et qu’aucun village ne s’est jamais établi entre les arbres.
Je reste un petit moment éloignée. Cela fait très longtemps que je n’ai pas rencontré un étranger, et je n’ai pas pensé à prendre une cape pour cacher mon apparence. J’ai été trop impulsive. Si c’est un homme, j’y trouverai plus d’aide que je n’en ai besoin, et si c’est une femme, elle m’enverra paître. Je m’assois au bord de l’eau, les yeux rivés sur le feu, plus loin. Il fait sombre mais je parviens à distinguer deux silhouettes qui s’agitent. Mes écailles sont devenues de la même couleur que la nuit, ce qui me garantit un camouflage.
Je pense à ce qui est en train de se passer au village Poussien. Sont-ils déjà en train de me chercher ? Je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil fébrile vers le ruisseau qui descend vers la plaine. Cette pensée creuse mon estomac et un bruit sourd en émane, je meurs de faim. J’ouvre ma besace et récupère des baies que devaient faire pousser Crevette et Saumon, les frères et sœurs les plus doués du village. Et les plus méchants. Ils refusaient de me vendre leurs fruits, même alors que je venais en chercher pour l’Enseignement. Si les mâles sont formés à la chasse, à la pousse ou au combat, les femelles apprennent la cuisine, la sélection des graines et les remèdes pour soigner des blessures. Les fils restent avec les pères et les filles avec les Prêcheurs. Je prends donc d’autant plus de plaisir à mâcher plusieurs de ces agrumes à la fois et laisser leur goût sucré descendre dans ma gorge et effacer celui du sang. De drôles d’images viennent s’incruster dans mon esprit. Crevette et Saumon, la trachée perforée par deux coups de griffes, leurs yeux éclatés de rouge, leurs dents jaunes et crasseuses arrachées et enfoncées dans leur bouche.
J’inspire l’air de la nuit à grandes goulées en tentant de me focaliser sur l’eau qui ondule sous le poids de mon reflet. Jamais je n’ai ressenti autant de colère et d’exaltation à la fois, comme si quelque chose de mauvais s’était éveillé en moi, mais que, d’une certaine matière, c’était le plus beau cadeau que l’on pouvait m’offrir.
Même si mon ventre crie famine, je laisse de côté le reste de la nourriture que j’ai volée. Allez savoir quand je pourrais remplir mon sac à nouveau.
Un mouvement dans mon dos me force à sursauter et une voix claire brise le silence de la nuit :
— Oh, Cieux ! Vous m’avez fait une belle peur, gente dame !
La lune brille trop peu pour que je distingue avec précision les traits du visage de la personne qui vient de sortir d’entre deux buissons. Je ne remarque qu’une cape courte qui descend jusqu’à sa taille, et la capuche laissée en arrière, découvre le visage d’un homme aux cheveux roux. Il tient dans ses mains une canne, à laquelle il s’appuie pour se maintenir debout.
— Êtes-vous bien une gentille demoiselle, rassurez-moi ?
Les intonations de sa voix sont presque mélodieuses, et on pourrait croire qu’il chante plus qu’il ne parle. Je reste néanmoins assise, espérant que la berge dégagée ne lui donne pas trop d’indice sur mes propres traits, gardant la lune dans mon dos.
— N’ayez crainte, soufflé-je.
Encore une fois, j’ai l’impression de dire ce qu’on attend de moi. Comment affirmer que je ne suis pas vilaine étant donné les faits qui ont secoués mes dernières heures ?
— Quel bel ornement sur vos mains ! remarque-t-il.
Je tire un peu plus les manches de la chemise d’Aigle sur mes poignets, mais il m’est difficile de masquer les écailles sur ma peau. Suis-je si naïve ? Me voilà lancée dans une aventure qui me dépasse. Le jeune homme boitille un peu plus jusqu’à l’eau, et je baisse le nez, permettant à des mèches échappées de ma coiffure de me barrer le visage.
— Je suis confus de vous déranger, ma dame, vous n’avez pas à vous méfier d’un pauvre gueux tel que moi...
La plainte et la tristesse dans sa voix attisent ma curiosité, et je l’observe entre mes cils tandis qu’il garde les yeux rivés sur le feu plus loin.
— Comment vous appelle-t-on ? s’enquiert-il.
Une mélodie légère bat dans mon cœur. Voilà la première personne humaine à qui je m’adresse seule en dehors du village depuis ce qui me semble une éternité.
— Vipère, sifflé-je.
Il n’est pas étonné de m’entendre imiter l’animal, signe qu’il connaît les coutumes de la branche Métazoaire des Naturiens.
— Troubadour, pour vous servir, me répond-t-il avec une petite révérence.
Le jeune homme perd son équilibre, et se rattrape de justesse. J’ai déjà rencontré quelques Ministerium, ceux qui se sont appeler par leur vocation. Gardienne en est une, d’ailleurs. Si j’en crois les cours de civilisations donnés par le Prêcheur – tous sont formés à Naturia, la ville sacrée – cette branche occupe essentiellement l’ouest du royaume, et le nom n’est pas donné à la naissance de l’enfant, mais à ses dix ans, âge auquel il – plus souvent ses parents – doit choisir sa profession.
— Vous êtes blessé ? demandé-je en montrant sa jambe.
Il perd son sourire et se penche un peu plus sur moi.
— Sachez, ma dame, qu’il n’est pas dans ma nature de me plaindre, mais j’ai été victime, hélas, d’un vol. Ne souhaitant que me défendre, l’un de mes assaillants m’a frappé le genou, et me voilà limité ! Non seulement j’ai perdu tous mes biens, mais je n’ai pu que récupérer une vieille branche pour me soutenir, tenez, regardez !
En effet, alors qu’il me tend ce que j’avais pris pour une canne, je constate qu’il ne s’agit que d’un long morceau de bois. Je suis surprise de le voir aussi près de moi et de n’en ressentir aucun dégoût ou aucune crainte. Est-ce le fait qu’il soit étranger ? Ou bien qu’il n’a pas aperçu mon visage et n’est pas victime de la malédiction ?
— Les hommes qui m’ont infligé cette peine se réchauffent près de ce même feu que nous voyons-là... dit-il en tendant son bâton dans la direction. Ils n’ont même pas peur que je les suive, et je n’en ai pas le courage.
En effet, ils ont monté leur camp sans se soucier de rien.
— Peut-être sauriez-vous être assez agile pour vous approcher d’eux ? soupire-t-il tout à coup. Pour être tout à fait honnête, je me fiche guère des chiffons et des doublons qu’ils m’ont dérobés, mais il y a une chose qui me fend le cœur, c’est ma lyre.
— Qu’est-ce dont ?
Je connais si peu le monde que j’ai bien du mal à mettre une image sur l’objet dont il me parle.
— Un instrument de musique, gente dame. Il suffit d’en pincer les cordes pour qu’une magnifique mélodie s’élève.
J’ouvre la bouche, sans savoir quoi répondre. Pour les Naturiens, la musique est interdite, suite à la légende des Douze Jours Douze pieds. Il fût une époque où le plaisir des clairons était offert à tous, lors des messes ou des cérémonies. Mais un bon matin, dans le port de Nostria, sur la côte, une femme fut prise de frénésie et dansa sans s’arrêter pendant de longues heures. Personne ne sût ce qui lui arrivait, mais elle n’était pas agressive, et tous crurent qu’elle perdait la tête. À l’aube du deuxième jour, elle s’écroula, raide morte. Si l’histoire s’était arrêtée là, personne ne s’en souviendrait encore, cependant, dès que son corps cessa de danser, un autre l’imita, et il mourut le lendemain, et fût remplacé par un autre encore, et ainsi de suite pendant douze jours. Personne ne comprit ce qui s’était passé, et la danse, qui se pratiquait grâce à la musique, fût crainte, et avec elle, tout instrument banni. Quand Gardienne m’a raconté ce mythe, j’ai été fascinée, alors pouvoir rencontrer un musicien affûte ma curiosité.
— Mais, c’est prohibé, murmuré-je.
Un sourire goguenard illumine le visage du jeune garçon.
— C’est ce qui le rend si merveilleux, vous ne croyez pas ?
Ses paroles font écho aux souvenirs récents qui marquent ma rétine et invitent le goût du sang dans ma bouche. Jusqu’à aujourd’hui, je croyais que l’interdit était puni sans délai, comme un mal intérieur qui nous terrassait aussitôt l’acte commis. Ma présence ici, et celle de Troubadour, prouve qu’il est possible d’y échapper.
Son visage s’assombrit.
— Mais un instrument tel que celui-ci, cela ne se trouve plus.
Il piétine le sol, sa jambe flanche et il se rattrape de justesse avec sa canne.
— Je peux m’y rendre pour vous.