le mal en toi

Je savais que cette épreuve serait éprouvante, mais je me félicite d’avoir gardé un visage inexpressif. Après tout, je n’étais exposée qu’à leurs regards, et ce n’est rien comparé à ce qui m’attend avec mon époux maintenant que la nuit de noce va pouvoir commencer. Tout ce qui m’inquiétait soit qu’un mâle ne puisse se retenir de toucher, mais le fait que la cérémonie ait lieu dans le Temple et devant le feu de leur Dieu m’a peut-être sauvée des mains baladeuses. J’ai été offerte, pendant une heure, nue, à ces hommes. J’ai gardé mes yeux sur mes mains écailleuses, dont la couleur était redevenue celle des algues qui se meurent.

Elles ont repris leur teinte blanchâtre tandis que Rossignol me mène jusqu’à la cabane qu’Aigle a eu sept nuits et huit jours pour construire, seul. Sa poigne est serrée juste à la base de mon coude et me fait un mal de chien.

— Si j’apprends que tu as fermé les cuisses, je te bats à coup de sangle ! crache-t-elle avant d’ouvrir la porte.

Un peu à l’écart du village, la bâtisse n’est pas ridicule, plus grande que la plupart de ses voisines. Une fenêtre donne sur le reste de la plaine, et une est tournée vers la forêt. Le bouleau a été utilisé en priorité pour les murs, et le chêne pour le toit, plus résistant. Un enduit a été étalé sur toute la surface, afin de prévenir du froid l’hiver. Les Poussiens, qui maîtrisent l’art des plantes, ont pendant longtemps été guidés par les Autres de l’espèce des Faunes, alors très proche de la nature et de ce qu’elle pouvait apporter si les bons ingrédients étaient mélangés. Ils n’ont pas perdu tout ce savoir acquis et en profitent toujours, bien qu’un véritable Faune en découvre toujours plus chaque année et fournit des onguents de meilleure qualité.

Les paumes soudées l’une à l’autre, je m’avance dans la maison plongée dans l’obscurité. Je ne distingue pas la silhouette d’Aigle avant que celui-ci approche ses mains de mon visage. Elles se posent sur mes joues, au travers du drap noir, et je cesse de respirer. Son haleine a le goût du vin et de la viande.

— Que ces hommes aient posé sur toi leurs yeux pour la dernière fois, proclame-t-il avant d’embrasser mon front. Moi seul possède ce droit, à présent.

Sous mon châle, je ne porte qu’une simple parade de soie blanche, seul bien que m’a confié Gardienne. Elle l’a brodé pour moi, quand mon âge fut assez avancé et que je ne risquais plus de grandir. Ce fût aussi le signe qu’il me fallait partir pour céder ma place en son refuge. Je me sens mal à l’aise que cet homme soit le premier à découvrir ce bien précieux que ma sauveuse m’a dit de garder pour ce jour précis. Un cadeau inestimable pour un être qui m’indiffère.

Il soulève le drap, et pendant un moment, reste interdit, les yeux braqués sur moi. J’aimerais pouvoir voir ce qui le rend si fébrile, mais même mon image dans ses yeux n’est qu’un puits noir sans fond.

— A moi, répète-t-il en prenant ma main et en m’emmenant vers le lit.

Comme la plupart des habitations du village, l’intérieur est rudimentaire, une pièce avec un lit, une table et une partie pour cuisiner avec un feu dans un coin. Je reconnais néanmoins que le mobilier est de qualité, et le sommier possède des oreillers de premiers choix. Cette cabane est sans aucun doute plus confortable que la plupart de celles de mes compères.

La soie quitte très vite ma peau, et pour la deuxième fois de la soirée, je me retrouve nue devant un mâle, lui tout habillé, à la différence que la fois précédente, des mains s’empressent de venir caresser ma peau. Mais le mot « caresse » n’a pas sa place ici, car rien n’est moins désagréable que la sensation de sa chair contre la mienne. C’est comme si on passait sur mon corps la carcasse désossée d’un animal mort.

Un haut-le-cœur vient secouer mon estomac, mais Aigle est trop maudit pour se rendre compte de mon état et perpétue ses intrusions sur mon corps. Il m’a allongée sous lui, et je sens tout son poids peser sur mes hanches. Tout le monde a parlé du fait que je devrais ouvrir les cuisses, est-à ce moment précis ? Je n’en ai pas envie. Ses genoux entourent ma taille alors qu’il se redresse pour baisser son pantalon. Son sexe est tendu vers moi, et un sanglot m’étrangle. Je ne veux pas m’ouvrir pour lui. Personne ne m’a enseigné quoi que ce soit sur l’acte que nous devons mener, mais mon instinct se charge de m’envoyer les signaux d’alerte.

Il plonge sa bouche dans mon cou, touchant de ses doigts la courbe de mes seins. Un goût de bile envahit ma gorge, et pendant l’espace d’un temps, je me dis que je n’ai qu’à fermer les yeux et ne penser à rien. Alors, peut-être que le temps passera plus vite.

— Non.

Il ne m’entend pas. Les écailles qui recouvrent mes avant-bras sont devenues transparentes et laissent voir les veines bleues sous la peau. Je pose mes mains sur ses épaules, tentant de le repousser, mais il est beaucoup plus fort que moi, et les palpitations de mon cœur s’accélèrent. Sa bouche dans mon cou me répugne plus encore et lorsqu’il souhaite m’embrasser, je me détourne. Cependant, il est entré dans une transe et avec lui, tout son contrôle.

— Vipère, souffle-t-il.

Un son s’extirpe bien d’entre mes lèvres, mais il ressemble plus au feulement qu’au sifflement d’un serpent. La bile dans ma bouche prend soudain le goût du sang et une douleur se fait ressentir au devant de ma mâchoire.

Il passe une main sous mon dos, la plaquant au creux de mes reins, et dans un geste souple, nous fait rouler tous les deux, me forçant à me retrouver sur lui, mes cuisses contre son sexe. Mon souffle s’en retrouve coupé, tout comme cette impression que mon corps se décompose en lambeaux et qu’il ne m’appartient plus. J’ai cette étrange envie de m’arracher, couche après couche, chaque partie de mon épiderme en contact avec la sienne.

Je sens un liquide chaude et métallique couler de ma bouche à mon menton, et sa quantité devrait m’inquiéter, ainsi que la douleur qui l’accompagne.

Aigle, ses deux mains sur mes hanches, me soulève, et je comprends alors qu’il souhaite m’empaler sur lui.

— Arrête, décidé-je de le prévenir, la voix tremblante.

Il me dévisage avec des yeux voilés de désir, la bouche entrouverte, un filet de bave s’en écoulant. Les pulsations de son entre-jambe se heurtent au mur de mes cuisses. Sans vraiment savoir quoi faire, je pose ma main écaillée sur sa gorge.

— Arrête.

Mais il ne m’entend pas. La douleur entre mes lèvres se propagent dans mon corps, traversant mon bas-ventre avant de remonter jusqu’à mes poignets pour enfin s’accumuler au bout de mes doigts transparents. Alors, les plaques rigides qui me recouvrent s’élargissent, et, comme un couteau parfaitement aiguisé, s’enfonce avec autant de facilité que dans du beurre mou. Ses iris ne reflètent rien d’autre que la folie de celui qui est maudit, et le rouge ressort contre les lames de mes doigts pour noyer sa gorge. Sans un bruit, le souffle court, je le fixe jusqu’à ce que ses pupilles n’expriment plus rien et que ses mains lâchent mes hanches.

Les écailles se rétractent et, sous le sang, retrouvent aussitôt une couleur d’un blanc pâle. Mon corps vacille, et, désireux de ne plus toucher à cet homme sans vie, s’écroule sur le sol. Mon épaule vient rencontrer la terre piétinée, et toute la bile et le liquide coincés dans ma gorge sont crachés. La douleur dans ma bouche a disparu en parti, mais en passant mes doigts contre mes lèvres, je perçois deux plaies dont sort encore à petit dose le bleu de mon sang, comme si mes canines s’étaient allongées. Je n’avais jamais rien entendu de telles, Gardienne ne m’a pas prévenu.

Je me redresse, l’adrénaline commençant à affluer dans mon corps. Avec précaution, je pose les yeux sur la coquille éteinte d’Aigle, aucun doute, il est mort. Pourtant, à l’idée qu’il ne puisse plus s’insinuer en moi, je ne ressens aucun remord, bien qu’il soit tout de même victime de ma malédiction. Gardienne ne m’avait-elle pas dit qu’ils ne pourraient plus se contrôler en ma présence ? Bien qu’aucun n’est jamais tenté l’innommable jusqu’ici, sûrement par peur de leur Dieu.

Le dilemme s’impose à moi, alors que mes yeux sont posés sur ce cadavre et tout ce sang qui tâche les draps. Les femmes trouveront en cet acte le moyen de m’amener au bûcher tandis que les hommes y verraient l’opportunité de me posséder à leurs tours. Je n’ai jamais eu confiance en personne ici, je n’ai jamais trouvé ma place. Mais saurais-je la trouver ailleurs, là où les miens sont traqués ?

Je crache sur le corps inerte, étendu dans son rouge, et je me dirige d’un pas rapide vers une malle posée dans un coin. Les robes tressées et les jupes ne m’intéressent pas, et je trouve dans les chemises d’Aigle et ses pantalons un meilleur choix. J’attrape une corde pour m’enserrer la taille, et un chapeau de paille à glisser sur ma tête. Je garde avec moi la robe de soie, unique présent qui m’a été donné. Une besace est remplie de toutes les victuailles que je peux trouver dans la maison, mais celle-ci est encore bien vide, et il n’y avait de nourriture que de quoi se sustenter au petit-déjeuner, ainsi qu’un petit couteau et une gourde en peau de bête.

Il ne fait aucun doute que Rossignol, Louve, et d’autres personnes du village rôdent dans les environs ou même devant la porte, dans l’attente d’un signe. Heureusement pour moi, la cabane est ouverte sur l’extérieur par plusieurs interstices, dont l’un juste au dessus du lit. Je dois enjamber le corps sans vie de mon époux, et je tente de ne pas poser appuie dans le sang. L’odeur commence peu à peu embaumer l’air, et un gazouillis étrange fait rage dans sa gorge. Je suis assez frêle pour passer la première jambe par l’embrasure, et j’y glisse mon buste. Mes cheveux, attachés pour l’occasion, s’agrippent contre le bois et quelques mèches tombent devant mes yeux. Leur couleur, une des rares choses que je connais sur mon physique, est d’un gris foncé.

Une fois mes épaules passées, mes hanches suivent toutes seules et je n’ai plus qu’à extirper ma dernière jambe. Cependant, sans appuie, mon poids m’entraîne vers le sol et mes poignets amortissent le choc, me forçant à grimacer. Bien que je sois encore à quelques mètres du village, l’inconnu me frappe et me force à rester un petit moment dos à la palissade. J’entends quelques effluves musicales et des rires, signe que la fête bat toujours son plein. Organisée en mon honneur, et celle de mon défunt mari, je n’y ai pris aucun plaisir. Une chose est sûre, je ne peux pas rester ici, dans ce village où je n’ai pas ma place.

Je m’avance à petits pas, laissant derrière moi la plaine et rejoignant la lisière des Bois de Montrail, une des plus grandes forêts du Royaume, celles qui appartenaient auparavant aux Faunes.

— Vipère ?

Tout mon sang se fige dans mes veines, et un frisson traverse mes écailles, qui deviennent d’un bleu pâle, signe de ma surprise. Je me retourne, avec lenteur, pour voir une silhouette courbée s’approcher de moi. Je ne siffle pas, mais l’étonnement de la personne qui s’avance vers moi ne lui fait pas remarquer cet affront à leurs traditions.

La vieille femme, les cheveux courts et blancs, les mains ridées, me détaille de la tête aux pieds.

— Qu’as-tu sur les mains, petite vipère ? me questionne Louve.

Sans peur, elle m’approche et s’arrête si près que son haleine monte jusqu’à mes narines. Elle sent, elle-aussi, le vin et la viande. Je baisse le nez sur mes phalanges tâchées d’un sang rouge séché.

— Rien.

Pourtant, elle les voit comme moi, et je ne les cache pas pour autant.

— As-tu écarté les cuisses ?

— Non.

Son regard se voile, et un rictus déforme son visage. Je détaille la vieille femme, dont j’ai cru à l’amitié par naïveté.

— Cela ne peut être ton sang... commente-t-elle.

— En effet.

Un souffle erratique gagne ma poitrine. Jamais je n’avais tenu tête à un membre de la tribu, et le bien que cela me fait n’a pas de prix. Il y a des choses sur moi-même que j’ignore encore, mais ce sang sur mes mains prouvent que je suis plus qu’une femme docile. Comment ai-je pu passer à côté ?

— Où est Aigle ? demande-t-elle enfin.

— Mort, dis-je avec froideur.

Son visage change alors du tout au tout. Elle qui était toujours neutre, tendre ou vive, elle se décompose et ressemble alors à un arbre flétri qui a perdu ses fruits, ses feuilles, et ses racines.

— Tu l’as tué, Autre ! Maudit sois-tu, le Cieux m’en est témoin.

— Je suis maudite depuis la naissance, craché-je.

N’est-ce pas mon fardeau, la haine et l’amour qui s’affrontent, et moi au milieu.

Louve joint les deux mains devant elle, et les place sur son front. Ses lèvres commencent à bouger et sa voix résonne, comme provenant d’un autre monde. Je ne comprends pas la langue qu’elle parle, je suppose que c’est celle, très ancienne, qu’on retrouve dans leurs livre sacrés, et elle est, sans aucun doute, en train d’invoquer la Nature pour me punir. Je ris, tandis que la douleur revient dans ma bouche, et que cette fois, j’ai le réflexe d’entrouvrir les lèvres pour ne pas les déchirer à nouveau.

— Monstre ! hurle-t-elle alors qu’elle entrouvre les doigts pour me voir.

Mue par un instinct profond, je me jette sur elle, plantant mes crocs nouveaux dans sa gorge.

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