Néfitisation

Lucien descendit l'escalier puis se dirigea vers la cuisine. Il devait annoncer la bonne nouvelle à la domestique de son maître : 

« Mathilde ?

       - Monsieur ?

       - Il vient de se réveiller, Mathilde... »

Le visage de la servante se fendit d'un large sourire, un sourire presque carnassier. Elle était en train de couper des carottes en dé et ses mouvements devinrent plus fougueux.Sa natte rousse s'agitait dans tous les sens et ses muscles se bandaient avec une fièvre presque inquiétante : 

« Je vais faire de la soupe ! 

      - Je pense que ce ne sera pas nécessaire...

      -  Ne voudra-t-il pas manger ? »

Lucien fit non de la tête. Mathilde abaissa lentement son couteau. Elle venait de comprendre que quelque chose n'allait pas. Elle se redressa, dominant Lucien de sa taille de quasi-géante. Originaire des îles d'Émara, Mathilde avait de quoi impressionner  :

«  Comment va-t-il ? 

       - Il... »

Lucien ne trouvait pas les mots. Il ne savait pas comment décrire l'état de son maître. Après ce qu'il avait vécu une forme d'abattement était plus que compréhensible mais il n'était pas sûr que ce soit cela. Il était comme à son habitude peu loquace. Il semblait même trop comme à son habitude. Seulement... Son regard était brumeux, presque fiévreux. Dans cette chambre, auprès de lui, tout était à la fois familier et étrange. Il se saisit de sa cape qu'il noua autour de son cou maigre : 

« Vous ne mangerez pas non plus. »

Mathilde ne posait pas vraiment de questions. C'était bien plus un reproche. Le même que depuis des mois. Un reproche sourd. Un reproche qui n'éclate pas en cris. 
Lucien se contenta de déposer un baiser sur sa joue ridée : 

« Je reviens vite. »

La lumière du jour lui brûla les yeux. Il n'était pas sorti de la demeure de son maître depuis plus d'une semaine. Les volets clos, la maison elle-même était comme endormie. Il faisait froid. On était en plein hiver. Pourtant, le soleil luisait doucement. 

Ce matin, un coursier avait apporté une lettre pour lui. Une demande de Néfitisation. Il avait promis de se rendre dans la journée auprès de la famille qui l'avait contacté. Lucien allongea le pas. Nous étions déjà en fin d'après-midi. Le soleil ne tarderait pas à décliner. Seuls les lampadaires des rues principales continueraient à illuminer la capitale. L'obscurité régnerait dans le reste de la ville... Le pays était ruiné. Ostina brillait de plus en plus par son délabrement. Les nobles familles, elles-mêmes, avaient cessé d'entretenir jardins et maisons. Accroupi dans la boue un garçonnet en haillons titillait un vers. Au passage de Lucien, il releva la tête. Ses yeux luisaient d'une avidité effrayante. Ils l'évaluaient. Lucien portait une simple cape, son pantalon paraissait trop grand, sa chemise flottait sur son corps émacié, pas d'armes, pâle, cheveux par endroits grisonnants, pourtant vingt-huit ans tout au plus : une proie facile. Le garçonnet commença à faire un geste : 

« N'essayez même pas », prévint Lucien avec aplomb. 

Une lueur violette l'entoura. L'enfant abaissa lentement ses mains et fixa de nouveau son attention sur le vers. La proie était en réalité un chasseur. Il n'était pas de taille. Dans la pénombre croissante de la ville, Lucien perçut des mouvements furtifs dans les rues adjacentes. La misère avait prit le visage de bandes d'enfants affamés. Il ne s'attarda guère plus et sa marche devint plus rapide encore. 

Il atteignit enfin le bas de l'une des trois principales collines de la ville. Celle qui était la plus haute, celle qui dominait le paysage, celle-là même où l'on avait dressait le bâtiment du « parlement ». Autrefois, une rue pavée de marbre serpentait jusqu'à ce lieu de pouvoir. Aujourd'hui, le marbre avait été arraché, retiré, volé par la population affamée. Le « parlement », arboré des dorures écaillées, sa pierre s'était fissurée, ses statues s'étaient noircies. 

Il quitta l'allée centrale pour rejoindre une rue annexe. Des demeures imposantes couvertes de végétation la peuplaient. Il était presque arrivé. 

Il s'arrêta devant la grille d'un portail rouillé. Il fit sonner la cloche extérieur, s'attendant, malgré la ruine de la capitale, à ce qu'un domestique vienne lui ouvrir. Les Ill'témine étaient l'une des trois familles les plus influentes du pays. Pourtant, ce fut Dame Ill'témine en personne qui vint à sa rencontre. Il sut que c'était elle aux dorures de sa robe qui restait néanmoins assez simple. Une robe d'un ton uni, droite et cintrée. Les dorures ne soulignaient que le décolleté pudique qu'elle portait. Elle s'avança vers lui d'une démarche souple et gracieuse et lui ouvrit le plus naturellement du monde. Dame Ill'térime ne montra aucun signe de gêne face à cette situation, qui, il y a quelques mois encore auraient été l'une des plus déshonorantes qui soit pour la femme du Gestionnaire de la Politique Intérieure du pays. Lucien s'inclina profondément. Elle lui sourit doucement. Il ne put s'empêcher de remarquer ses traits tirés, son regard fatigué et humide : 

« Je suis heureuse que vous soyez venu. Entrez donc ». 

Il la suivit jusqu'à un petit salon. Tout signalait un luxe sur le déclin : 

« Mon mari est absent, il gère des affaires... Vous voulez boire quelque chose ? »

Lucien fit non de la tête. Il se serait sentit profondément gêné qu'une dame de son envergure soit contrainte de le servir. Elle prit une longue inspiration, mordillant de petites lèvres roses, déjà toute craquelées par une anxiété de longue date :

« Je suis désolée de vous demandez cela de manière aussi directe... Vous savez, d'habitude, le prix n'est pas... un problème. Cependant...dans la configuration actuelle... Je me vois contrainte de vous demandez de m'exposer vos tarifs. »

Elle avait déclamé les derniers mots à toute vitesse. Elle n'était pas gênée de lui ouvrir, ni de le servir, mais reconnaître qu'elle n'avait peut être pas les moyens de se payer ses services était réellement douloureux pour elle :

«  Deux cent Douks. »

Elle resta un moment comme figée : 

« Vous êtes le meilleur... 

         - C'est trop ?

        - Non, elle lui sourit de nouveau doucement, non, c'est juste que je vous pensais plus onéreux, bien plus onéreux. »

Lucien haussa un sourcil avant de se reprendre. Il oubliait souvent que les Néfits faisaient payer très chèrement leurs services. Sauver la vie d'un proche n'a pas de prix... : 

« Je ne demande que ce dont j'ai besoin pour vivre. »

C'était de son maître qu'il tenait cette philosophie de vie : 

« La richesse, le luxe... tout cela te rendra indolent, paresseux. Assure-toi de quoi vivre bien, de quoi ne manquait de rien, guère plus. »

Dame Ill'térime se leva et ouvrit un coffret avec une clef dissimulée dans l'une de ses manches. Elle en sortit une petite bourse qu'elle remplit du montant que Lucien lui avait demandé : 

« Tenez. »

Lucien se saisit de la bourse : 

« Montrez-moi la personne pour laquelle je suis venu. »

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Μέδουσα
Posté le 02/04/2021
Alors, ces néfits sont des sortes de sorciers guérisseurs ? La servante n'a pas l'air d'avoir les meilleures intentions, du monde.

J'aime beaucoup ton univers, et les termes que tu as inventés (Douks, Néfits, etc.), j'aime leur consonnance.
Sénéda
Posté le 03/04/2021
Bonjour,

Je ne sais pas si je conserverai tous ces termes dans le futur puisque je les ai inventés d'un point de vue un peu utilitaire pour faire avancer l'histoire. Je suis contente en tout cas si tu trouves que ce vocabulaire fonctionne.
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