Noire campagne 3

Par Eska

Il s'arrêta un long moment devant les restes de la masure, monument calciné à la désolation céans. Il se dirigea ensuite vers moi, sans hésiter. Orbec. Muni d'une pelle, il m'exhuma, et sans cérémonie, m'ouvrit pour consulter ces dernières lignes. Je sentis naitre en lui une satisfaction narquoise. Il rebroussa ensuite chemin en jetant d'occasionnels coups d'œil à mes pages. Sa lecture était plus fluide, il semblait changé, déterminé. Un instant, il porta la main à son amulette, la caressant de son pouce et son index puis releva la tête quand il arriva enfin au bord du chemin sur lequel l'attendait Ysaelle. Ysaelle ? Elle aurait du mourir, je devais sonder son esprit, savoir, Dampierre avait-elle faibli ? J'allais la prendre et terrasser cette guigne de fermier.

-Non le livre, tu laisses Ysaelle tranquille.

Comment osait-il?

-Te crois-tu en mesure de m'arrêter pauvre cafard ? Mon pouvoir vous dépasse, toi et ta Tellurimancienne de pacotille !

-T'arrêter je sais pas faire, mais je peux t'enterrer plus loin et plus profondément encore si tu décides de m'embêter !

Paralysée par une froide appréhension, Ysaelle attendait le résultat qu'allaient produire les menaces d'Orbec. Bien que son attitude ne le montra pas, elle était proprement terrifiée.

-Calme-toi Ysaelle, je sais pas pourquoi mais ce machin à peur de moi.

-Peur ? Ta stupidité n'a donc pas de limites ? Tu ne m'effraies pas ! Mon destin s'accomplira quoi que tu fasses ! Je te détruirais Orbec, je te réduirais à l'état de poudre !

-Alors pourquoi Ysaelle m'a toujours pas sauté dessus ? Hein ?

Il riait, riait d'un rire insupportable en observant ma rage noircir les pages qu'il pliait nonchalamment du bout des doigts en guise de provocation.

-Que me veux-tu?

-Simplement te vendre pour un bon prix, après tu fais ce que tu veux, tes histoires de destin et de grandeur moi je m'en fous.

-J'attendrais Orbec, j'attendrais l'instant ou ton attention se relâchera, et tu sais que cet instant arrivera. J'attendrais ce regard que je sais aimer flirter avec la nature et la beauté, j'attendrais qu'il se détourne, et ce jour la... Je t'étranglerais lentement des mains de celle qui te méprise autant qu'elle me craint. Ne crois pas que je reste spectateur. Tu devras dormir, la nuit sera ton pire ennemi, je rendrais tangibles tes cauchemars, et les hommes qui habitent les tavernes se feront une joie de te lacérer dans ton sommeil. Ne crois pas que tu tiens ton destin en main, ma plume reste libre. Tu me crois otage mais ne rêves pas, tu n'as aucune idée de ce à quoi tu fais face ! C'est toi qui t'enchaînes à moi !

-Oui, oui, c'est ça.

Il me referma et me glissa dans sa besace. Trop sûr de ce qu'il croyait être son avantage sur moi. Ysaelle prit les rênes d'un vieux percheron laissant à Orbec le temps de s'installer derrière elle et de saisir une massue en cuir à son ceinturon.

-N'oublie pas, si tu sens qu'il te gratte dans la tête, tu cries, et je t'assomme !

-Est-on vraiment obligés d'en arriver là ?

-Je connais que ça qui marche. Oh, et il a dit que tu me méprisais, c'est vrai ?

-Je... le livre ment, il veut nous monter l'un contre l'autre. Il a influencé Dampierre en lui faisant croire que j'allais l'envouter.

-C'est vrai, on peut pas se fier à lui.

Ils ne voulaient donc pas que je prenne leur contrôle, mais rien ne m'empêchait de fouiller les pensées de Grisoeil. Malgré ses dires, elle méprisait sincèrement Orbec. Sans lui porter plus de considération qu'à une tique, elle suivait sa folie pour satisfaire la curiosité morbide qui l'habitait à mon égard. Elle s'inquiétait pour lui, ou plutôt, son travail, le bras d'Orbec étonnamment mobile pour quelqu'un à la clavicule brisée, tenait en fait par le truchement d'une magie de bazar.

-N'oublie pas de ménager ton épaule, le moindre choc fera sauter mon sort et la douleur reviendra.

-Comptes sur moi, j'ai déjà eu ma dose. Tu sais si c'est encore loin ?

-Quelques heures tout au plus. Si je me souviens bien, le hameau du Vibrion est tout proche, j'y connais une taverne qui...

-Une autre fois.

Ysaelle comprit sans peine ce qu'Orbec sous-entendait. Ils suivaient sans hâte leur route dans la bien nommée vallée des vents. Coulant lentement en son creux, le chemin suivait une rivière plus souvent peuplée par les filets que par ses habitants légitimes. Dans ce désert agricole, le produit de la terre était destiné à autre que soi, ainsi seuls le poisson et son odeur indigne des palais de la ville ne finissaient pas aux mains des percepteurs. Se lovant au pied des collines l'eau emportait dans sa course les voyageurs au gré des hameaux paisibles et de champs si vastes que le mystère même ne savait où s'y terrer. Alors il nichait dans les yeux des esclaves de la terre. Nous pouvions sentir leurs regards se poser sur nous du haut de leurs cultures, sentinelles silencieuses perchées sur les crêtes.

La main enfoncée dans sa besace, Orbec me tenait du bout des doigts comme pour sentir tout éventuel mouvement de ma part, son esprit tendu en tout sens. Il voyait derrière chaque homme l'ombre de ma plume, se méfiant même des chiens errants qui émergeaient parfois des herbes hautes. Tentant comme à son habitude de tromper ses idées noires, il raviva la conversation.

-Tu as déjà visité Aisille? Pour moi, à Doguenard, c'était déjà le bout du monde !

-Oui, je n'aime pas cette ville, Vertance est minuscule en comparaison. C'est là-bas que transitent toutes les marchandises de la région, c'est aussi le point névralgique des échanges entre les Stellaires et les Ambrois.

-Le point quoi ?

Un rire fluté envahit les oreilles du jeune homme.

-Névralgique Orbec, ça veut dire que c'est le point central des échanges commerciaux entre la nation des Stèles et le royaume d'Ambre.

-Ah ça le commerce je connais, Pap et Mam en faisaient avec les silencieuses. De l'orge pour de l'or qu'y disaient ! Pourquoi c'est névralgique là-bas?

-Bonne question. D'un point de vue géographique, Aisille est très éloignée de la frontière, nous sommes plutôt au sud du Royaume d'Ambre, et les Stèles sont à plusieurs semaines à l'Est. Quand j'étudiais la magie là-bas, mon maître m'a toujours dit qu'il s'agissait de raisons politiques. Vois-tu, Aisille à un statut particulier, elle a longtemps été une cité-État indépendante, et durant la guerre qui opposa les deux royaumes, elle fut la seule à honorer les traités commerciaux signés avec les Stellaires.

-J'ai pas tout compris. Tu dis que les Stellaires ont fait du commerce avec Aisille alors que c'était la guerre ?

-Oui, avec le Royaume d'Ambre, tu sais, ce royaume dans lequel tu vis. Après avoir remporté la guerre, le Roi d'Ambre, Egorh l'insatiable, posta son armée autour d'Aisille. Il leur offrit de rejoindre le Royaume et de conserver la gouvernance de leur ville tout en payant au trésor Ambrois une taxe mensuelle. Bien sûr, les Aisillais n'étaient pas aveugles, et la vue seule de la marée qui attendait de briser leurs portes suffit à les faire signer.

-Oh, ça à pas dû leur plaire.

-Exactement, et c'est pour cette raison que tout Ambrois qui passe leur porte doit faire amende honorable. Amende honorable veut dire payer une taxe exorbitante pour avoir le droit de fouler des rues aussi puantes que bruyantes. Sans compter le vertige que m'a toujours fichu cette satanée ville.

-Le vertige ?

-Tu verras.

Ysaelle avait abruptement mis fin à la conversation, fatiguée par les dernières semaines qui avaient fait d'elle une vagabonde. Elle savait que retrouver un poste au service d'un seigneur relèverait du tour de force, il était entendu dans toute école de magie qu'un élève rentrait exercer dans son village natal. Le nombre d'humains ayant la capacité d'entrer en communication avec les champs magiques était suffisamment faible pour que ces derniers bénéficient de dotations par leurs seigneurs locaux et soient formés pour ensuite revenir les servir. Il était donc mal vu d'aller briguer un poste autre que celui qui vous était quasiment offert à la naissance. Une telle chose soulevait toujours des doutes et menait souvent de façon absurde au gibet.

Les heures avaient passé et le soleil s'apprêtait à plier bagage. Face aux voyageurs, la vallée venait de se heurter à un mur crayeux et abrupt. L'ascension fut aussi brève qu'éprouvante, mais il est dit que tout joyau se mérite et il s'en tenait un devant eux.

-Aisille... Fut le seul mot que le souffle court d'Ysaelle accorda à Orbec.

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!Brune!
Posté le 06/02/2023
Bonjour Eska,
Un savoureux chapitre, ma foi ! Les dialogues sont particulièrement réussis. J'adore le ton qu'emploie Orbec, à la fois plein de bon sens paysan, de ruse et de pragmatisme :"-T'arrêter je sais pas faire, mais je peux t'enterrer plus loin et plus profondément encore si tu décides de m'embêter !" ; "-Calme-toi Ysaelle, je sais pas pourquoi mais ce machin à peur de moi." ; "-Simplement te vendre pour un bon prix, après tu fais ce que tu veux, tes histoires de destin et de grandeur moi je m'en fous.". Mais il est aussi plein d'humour : "-N'oublie pas, si tu sens qu'il te gratte dans la tête, tu cries, et je t'assomme !" .
Néanmoins, les paragraphes descriptifs sont tout aussi délectables. J'aime particulièrement celui-ci : "Ysaelle comprit sans peine ce qu'Orbec sous-entendait. Ils suivaient sans hâte leur route dans la bien nommée vallée des vents. Coulant lentement en son creux, le chemin suivait une rivière plus souvent peuplée par les filets que par ses habitants légitimes. Dans ce désert agricole, le produit de la terre était destiné à autre que soi, ainsi seuls le poisson et son odeur indigne des palais de la ville ne finissaient pas aux mains des percepteurs. Se lovant au pied des collines l'eau emportait dans sa course les voyageurs au gré des hameaux paisibles et de champs si vastes que le mystère même ne savait où s'y terrer. Alors il nichait dans les yeux des esclaves de la terre. Nous pouvions sentir leurs regards se poser sur nous du haut de leurs cultures, sentinelles silencieuses perchées sur les crêtes." Par contre, qui est ce "nous" qui apparaît en fin de phrase ?
Quant à celle-ci "Elle savait que retrouver un poste au service d'un seigneur relèverait du tour de force, il était entendu dans toute école de magie qu'un élève rentrait exercer dans son village natal." je la scinderais soit par un point, soit par un point-virgule.
À bientôt de te lire !
Eska
Posté le 07/02/2023
Bonjour Brune,

Je suis ravi de savoir que mon roman te plait toujours autant ! Merci pour le temps que tu as consacré à noter tout ce que tu as aimé et ce qui ne colle pas . C'est grâce à ça que j'avance et je progresse :)

Le nous en fin de phrase vient du livre qui s'inclut dans le groupe, je pense toutefois qu'il peut être gênant après relecture, je vais me pencher la dessus.

Je te rejoins aussi sur la scission concernant la dernière phrase ! Allez hop, ça passe à la moulinette de la correction !

Encore merci pour ta lecture et tes conseils avisés,

Au plaisir de retrouver sur ton prochain chapitre !
Baladine
Posté le 25/01/2023
Il s'est passé des choses, Orbec a mûri (mais il est toujours un peu benêt parfois, surtout quand il parle de commerce et son "pourquoi c'est névralgique ?" est amusant). Il n'empêche, la naïveté d'Orbec est ici bien utile parce qu'elle permet au lecteur de comprendre le fonctionnement de l'univers dans lequel tu nous transportes. Grisoeil est très critiquée par le livre, mais je la trouve intéressante et pas idiote. On a quelques éléments sur la formation magique, même si c'est encore fragmentaire, je trouve ça bien de disséminer les choses de cette manière-là.
- Il s'arrêta un long moment devant les restes de la masure, monument calciné à la désolation céans => j'ai du mal à comprendre l'emploi de "céans."
- j'attendrais, Orbec, j'attendrais => drai. D'ailleurs dans ce passage il faut enlever tous les -s aux futurs de la première personne.
- comptes sur moi => compte (et je crois qu'il y en a un autre)
Question : dans quelle langage parle le livre ? A-t-il une voix ? est-ce que les mots s'inscrivent sur ses pages comme tracés à l'encre ? Est-ce qu'il a une graphie particulière ? hargneuse et précipitée, ou bien soignée, coquette, fine, élégante ?
Et donc, que va-t-il se passer par la suite ? Orbec va-t-il parvenir à vendre son livre maléfique sur le marché d'Aisille, à moins que cela ne se passe pas comme prévu... Mystère !
En tout cas c'est toujours agréable à lire,
A bientôt
Eska
Posté le 26/01/2023
Oh les vilaines coquilles, merci de les dénicher :) ! J'ai oublié d'enlever céans que j'avais mis par coquetterie, pour entendre "ici", mais qui ne fonctionne pas très bien dans cette phrase.

Concernant tes questions :
Dans quel langage parle le livre ?
De par sa nature, celui qu'il souhaite !
A-t-il une voix ?
Pas à proprement dit, il s'exprime par ses pages, ou dans les pensées de ceux à qui il s'adresse directement.
Est-ce que les mots s'inscrivent sur ses pages comme tracés à l'encre ? Est-ce qu'il a une graphie particulière ? hargneuse et précipitée, ou bien soignée, coquette, fine, élégante ?
Personne ne le sait sinon Orbec, et comme le livre n'en fait pas mention, cela reste un mystère :O !

Encore et toujours merci de prendre le temps de me lire :)
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