Il porta lui aussi, le son sourd d’un os se brisant fut le dernier qu’entendit Roderic. J’allais revenir vers Lotte quand Orbec boitant, l’épaule droite affaissée, m’arracha à ma cache. Il avait réussi à sortir, il était dans un sale état, mais il était sorti. Je fulminais, ce n’était pas fini ! À l’intérieur de la maison, Lotte se leva, et calmement, attrapa à mains nues la bûche qui se consumait dans la cheminée. Je la sentis hurler de douleur quand elle la déposa sur le tas de brindilles qui trônait non loin de l’âtre, transformant instantanément le bois vermoulu qui servait de murs à ce taudis en sépulture. Cours Orbec, cours. Je viens d’ajouter deux meurtres et un incendie à ton crédit. L’air saturé par une fumée âcre n’empêcha pas ma proie de fouiller les alentours en quête d’outils oubliés, en vain. Quand les flammes surgirent du toit de la chaumière dans un rugissement brûlant, la fuite devint un impératif pressant. Comme le rat qu’il était, il se précipita dans les champs jugulant tant bien que mal la douleur qui lacérait sa cuisse tuméfiée. En prenant conscience que ceux qu’il avait floués étaient restés en proie au brasier qui faisait rage derrière lui, des larmes commencèrent à perler de ses yeux.
Pourquoi faut-il qu’ils meurent comme cela ? Pourquoi faut-il qu’ils soient tous fous? C’est toi c’est ça ? Tu les mets sur mon chemin pour me punir ? Pourquoi ? hurlait-il. Pourquoi ? Je croyais que tu étais gentil ! Tu me punis ? Oui tu me punis. Jamais je n’aurais dû partir, jamais ! Mais c’est toi qui as mis le feu au monastère aussi ! C’est de ta faute ! Je fus d’abord surpris, pensant qu’Orbec s’adressait à moi. Il criait en fait sa supplique à Messiau, dieu imaginaire des moissonneurs. Fabulé comme tant d’autres avant lui et éclipsant dans les coins les plus reculés le seul ordre divin véritablement fondé, le culte des trois. J’allais jouer avec toi, j’allais te briser, je te tenais au creux de ma main et tu n’avais plus que quelques lignes sur mes pages avant de disparaitre. Après de longues minutes de cavale, l’incendie n’évoquait plus qu’un feu de joie trop enthousiaste. Le garçon regarda autour de lui, ses larmes encore vives noyant ses yeux d’une mélancolie silencieuse. Des champs à perte de vue, tous abandonnés pour des terres moins fatiguées. Le garçon qui voulait aller quelque part s’était compromis jusqu’au plus profond de son être pour n’arriver nulle part ailleurs qu’a l’endroit qu’il fuyait. Il se rappela de l’odeur lourde et suave de l’humus après la pluie, du grain de la terre humide griffant ses mains. L’or de l’orge mûr dansant au gré des vents avant de s’abattre sous la caresse d’une faux aiguisée. La main de sa mère dans ses cheveux qui tirait, tirait comme pour arracher la mauvaise graine. S’extirpant avec peine de ses pensées, il me sortit de sa besace et me posa devant lui.
Depuis que j’ai ce machin, tout va mal, pourquoi tout le monde veut le récupérer ? Pour la première fois depuis mon éveil, quelqu’un tenta de soulever ma couverture. S’il ne s’était agi d’Orbec, j’aurais flagellé si fort l’esprit du maraud pour cette profanation qu’il en aurait perdu la raison. La résistance naturelle du garçon à mes pouvoirs m’empêchait toute défense et il entama ma lecture impuni. Impuissant, je ne pus l’empêcher de découvrir mon contenu. Epuisé par sa fuite et handicapé par ses seuls rudiments en matière de lecture, il sut malgré tout tirer l’essentiel de mes entrailles, dévoilées devant des yeux écarquillés. Orbec tourna frénétiquement les pages jusqu’a lire ces mots mêmes. Il pouvait littéralement voir une plume invisible tracer à l’encre noire les mots qui forgeaient sa réalité. Je voulais me cacher à lui, devenir mutique, mais ce livre était mon ultime prison autant que mon plus grand pouvoir. Dans un mélange de stupeur, d’horreur et de rage, Orbec claqua ma couverture et me transperça du regard.
-Alors c’est toi ? Tu es cette... chose ! Qui transforme les gens et qui les rend mauvais ? C’est toi qui à tué les bandits ! C’est toi qui m’a fait battre, et blesser ! Monstre ! C’est toi qui m’a donné les visions ! Tu... Tu...
Il hoqueta en réalisant ce qui lui arrivait
- Ce n’étaient pas des visions pauvre imbécile.
-Arrête de me traiter d’imbécile, et ça te fait une belle jambe que je sois invincible hein!
Il m’avait réouvert.
- Je ne t’ai jamais dit invincible.
-Oui, oui, bien sûr, en tout cas tu peux pas me faire tes tours de passe-passe avec la pensée !
Il me referma à nouveau, me regarda longuement. La colère qui l’animait maintenant semblait nourrir un dessein nouveau. Scrutant les alentours, il considérait ses options. Il se leva, m’emportant avec lui puis se ravisa. Tant bien que mal Orbec ouvrit une fosse avec le seul butin qu’il ait tiré de sa rencontre malencontreuse. Après de longues minutes à jouer du couteau et aidé par un sol meuble, il m’enterra loin de tout passage humain, certainement sur les terres appartenant maintenant à un tas de cendres. C’était là la pire chose qui pouvait m’arriver. Mon geôlier quant à lui, revenait maintenant sur ses pas en relevant méthodiquement les herbes que son passage avait couchées.
Je pus effleurer les évènements qui me menèrent à un silence insoutenable pendant trois longues semaines. Avant qu’il ne disparaisse définitivement de mon champ de perception, Orbec rencontra les cavaliers que j’attendais, il me fut impossible de connaitre la teneur de leur discussion ni l’humeur qui la motiva. Je les sentis s’éloigner en direction de Vertance, avant de plonger dans le tumulte de l’attente. Martelé par le bruit de la pluie heurtant le sol, par le pas feutré des mulots et des rats. Caressé par les vers. Comment cet élément perturbateur, si insignifiant et minuscule, avait-il pu dévier ma course à ce point ? Le cœur des hommes m’était pourtant limpide, et abritait en chacun la vérité que je cherchais à prouver. Le cœur de tous, sauf d’Orbec, mis sur mon chemin par nul autre que le hasard, force chaotique et absolue contrecarrant quand il lui chantait la volonté même des dieux. Sentir son destin s’échapper inexorablement comme le sable entre les doigts était un sentiment nouveau et singulier. De l’inconnu naissait le doute. Comme le temps je me laissais emporter par l’écoulement des grains de silice. La force primordiale que j’étais, en proie à l’impuissance, à l’imprédictible, devenait tristement humaine. Girouette soumise aux vents du hasard, tempétueuse et irrationnelle. Était-ce là la raison de leur folie? Je les haïssais, si profondément qu’il m’était impossible d’en retrouver l’origine. Je souhaitais les voir punis, punis du simple fait de leur misérable existence. Vingt et un longs jours s’écoulèrent ainsi. À l’aube du vingt-deuxième, un homme quitta le chemin, laissant derrière lui un cheval et une femme.
Je suis toujours sous le charme de ton écriture fertile, puissante et poétique même si parfois, je l'avoue, certaines de tes phrases me résistent. La première notamment ou encore cette autre : "Fabulé comme tant d'autres avant lui et éclipsant dans les coins les plus reculés le seul ordre divin véritablement fondé, l'ordre des trois."
Tu vas encore dire que je t'embête avec la ponctuation, mais dans le premier paragraphe, il y a une très longue phrase qui, à mon humble avis aurait le mérite d'être séparée par un point virgule. La voici : "À l'intérieur de la maison.….la bûche qui se consumait dans la cheminée ; je la sentais hurler de douleur...à ce taudis en sépulture". D'ailleurs je verrais plus "je la sentis hurler de douleur quand elle la déposa..." Qu'en penses-tu ?
Sinon, je trouve le dernier paragraphe particulièrement réussi ! Tu livres avec
force et subtilité à la fois les interrogations douloureuse du livre, son impuissance face à l'attente, sa haine des humains. Et que dire de cette image magnifiquement belle, sinon qu'elle est magnifiquement belle ! : "Comme le temps je me laissais emporter par l'écoulement des grains de silice."
Tu me m'ennuies jamais avec la ponctuation, ou toute autre remarque par ailleurs. C'est toujours constructif et cela ne peut qu'améliorer mon récit !
Concernant la première phrase, le découpage de mon chapitre est très maladroit, elle renvoie à une proposition présente dans la partie précédente, je vais modifier ça
Pour ce qui est de cette phrase à rallonge, tu as totalement raison. C'est un roman à elle toute seule :O je m’attèle à modifier ça en y incorporant ta suggestion qui est particulièrement pertinente !
J'avoue par contre ne pas voir comment retravailler la première phrase que tu mentionnes. Je manque certainement de recul ! Pourrais tu préciser un peu plus ce qui rend cette phrase obscure pour toi à sa lecture ?
Comme toujours, mille mercis pour ta lecture, tes bons mots comme les coquilles que tu déniches !
Concernant la phrase en question, si tu le permets, je vais la découper et te dire ce que je comprends : « Fabulé comme tant d’autres avant lui » là, je pense qu’on lui a raconté des salades ; « et éclipsant dans les coins les plus reculés le seul ordre divin véritablement fondé » ici, je comprends qu’Orbec a enfoui au plus profond de son esprit la seule religion valable aux yeux du livre (mais le mot « éclipsant » me gêne) ; « le culte des trois » ici c’est un grand mystère ; qui sont ces trois ? Mais peut-être nous livreras-tu la réponse un peu plus loin ?
En attendant, je continue avec grand plaisir ma lecture !
Merci pour ta précision, je vois maintenant beaucoup mieux ou ça cloche. La phrase en réfère à Messiau, le dieu des moissons évoqués dans la phrase précédente. Dieu "fabulé" comme tant d'autres, et dont l'existence éclipse dans les lieux les plus reculés celle du seul culte jugé véritable par le livre : celui des trois. La nature de ce culte n'est volontairement pas précisée par le livre pour des raisons que tu comprendras plus tard !
Je vais reprendre cette phrase une fois en phase de réécriture pour bien préciser ce à quoi elle se réfère !
Merci beaucoup !
C'est toujours un plaisir de te lire ! J'ai mis un peu de temps à me resituer dans le temps et l'espace au début, mais c'est venu vite. Le moment où Orbec réalise que le livre agit sur lui pourrait être développé, d'autant que le livre a accès à ses pensées alors il peut nous les partager. Le dernier paragraphe sur l'attente est super ! On commence à bien sentir à quel point l'objet peut être dangereux, et tu t'arrêtes juste quand on se dit "oh là là" ^^
- ceux qu’il avait floués étaient restés en proie au brasier qui faisait rage derrière lui => qu'il avait voulu flouer ?
-L’or de l’orge mûr dansant au gré des vents avant de s’abattre sous la caresse d’une faux aiguisée. => c'est beau ça !
A très vite !
Tout d'abord, merci :)
La scission du chapitre est un peu maladroite, je m'en suis rendu compte après coup, cela sera probablement corrigé à l'avenir !
En ce qui concerne la découverte d'Orbec, j'avais initialement beaucoup plus développé le chapitre mais ai finalement décidé de faire marche arrière pour plusieurs raisons :
Le livre se sent à cet instant vulnérable même si il refuse de l'admettre clairement, et le laisser disserter me semblait contre productif. Par ailleurs, il peut effleurer les pensées d'Orbec, néanmoins, il n'accède pas vraiment à ces dernières, il en aperçoit des fragments qu'il interprète ! Rassures toi par ailleurs, il y aura bientôt un peu plus de matière sur ce sujet précis, je la distille juste un petit peu sur deux chapitres :)
Enfin, concernant la première phrase que tu relèves, c'est bien la forme souhaitée. Le livre considère qu'il à floué Lotte et Roderic en entrant dans leur maison, et donc, en leur coutant la vie de son irruption. C'est une façon de dire que le livre rejette la faute sur Orbec et ses choix hasardeux !
Si malgré tout tu trouves cela maladroit, je songerais probablement à la modifier !
A très vite !