À la fin de l’interminable discours du prêtre, nos langues se rencontrèrent dans un long baiser assoiffé. C’est en rompant le contact que ma nouvelle épouse fit connaissance avec notre invitée surprise. Son beau visage pâlit. Faute de cage adaptée, nous avions installé plusieurs cartons autour de la tortue pour l’empêcher de fuguer. On apporta un verre d’eau à ma femme pour l’aider à se calmer. C’est alors que l’oncle et la tante d’Alison s’approchèrent de nous.
- Tu sais, dans notre village natal, on avait pour habitude de dire que de voir une tortue à son mariage portait chance. Je n’avais encore jamais vu de tortue durant une cérémonie, mais je peux vous assurer que c’est gage de mariage heureux! N’est-ce pas Alfred?
Alfred, encouragé du coude par sa femme, répondit par l’affirmative. Alison essuya ses larmes, entrevoyant une lueur d’espoir :
- C’est vrai ma tante? Un mariage heureux?
- Mais bien sûr ma princesse, quelle chance tu as! Viens, allons célébrer ce mariage. Ton oncle Alfred attend depuis des semaines de te montrer ses nouveaux mouvements de danse!
J’avoue ne jamais avoir contre vérifier cette information. Une partie de moi se doute que les vieux avaient tout inventé dans le but de rassurer la mariée qui était dans tous ses états. L’autre partie se dit que jamais un présage ne s’était avéré aussi faux.
Alison et moi nous étions fréquentés neuf mois avant de nous marier. Beaucoup trouvaient que c’était tôt et que nous aurions dû attendre avant de sceller notre union à coup de paperasse gouvernementale. Ils n’avaient pas tort. Il s’est avéré que ma femme était complètement cinglée.
Peu après notre mariage et notre sportive lune de miel, notre vie prit des allures des plus ordinaires. Mais je m’en attendais! J’avais signé de mon plein consentement pour cette vie triviale. Durant les premières semaines, au retour du travail, je retrouvais une femme charmante. Elle me racontait ses journées de travail avec l’enthousiasme d’une fillette. Je me fichais bien de connaître les histoires d’amour pathétiques de Cindy la réceptionniste et la malchance de cet empoté de Marcel qui avait (encore!) renversé une rangée de boîtes dans l’entrepôt. Mais ma belle Alison le racontait avec tant d’entrain que je prenais plaisir à l’écouter d’une oreille, tout en me demandant ce que je pourrais bien grignoter après l’avoir culbutée dans le salon. Je me satisfaisais de cette vie routinière avec la femme que j’aimais.
Jusqu’au soir du fameux coup de téléphone.
Le téléphone retentit dans la cuisine et sonna trois fois. Comme nous savions tous les deux que je ne recevais à peu près jamais d’appel, ce fut elle qui accourut pour répondre comme à son habitude. Mes amis appelaient rarement sur la ligne téléphonique de la maison pour me raconter comment s’était déroulée leur journée. Nous nous voyions deux soirs par semaine pour jouer au hockey et c’était suffisant depuis dix ans.
Alors qu’Alison répondait avec entrain à son interlocuteur, elle prit une pause pour changer d’appareil et se retirer dans une pièce plus éloignée. Elle me fit signe de raccrocher à son signal. J’attendais patiemment avec le récepteur près de l’oreille, mais je réfléchissais en même temps à Jeff qui m’avait raconté les moments croustillants avec sa dernière conquête. J’en étais à me faire la réflexion que j’étais quand même un peu jaloux de lui. Ces sages réflexions firent en sorte que je n’entendis pas ma femme me crier de raccrocher le combiné. Je vous jure que j’allais le faire, je ne suis pas du type à surveiller ma partenaire. Je ne suis pas jaloux! Mais au moment où j’allais l’éloigner de mon oreille, j’entendis une voix d’homme résonner clairement. Une voix basse et virile, qui criait à la discrétion. Je ne suis pas jaloux, mais je ne suis pas imbécile non plus. Mon oreille resta donc bien collée au téléphone. Et pour une fois dans ma vie, j’écoutai attentivement.
- Demain. 13h00. Rue Ford.
L’homme raccrocha. C’était tout. Quelques mots qui me laissaient avec tant de questions.
Un peu abasourdi, je refermai ma mâchoire inférieure que j’avais oublié de coordonner au reste de mon corps. Mon cerveau élaborait des justifications et des hypothèses logiques. Je me déplaçai doucement à la pièce où se situait Alison, lorsque je l’entendis papoter innocemment.
- Oui Sandra, pas de problème. Ne t’inquiète pas, je terminerai ces dossiers en matinée et je te les apporterai dès que j’aurai terminé. Pause. Ça me fait plaisir. On se voit demain alors! Passe une bonne soirée!
À ce moment, ma femme avait le dos tourné. Heureusement parce que je pense que mon visage affichait une dizaine d’émotions à la fois tandis que mon cerveau avait cessé de fonctionner. Je compris par contre une chose : c’était qu’elle me cachait quelque chose. Et le temps qu’elle se retourne vers moi, j’avais pris une décision : j’allais découvrir ce que c’était.
Elle me regarda avec un sourire authentique, ses yeux bruns dans les miens.
- Les pâtes sont cuites mon chéri?
- … les pâtes?
En voyant mon air confus, elle s’élança vers la cuisine pour arriver juste à temps avant que l’eau du chaudron ne déborde et se renverse. Elle le retira du feu et entreprit de remuer les nouilles qui s’étaient agglutinées au fond.
Elle me regardait avec compassion, comme on regarde un enfant qui s’acharne à un tâche au-delà de ses capacités.
- Si on se fiait à toi pour manger, on ne vivrait pas vieux. Mais c’est ton étourderie qui fait tout ton charme mon amour. Laisse-moi quelques minutes et je vais transformer cet amas de pâtes en un repas presque décent! Affirma-t-elle avec un sourire moqueur.
Je ne me fis pas prier davantage pour aller m’allonger au salon. J’avais besoin de réfléchir et ça pressait!
Demain. 13h00. Rue Ford. En soi, ce n’était pas inquiétant. Alison aurait pût avoir un rendez-vous en lien avec le travail, mais qui discute de cette façon au téléphone? Je veux dire, à part la mafia dans les films américains? Ou un amant secret? Et le comportement d’Alison après l’appel était le comble. J’avais clairement entendu l’homme raccrocher le combiné, alors qu’une minute plus tard ma femme faisait semblant de parler bureau avec une collègue. UNE collègue! Je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas jaloux, mais je ne suis pas imbécile. J’allais tirer cette affaire au clair.
J’aimerais dire que je n’ai pas dormi de la nuit parce que j’essayais de comprendre ma femme, mais se serait vous mentir. Je me suis endormi en quelques minutes et j’ai aussi bien dormi qu’à l’habitude. Ne me jugez pas. Je fais de longues heures au travail, c’est physique et ça m’épuise.