Notre propre équipage

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour ! Voici le 2e chapitre des Enfants de l'Océan ! On en apprend un peu plus sur le mode de vie et le contaxte familial de Zakaria <3 On rencontre le père de Zakaria et sa grand-mère, un personnage inspiré de ma grand-mère paternelle qui est décédée en début d'année <3

Les reflets du soleil déclinant parsemaient de rose et d'or les crêtes des vagues qui venaient doucement lécher les bords des pontons que Zakaria traversait. Autour d'eux, la mer à perte de vue berçait Néisia de son roulis apaisant. Malgré le soir qui tombait doucement, il faisait encore chaud, et la petite brise qui balayait les cheveux de Zakaria sur son front était la bienvenue. Tout en marchant, Zakaria renifla des odeurs de cuisine alléchantes. Poisson grillé, soupe de crustacés, pinces de crabe braisées, avec un soupçon de ragoût d'algues au lait de coco.

Tous les pontons personnels, là où les familles vivaient sous des tentes plus ou moins spacieuses et confortables, se balançaient doucement au gré de la houle. À Néisia, l'équilibre était une compétence fondamentale. Un pas trop lourd faisait craquer et céder, parfois, les passerelles sur lesquelles les villageois circulaient entre les différents pontons. Une seconde d'inattention ou une démarche trop instable augmentait drastiquement le risque de baignade involontaire.

Zakaria ne comptait plus le nombre de fois où il avait repêché le bambin d'une mère débordée tombé à la mer après une chute inopinée. Tous les enfants de Néisia apprenaient à nager avant leur premier anniversaire, mais c'était souvent la mère qui criait plus fort que l'enfant. Il était lui-même tombé plus souvent qu'il ne l'admettrait jamais, mais ce soir, Zakaria parcourait distraitement le chemin qui le conduisait au ponton de sa famille. Il n'oubliait pas de saluer les villageois qu'il croisait. La plupart lui souhaitaient bonne chance pour l'épreuve de demain, et il leur répondait avec un sourire un peu crispé. Il aurait besoin de toute la chance possible, en effet.

Une fois parvenu sur les planches patinées par le sel de leur ponton, qu'il venait juste de récurer, il s'accorda un instant de pause. Il ne devait surtout rien montrer qui puisse inquiéter son père plus que nécessaire. Oh, Zakaria ne se leurrait pas, son père s'inquiéterait quoi qu'il se passe, mais il ferait son possible pour ne pas lui transmettre sa propre angoisse. Le chamane avait bien précisé que, à défaut de pouvoir réduire son activité, Hiro devait se ménager et éviter le stress autant que possible.

Zak inspira, détendit les épaules et écarta le pan de tissu en jonc de mer brodé pour pénétrer dans leur tente.

— Pa ? Je suis rentré, s'exclama-t-il d'une voix enjouée.

Un froissement et des grommellements frustrés lui indiquèrent que son père se levait péniblement de sa couche, derrière un pan de toile au fond de la tente, pour venir à sa rencontre. Zakaria contourna la table basse autour de laquelle ils s'installaient en tailleur pour manger, et se posta près de l'ouverture.

— Tout s'est bien passé, fils ? demanda la voix rauque de son père, teintée de colère - ça, c'était normal - et d'une pointe de désespoir qui elle, fit se serrer les poings de Zakaria.

La dernière crise ne s'estompait pas.

— Ça va, Pa. J'ai...

— Tu as pu t'occuper des filets endommagés ? Et est-ce que vous avez pensé à essayer de traquer cette sale bête ? Ça nous ferait de la viande en plus.

— Oui, les filets sont réparés, enfin il n'y en avait qu'un que j'ai moi-même raccommodé avec l'aide de Maesha et des gars. Et non, Pa, nous n'avons pas chassé la tortue, mais ne t'inquiète pas, on est encore dans la saison calme, on a toute la nourriture qu'il nous faut.

— Mais c'est important d'avoir de quoi tenir si la saison des tempêtes éloigne trop les poissons de nos filets.

— Pa, une tortue, même seule, n'est pas si facile que ça à attraper, et encore moins à tuer. Et avec l'épreuve de demain, ce n'est pas vraiment le moment de se lancer dans une telle expédition, tu ne crois pas ?

— Hum, grommela l'homme avant de s'appuyer lourdement à l'épaule de son fils.

Zakaria passa le bras de son père autour de ses épaules et l'aida à aller s'installer dans un petit fauteuil bas. Il pêcha ensuite dans un panier un petit crabe à la carapace d'un noir intense parsemé de reflets rouges et le posa dans la carapace de tortue géante retournée qui occupait un coin entier de leur tente. Comme à chaque fois, Zak s'émerveilla de voir la petite créature produire une grande flamme bleue au contact du sable. Le pouvoir d'Océan était partout et veillait sur eux.

Il accrocha une outre pleine d'eau à un trépied installé au-dessus du feu et fit chauffer pour son père une infusion d'algues prescrite par le chamane. Une fois la boisson prête, il la versa dans une tasse en bois et la tendit à son père.

Il remarqua ensuite qu'ils n'avaient plus de poisson pour le dîner, mais son père l'arrêta alors qu'il se levait.

— Laisse. Ta grand-mère est allée chercher ce qu'il faut.

Zak en profita pour ôter les bandes de cuir trempées de son harnais de plongée ainsi que sa tunique, qu'il accrocha soigneusement près du feu. Il l'avait teinte lui-même à l'encre de seiche et il aimait beaucoup la couleur "bleu abysse" qui en résultait. Enfin, il se laissa tomber sur un tas de vieux cordages trop abîmés pour servir encore et laissa échapper un soupir. Il ignora le regard désapprobateur de son père, qui n'aimait pas qu'il se balade à moitié nu, et fit mine de s'installer plus confortablement tout en examinant son père.

Son teint cuivré était plus pâle qu'à l'ordinaire, mais après deux jours enfermé, c'était sûrement normal. Zak avait espéré que le nouveau remède donné par le chamane aurait amélioré les choses, mais rien ne bougeait sur le côté droit de son visage, paralysé depuis le début de la crise. Quand elle se calmerait, son visage redeviendrait normal, mais on ne pouvait pas savoir quand la maladie reviendrait et quel membre elle toucherait, cette fois. Zak avait passé de nombreuses nuits blanches à imaginer la maladie revenir brutalement, alors que son père était en apnée par exemple, et qu'il se retrouve incapable de remonter à la surface et se noie.

C'était la raison pour laquelle il devait gagner l'épreuve de sélection le lendemain et devenir le successeur de son père. Ainsi, Hiro pourrait se reposer sur lui quand la maladie frapperait, et son père n'aurait pas à quitter le confort de la tente réservée au capitaine, la leur depuis presque dix ans. Il n'aurait pas non plus à subir l'humiliation de ne plus servir à rien au village du fait de son probable handicap.

Car le chamane avait pris Zak à part, quand la maladie s'était déclarée, et lui avait annoncé qu'Hiro ne guérirait jamais, que le venin absorbé par le corps de son père lors du contact prolongé avec la méduse ne s'évacuerait jamais et ne ferait même que se renforcer au fil du temps. Que l'atteinte commencerait par le visage et pourrait stagner pendant un certain temps, mais qu'à moyen terme, la paralysie serait totale.

Et Zakaria ne pouvait pas oublier que c'était sa faute.

Se retenant de se jeter aux pieds de son père, comme il l'avait fait ce jour-là, cinq ans auparavant, Zak récupéra l'outre et versa l'eau frémissante dans une tasse en bois. Il y ajouta deux pincées de Norisia Oceania, l'algue rouge prétendument miracle du chamane. Il tendit le récipient à son père avec un sourire qu'il espérait serein et joyeux.

Hiro le prit avec un hochement de tête et en inspira la vapeur avec un rictus écœuré.

— Comment te sens-tu, fiston ? demanda Hiro d'une voix où perçait une certaine nervosité.

Zak soutint le regard scrutateur de son père.

— Très bien.

— Zak...

— Je sais. Et je ne veux pas que tu t'inquiètes. Personne ne se doute de rien, et une fois que je serai officiellement ton successeur, ta... ton problème n'en sera plus un. Je veillerai sur toi.

— Je le sais bien, mais tu ne devrais pas avoir à le faire.

Le front de son père se plissa et il baissa les yeux vers le fond de sa tasse.

— Tu m'as toujours dit, depuis le départ de Ma, souffla Zak à mi-voix, qu'on était notre propre équipage, même si un des matelots manquait à l'appel. Tu es peut-être le capitaine, mais sur un pont, on se serre les coudes, peu importe qui l'on est. Je ferai ce que j'ai à faire pour te soutenir. De toute façon, nous n'avons pas le choix.

— On a toujours le choix, mon garçon, fit une voix de femme bourrue.

Zak se retourna avec un sourire et se leva pour accueillir sa grand-mère. Seuls ses cheveux blancs, qui tombaient en douces vaguelettes autour de son visage rond, trahissaient son âge. La lueur espiègle dans ses yeux noirs et son sourire chaleureux restaient les mêmes d'année en année.

— Maa Gita, la salua Zak en inclinant la tête, la main droite sur le front.

Il n'y avait pas beaucoup de personnes pour qui il se fendait du salut traditionnel néisien, mais sa grand-mère y tenait.

— Hum, fit Maa Gita quand Zak se redressa. Tu t'améliores, mon garçon, je te félicite. Tu t'entraînes pour les ronds-de-jambe du Conseil, c'est ça ? Un peu plus solennel, la prochaine fois, et ce sera parfait.

Elle adressa un sourire malicieux à son petit-fils et lui lança la sacoche qu'elle tenait.

— Rends-toi donc utile, au lieu de faire du charme aux vieilles dames.

— Laisse-le donc tranquille, Ma, fit Hiro, il a assez travaillé pour aujourd'hui.

— Pa a raison, j'ai tout de même même sauvé le village tout entier de la soif en réparant les filets à girocampes.

Zak rendit au centuple son sourire à sa grand-mère.

— C'est drôle, j'ai entendu dire que c'est ton amie Maesha qui t'a sauvé la mise, encore une fois. C'est elle qui devrait fanfaronner à ta place.

— Fanfaronner, moi ? Je tiens à dire que je m'en sortais très bien.

— J'en suis certaine, petit, après tout je t'ai élevé, mais c'est tout de même grâce à elle que toutes les familles ont leur quota de girocampes pour la fin de la semaine.

— Certes, Maa.

— Là. Je vois que tu as retenu ce que je t'ai dit sur la première qualité d'un bon chef.

— Toujours s'entourer des bonnes personnes, c'est-à-dire celles qui peuvent faire pour nous, mieux que nous, et ne pas s'en vanter. J'excelle à ce petit jeu, tu ne trouves pas ?

Maa Gita s'esclaffa et passa derrière le pan de toile, dans le coin gauche de la tente, qui délimitait son espace privé. Zak et son père partageaient celui qui se trouvait dans le coin de droite. Zak et son père se mirent au travail, l'un retirant les poissons du sac, l'autre les écaillant et les préparant pour le dîner. Comme il savait que son père y tenait, il murmura une prière de remerciement à Océan pour ce dîner qu'Il leur fournissait.

Zakaria sentait le regard de son père scruter ses moindres gestes, mais il ne dit rien. Il sortit d'une jarre posée à côté de la conque un paquet d'algues vertes toutes rondes et brillantes. La latavia serait parfaite pour accompagner les sardines et les crevettes pêchées par sa grand-mère.

— Non. Pas ça, intervint son père. Ce n'est pas assez nourrissant. Il faut que tu...

— Hiro, claqua la voix de Maa Gita. Tu ne dois pas l'aider, d'aucune manière que ce soit.

— Je ne... il... j'essayais juste de..., tenta de se défendre Hiro en rougissant.

— Il a vingt ans, Hiro. Ce n'est plus un enfant que tu peux protéger de tout. Moi, je sais qu'il s'en sortira très bien, et tu le sais aussi. Mais lui, comment peut-il le savoir si tes conseils le privent de la possibilité d'accomplir ce qu'il peut faire seul ?

— "Il" est juste là, vous savez ?

Sur le fond, Zak était d'accord avec les propos de sa grand-mère, mais il préférait laisser à son père l'illusion d'être utile. Et s'il fallait pour cela s'affranchir du règlement de l'épreuve, et bien soit. Mais Maa Gita ne l'entendait pas de cette oreille. Tout en finissant de passer une tunique et un pantalon secs, elle fixait sur son fils un regard désapprobateur.

Hiro baissa la tête et son visage se ferma. Ses prunelles noires s'assombrirent encore. Il tenta de se lever brusquement, mais sa jambe droite céda sous son poids. Zak le rattrapa in extremis, mais son père repoussa son bras tendu et passa devant lui en boitillant. Il sortit de la tente sans une parole ni même un regard en arrière.

— Pa ! l'appela Zakaria. Attends !

Il fit un pas pour le suivre, mais Maa Gita l'attrapa par le bras et l'empêcha de sortir à son tour.

— Laisse-le, Zak. Laisse-lui la fierté de pouvoir encore sortir quand il le veut d'une situation qui ne lui plaît pas mais contre laquelle il ne peut rien faire.

La peine inscrite sur chaque trait de son visage contrastait avec la dureté de sa voix. Tous deux contemplèrent un moment le pan de la tente qui oscillait encore après le départ d'Hiro, leurs mains entrelacées.

Les épaules contractées, Zak finit par se détourner et s'attela à la préparation du repas sans un mot de plus. Il fut reconnaissant à sa grand-mère de ne pas chercher à le réconforter ou à le rassurer par des paroles inutiles. Il avait fait tout son possible pour rassurer son père, mais visiblement ce n'était pas encore suffisant pour l'apaiser. Et Zak ne voyait pas quoi faire de plus.

— Quoi qu'il se passe, je prendrai soin de lui, il le sait, non ? finit-il par déclarer d'une voix basse, crispée, sans relever les yeux du poisson qu'il éviscérait un peu trop violemment.

— Non, le détrompa Maa Gita. Il sait que moi, je le ferai, que tu deviennes son successeur ou pas. Il sait que toi, tu as ta vie à mener, et qu'il ne devrait pas te laisser la sacrifier pour assurer son bien-être.

— Mais qui le fera, si ce n'est pas moi ? Le jour où tu ne seras plus là, Maa, que lui arrivera-t-il ? Ma l'a abandonné, je ne peux pas le laisser livré à lui-même, à la merci de la charité des villageois !

Maa Gita s'approcha de Zak, lui ôta le poisson écrabouillé des mains, les lui prit sans se soucier de leur saleté et l'obligea à se lever. Elle le prit ensuite par les épaules et plongea son regard dans le sien.

— Zakaria. La situation de ton père ne devrait pas peser autant dans tes voiles, au point qu'elle dirige ta vie. De plus, il est fort probable que la maladie de ton père le tue avant qu'Océan ne me rappelle à lui. Le problème ne se pose donc pas.

Zakaria se raidit et serra les poings.

— Je... commença-t-il avant de se racler la gorge. Dans ce cas, je ferai en sorte que la fin de... qu'il vive dans les meilleures conditions avant qu'Océan ne le reprenne.

— Mon petit... murmura Maa Gita en attirant son petit-fils dans son étreinte.

Malgré ses vingt solstices, sa haute taille, ses responsabilités et tous ses projets, Zakaria se sentit redevenir gamin dans les bras féroces de celle qui, depuis dix ans maintenant, assumait le rôle d'une mère absente.

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