Notre propre équipage

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour ! Voici le 2e chapitre des Enfants de l'Océan ! On en apprend un peu plus sur le mode de vie et le contaxte familial de Zakaria <3 On rencontre le père de Zakaria et sa grand-mère, un personnage inspiré de ma grand-mère paternelle qui est décédée en début d'année <3

Les reflets du soleil déclinant parsemaient de rose et d'or les crêtes des vagues qui venaient doucement lécher les bords des pontons que je traversais. Autour de moi, la mer à perte de vue berçait Néisia de son roulis apaisant. Tous les pontons personnels, là où les familles vivaient sous des tentes plus ou moins spacieuses et confortables, tanguaient doucement au gré de la houle. À Néisia, l'équilibre était une compétence fondamentale. Un pas trop lourd faisait craquer et céder, parfois, les passerelles sur lesquelles les villageois circulaient entre les différents pontons. Une seconde d'inattention ou une démarche trop instable augmentait drastiquement le risque de baignade involontaire.

Je ne comptais plus le nombre de fois où j'avais repêché le bambin d'une mère débordée tombé à la mer après une chute inopinée. Tous les enfants de Néisia apprenaient à nager avant leur premier anniversaire, mais c'était souvent la mère qui criait plus fort que l'enfant. J'étais moi-même tombé plus souvent que je ne l'admettrais jamais, mais ce soir, je risquais la chute à tout moment tant j'étais distrait. Malgré tout, je ne manquais pas de saluer les villageois que je croisais. La plupart me souhaitaient bonne chance pour l'épreuve de demain, et je leur répondais avec un sourire un peu crispé.

Une fois parvenu sur les planches patinées par le sel de leur ponton, je m'accordai un instant de pause. Je ne voulais surtout rien montrer qui puisse inquiéter mon père plus que nécessaire. Oh, je ne me leurrais pas, mon père s'inquiéterait quoi qu'il se passe, mais je n'ajouterais pas mon angoisse à la sienne. Le chamane avait bien précisé que, à défaut de pouvoir réduire son activité, mon père devait se ménager et éviter le stress autant que possible.

J'inspirai, détendis les épaules et écartai le pan de tissu en jonc de mer brodé pour pénétrer dans notre tente.

— Pa ? Je suis rentré, m'exclamai-je d'une voix enjouée.

Un froissement et des grommellements frustrés se firent entendre. RIen qu'à ce son, je devinai l'effort que mon père, Hiro, faisait pour se lever de sa couche, derrière le pan de toile du fond, pour venir à ma rencontre. Je contournai la table basse autour de laquelle nous nous installions en tailleur pour manger, et je me postai près de l'ouverture.

— Tout s'est bien passé, fils ? demanda Pa de sa voix rauque, teintée de colère - ça, c'était normal - et d'une pointe de désespoir qui elle, me fit serrer les poings.

La dernière crise ne s'estompait pas.

— Ça va, Pa. J'ai...

— Tu as pu t'occuper des filets endommagés ? insista mon père. Et est-ce que vous avez pensé à essayer de traquer cette sale bête ? Ça nous ferait de la viande en plus.

— Oui, les filets sont réparés, enfin il n'y en avait qu'un que j'ai moi-même raccommodé avec l'aide de Maesha et des gars. Et non, Pa, nous n'avons pas chassé la tortue, mais ne t'inquiète pas, on est encore dans la saison calme, on a toute la nourriture qu'il nous faut.

— Mais c'est important d'avoir de quoi tenir si la saison des tempêtes éloigne trop les poissons de nos filets.

— Pa, le repris-je, une tortue, même seule, n'est pas si facile que ça à attraper, et encore moins à tuer. Et avec l'épreuve de demain, ce n'est pas vraiment le moment de se lancer dans une telle expédition, tu ne crois pas ?

— Hum, grommela-t-il avant de s'appuyer lourdement sur mon épaule.

Je passai mon bras autour de sa taille et l'aidai à aller s'installer dans un petit fauteuil bas. Je pêchai ensuite dans un panier un petit crabe d'un noir intense parsemé de reflets rouges et le posai dans la carapace de tortue géante retournée qui occupait un coin entier de leur tente. Comme à chaque fois, je m'émerveillai de voir une si petite créature produire une si grande flamme bleue au contact du sable. Le pouvoir d'Océan était partout et pourvoyait à nos besoins.

J'accrochai une outre pleine d'eau sur le trépied au-dessus du feu et fit chauffer une infusion d'algues prescrite par le chamane. Une fois la boisson prête, je la versai dans une tasse en bois et la tendit à Pa.

Je voulus commencer à préparer le repas en attendant que Maa Gita rentre, mais Pa m'arrêta :

— Laisse. Ta grand-mère est allée chercher ce qu'il faut.

J'en profitai pour ôter les bandes de cuir trempées de mon harnais de plongée ainsi que ma tunique, que j'accrochai soigneusement près du feu. Je l'avais teinte moi-même à l'encre de seiche et j'aimais beaucoup la couleur "bleu abysse" qui en résultait. Enfin, je me laissai tomber sur un tas de vieux cordages trop abîmés pour servir encore et laissai échapper un soupir. J'ignorai le regard désapprobateur de mon père, qui n'aimait pas que je me balade à moitié nu, et je m'installai plus confortablement tout en examinant mon père discrètement.

Son teint mat était plus pâle qu'à l'ordinaire, mais après deux jours enfermé, c'était sûrement normal. J'avais espéré que le nouveau remède donné par le chamane aurait amélioré les choses, mais rien ne bougeait sur le côté droit de son visage, paralysé depuis le début de la crise. Quand elle se calmerait, son visage redeviendrait normal, mais on ne pouvait pas savoir quand la maladie reviendrait et quel membre elle toucherait, cette fois. J'avais passé de nombreuses nuits blanches à imaginer la maladie revenir brutalement, alors que Pa était en apnée par exemple, et qu'il se retrouve incapable de remonter à la surface et se noie.

J'en eus le frisson, et ma détermination se renforça. Il fallait que je gagne l'épreuve de sélection. Ainsi, je deviendrais le bras droit de mon père et il pourrait se reposer sur moi quand la maladie frapperait. Nous n'aurions pas à quitter le confort de la tente réservée au capitaine, la notre depuis presque dix ans. Et Pa n'aurait pas non plus à subir l'humiliation de ne plus servir à rien au village du fait de son probable handicap.

Car Teodor, le chamane de Néisia, qui jouissait d'un lien privilégié avec Océan, m'avait pris à part, quand la maladie s'était déclarée. Selon lui, Pa ne guérirait jamais. Le venin absorbé par le corps de Pa lors du contact prolongé avec la méduse ne s'évacuerait jamais et ne ferait même que se renforcer au fil du temps. L'atteinte commencerait par le visage et pourrait stagner pendant un certain temps, mais à moyen terme, la paralysie serait totale.

Et je ne pouvais pas oublier que c'était ma faute. Par excès d'imprudence, je m'étais retrouvé empêtré dans les tentacules venimeux de la méduse, et mon père m'en avait arraché; Ce faisant, il s'était mis à la merci de la créature.

Se retenant de me jeter à ses pieds, comme je l'avais fait ce jour-là, cinq ans auparavant, je récupérai l'outre et versai l'eau frémissante dans une tasse en bois. J'y ajoutai deux pincées de Norisia Oceania, l'algue rouge prétendument miracle du chamane. Je tendis le récipient à Pa avec un sourire que j'espérais confiant.

Il le prit avec un hochement de tête et en inspira la vapeur avec un rictus écœuré.

— Comment te sens-tu, fiston ? demanda-t-il d'une voix où perçait une certaine nervosité.

Je soutins son regard scrutateur.

— Très bien.

— Zak...

— Je sais. Et je ne veux pas que tu t'inquiètes. Personne ne se doute de rien, et une fois que je serai officiellement ton successeur, ta... ton problème n'en sera plus un. Je veillerai sur toi.

— Je le sais bien, mais tu ne devrais pas avoir à le faire.

Le front de Pa se plissa et il baissa les yeux vers le fond de sa tasse.

— Tu m'as toujours dit, depuis le départ de Ma, m'empressai-je d'ajouter à mi-voix, qu'on était notre propre équipage, même si un des matelots manquait à l'appel. Tu es peut-être le capitaine, mais sur un pont, on se serre les coudes, peu importe qui l'on est. Je ferai ce que j'ai à faire pour te soutenir. De toute façon, nous n'avons pas le choix.

— On a toujours le choix, mon garçon, me cueillit une voix de femme bourrue.

Je virevoltai avec un sourire et me levai pour accueillir ma grand-mère. Seuls ses cheveux blancs, qui tombaient en douces vaguelettes autour de son visage rond, trahissaient son âge. La lueur espiègle dans ses yeux noirs et son sourire chaleureux restaient les mêmes d'année en année.

— Maa Gita, la saluai-je en inclinant la tête, la main droite sur le front.

Il n'y avait pas beaucoup de personnes pour qui je me fendais du salut traditionnel néisien, mais ma grand-mère y tenait.

— Hum, fit Maa Gita quand je me redressai. Tu t'améliores, mon garçon, je te félicite. Tu t'entraînes pour les ronds-de-jambe du Conseil, c'est ça ? Un peu plus solennel, la prochaine fois, et ce sera parfait.

Elle m'adressa un sourire malicieux et me lança la sacoche qu'elle tenait.

— Rends-toi utile, au lieu de faire du charme aux vieilles dames.

— Laisse-le donc tranquille, Ma, fit Pa, il a assez travaillé pour aujourd'hui.

— Pa a raison, j'ai tout de même sauvé le village tout entier de la soif en réparant les filets à girocampes.

Je rendis au centuple son sourire à Maa.

— C'est drôle, j'ai entendu dire que c'est ton amie Maesha qui t'a sauvé la mise, encore une fois, ricana-t-elle. C'est elle qui devrait fanfaronner à ta place.

— Fanfaronner, moi ? Ce n'est pas mon genre. Et je tiens à dire que je m'en sortais très bien.

— J'en suis certaine, petit, après tout je t'ai élevé, répliqua-t-elle de sa voix rocailleuse, mais c'est tout de même grâce à elle que toutes les familles ont leur quota de girocampes pour la fin de la semaine.

— Certes, Maa.

— Là. Je vois que tu as retenu ce que je t'ai dit sur la première qualité d'un bon chef.

— Toujours s'entourer des bonnes personnes, c'est-à-dire celles qui peuvent faire pour nous, mieux que nous, et ne pas s'en vanter. J'excelle à ce petit jeu, tu ne trouves pas ?

Maa Gita s'esclaffa et passa derrière le pan de toile, dans le coin gauche de la tente, qui délimitait son espace privé. Je me mis au travail, Pa retirant les poissons du sac, et moi les écaillant et les préparant pour le dîner. Sachant que Pa y tenait, je murmurai une prière de remerciement à Océan pour ce dîner qu'Il nous fournissait.

Le regard de Pa scrutait mes moindres gestes, mais resta silencieux. Je sortis d'une jarre posée à côté de la carapace un paquet d'algues vertes toutes rondes et brillantes. La latavia serait parfaite pour accompagner les sardines et les crevettes pêchées par Maa.

— Non. Pas ça, intervint Pa. Ce n'est pas assez nourrissant. Il faut que tu...

— Hiro, claqua la voix de Maa Gita. Tu ne dois pas l'aider, d'aucune manière que ce soit.

— Je ne... il... j'essayais juste de..., tenta de se défendre Pa en rougissant.

— Il a vingt ans, Hiro. Ce n'est plus un enfant que tu peux protéger de tout. Moi, je sais qu'il s'en sortira très bien, et tu le sais aussi. Mais lui, comment peut-il le savoir si tes conseils le privent de la possibilité d'accomplir ce qu'il peut faire seul ?

— "Il" est juste là, vous savez ?

Sur le fond, j'étais d'accord avec les propos de Maa, mais je préférais laisser à mon père l'illusion d'être utile. Et s'il fallait pour cela s'affranchir du règlement de l'épreuve, et bien soit. Mais Maa Gita ne l'entendait pas de cette oreille. Tout en finissant de passer une tunique et un pantalon secs, elle fixait sur son fils un regard désapprobateur.

Pa baissa la tête et son visage se ferma. Ses prunelles noires s'assombrirent encore. Il tenta de se lever brusquement, mais sa jambe droite céda sous son poids. Je le rattrapai in extremis, mais Pa repoussa mon bras tendu et passa devant moi en traînant sa jambe derrière lui. Il sortit de la tente sans une parole ni même un regard en arrière.

— Pa ! l'appelai-je. Attends !

Je fis un pas pour le suivre, mais Maa m'attrapa par le bras et m'empêcha de sortir.

— Laisse-le, Zak. Laisse-lui la fierté de pouvoir encore sortir quand il le veut d'une situation qui ne lui plaît pas mais contre laquelle il ne peut rien faire.

La peine inscrite sur chaque trait de son visage contrastait avec la dureté de sa voix. Mais dans la main, nous contemplâmes un moment le pan de la tente qui oscillait encore après le départ de Pa.

Le dos raide, je me détournai et m'attelai à la préparation du repas sans un mot de plus. J'étais reconnaissant à Maa de ne pas chercher à me réconforter par des paroles inutiles. J'avais fait tout mon possible pour rassurer mon père, mais visiblement ce n'était pas encore suffisant pour l'apaiser. Et je ne voyais pas quoi faire de plus.

— Quoi qu'il se passe, je prendrai soin de lui, il le sait, non ? finis-je par déclarer à voix basse, sans relever les yeux du poisson que j'éviscérais un peu trop violemment.

— Non, me détrompa Maa. Il sait que moi, je le ferai, que tu deviennes son successeur ou pas. Il sait que toi, tu as ta vie à mener, et qu'il ne devrait pas te laisser la sacrifier pour assurer son bien-être.

— Mais qui le fera, si ce n'est pas moi ? Le jour où tu ne seras plus là, Maa, que lui arrivera-t-il ? Ma l'a abandonné, je ne peux pas le laisser livré à lui-même, à la merci de la charité des villageois !

Maa s'approcha de moi, m'ôta le poisson écrabouillé des mains, les prit sans se soucier de leur saleté et m'obligea à me lever. Elle m'agrippa ensuite par les épaules et plongea son regard dans le mien.

— Zakaria. La situation de ton père ne devrait pas peser autant dans tes voiles, au point qu'elle dirige ta vie. De plus, il est fort probable que la maladie de ton père le tue avant qu'Océan ne me rappelle à lui. Le problème ne se pose donc pas.

Je me raidis encore plus et détournai la tête comme si j'avais reçu un coup, mais Maa me prit le menton et m'incita à la regarder en face.

— Je... commençai-je d'une voix étranglée. Dans ce cas, je ferai en sorte que la fin de... qu'il vive dans les meilleures conditions avant qu'Océan ne le reprenne.

— Mon petit... murmura Maa en m'attirant dans son étreinte.

Malgré mes vingt solstices, ma haute taille, mes responsabilités et tous mes projets, je me sentis redevenir gamin dans les bras féroces de la seule mère que j'avais connue.

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