Nous avons les moyens de vous faire parler
Commissariat de police, 19 juillet, 23h30.
Là c'est plus faible qu'ailleurs on dirait : je t'ai frappé à la poitrine. La lame a pénétré facilement et sans bruit. Ensuite je t'ai donné d'autres coups, plus rapides, moins profonds.
Autour de la première blessure, large, béante, spirale : d'autres plaies. Fines et élancées comme des arabesques ; des pétales.
Ton sang a vite rendu le couteau gluant et glissant. Mes dernières violences n'ont pu qu'entailler tout légèrement ta peau brune.
Tu as crié ? Non, je ne me souviens pas de cela, mais de tes yeux, de ton regard sur moi ; tes beaux yeux noirs stupéfiés et stupides.
Stupéfié et stupide, tu étais, et toujours aussi puissamment désirable.
Ca fatigue de te tuer, ça épuise, tu sais. J'ai effectué un léger mouvement de recul pour te contempler, mon amour, mon chef-d'oeuvre.
La fleur sanglante sur ta poitrine n'était plus une fleur, mais une abstraction ; la matière : douce et épaisse, luisante. Les couleurs : le rouge sombre, le brun. Le noir de quelques gouttes perdues au creux de ton cou, et que j'ai sucées, que j'ai bues : après ton sperme, ton sang.
Maintenant tu es là nu renversé à ma merci et je te parle enfin.
Ce que tu fus pour moi, dans ta bêtise tu l'as pressenti, et tu l'as fui. Mais, mon beau, il fallait fuir plus vite et plus loin : maintenant, trop tard ! Ton corps le voici tel qu'il en avait été décidé depuis longtemps déjà : nu renversé à ma merci.
Je te regarde, mon pauvre ami, comme je t'ai tant de fois regardé dans ton sommeil. Quelle splendide enveloppe, sacré nom de Dieu ! La beauté est meilleure amante que moi : elle s'est agrippée à toi dès ta naissance et elle te suit même dans la mort.
C'est ta peau, surtout, c'est ta peau. Sombre et douce, et parfumée d'un musc si pénétrant et si subtil, que, près de toi, je me sens incitée à la dévoration. Désir toujours grandissant, s'épanouissant, radieux, vainqueur...
- C'est bien vous l'auteur de ce... de ce roman ?
Le lieutenant Cantat lève les yeux de mon chef-d'oeuvre et me regarde en attendant ma réponse. Il n'a pas l'air malveillant. Il ne me semble pas spécialement sympathique non plus. On dirait qu'il ne pense rien. C'est un flic. Je me demande s'il me trouve belle, et s'il accepterait de coucher avec moi un de ces jours prochains. Au même moment je me dis qu'il faut vraiment que je me fasse soigner.
- Oui, c'est moi, Lilah Stein, c'est écrit sur la couverture. Je suis l'auteur.
Il a un petit mouvement de sourcils que je pourrais interpréter de diverses façons : « Eh ben dis donc, celle-là, comme tordue... » ou bien « Ma question était vraiment très con » ou encore « Ma déduction était donc juste : la Lilah Stein dont le nom orne cette couverture est bien la même personne que la Lilah Stein qui a cherché à joindre la victime vers 19h40 ! Je peux être fier de moi, cette enquête démarre sur des chapeaux de roue !»
- Pouvez-vous maintenant me dire ce qui est arrivé à Belkir ? Nous avons été très proches, vous savez, je voudrais bien savoir...
- Vous l'avez aimé, non ? Comme vous dites dans votre... votre roman, là.
- La narratrice du roman ne s'appelle pas Lilah. Le mort ne s'appelle pas Belkir, monsieur. Et oui, je l'ai aimé. Belkir, je l'ai aimé. C'est pour ça que je vous demande maintenant de me dire : que s'est-il passé ? J'avais rendez-vous avec lui à 19 heures. Il n'est pas venu. J'ai attendu, il n'est pas venu, alors je suis rentrée chez moi. Qu'est-ce que s'est que cette histoire de...
- De meurtre. Mademoiselle, il s'agit d'une histoire de meurtre. Monsieur El Hadrati a été retrouvé dans son appartement, poignardé. Du sang partout. Plusieurs coups de couteau. Un peu comme...
Du menton, il désigne mon livre.
Du sang partout ? Dans son appartement ? Belkir assassiné... C'est un peu mon rêve qui se réalise. La mort du salaud à la fin du film. Pendant une fraction de seconde – attention, hein, je dis bien une fraction !- je me sens soulagée. Et puis, tout à coup, voilà que je pleure. Au moment où les larmes passent la barrière, je me dis que c'est con, que je ne serai plus jamais crédible après ça.