Nuage d'Amour

Par Anna369
Notes de l’auteur : En 2069, afin de préserver la Bonne Société, l’amour est interdit et la haine portée aux nues. Le quotidien des hommes du baraquement de la zone C8 se déroule sans encombre à travers des Activités Patriotiques le jour et des bagarres le soir, nécessaires pour que la haine en eux ne meure jamais. Ce quotidien est perturbé lorsque le héros, Todd Drawings, rencontre, pour la première fois depuis la Grande Evolution, une femme qui va lui révéler une information capitale sur ce qui est vraiment arrivé aux humains…

2069, Zone C8.

La lourde grille métallique coulissa lentement sur ses rails pour laisser une centaine d’hommes en uniformes gris pénétrer dans la Salle du Rassemblement. Tel un troupeau hypnotisé, ils avancèrent d’un pas machinal et synchronisé avant de prendre place autour des tables rondes en métal disséminées dans la grande salle. Chaque table pouvait accueillir dix personnes et était fixée au sol par d’épais boulons métalliques. Le dîner fut servi : un bouillon jaune pâle presque transparent dans lequel flottaient quelques débris de légumes lyophilisés. Un avertisseur sonore tonitruant retentit. Les hommes s’emparèrent de leurs cuillères et, dans une cacophonie de tintements, entamèrent leur unique repas de la journée.

     Todd entendit son estomac gargouiller bruyamment tandis qu’il avalait à toute vitesse son bouillon et dut ralentir le rythme. Il lui était toujours aussi difficile de se souvenir du conseil de feu son ami Alvarez : « Mange le plus lentement possible pour donner le temps à ton cerveau de t’envoyer des signaux de satiété ». La faim faisait partie du quotidien de Todd – et de tous les autres hommes présents avec lui dans la salle – mais il ne cessait jamais d’expérimenter de nouvelles techniques pour essayer l’apprivoiser. Se sentir repu après avoir avalé un bouillon aqueux s’avérait toutefois être une tâche relativement ardue.

     Un garde, tout de noir vêtu, casqué et masqué, alluma une télévision dont l’écran géant couvrait tout un pan de mur de la Salle du Rassemblement. Le jingle familier et tonitruant du Bulletin des Evénements pulsa soudainement et emplit l’espace. La plupart des hommes levèrent la tête de leur assiette, aux aguets.

- Ça va être comme chaque soir, grommela Todd à l’attention de son voisin de table dont l’uniforme indiquait qu’il s’appelait Ray.

Celui-ci continuait à avaler son bouillon avec de forts bruits d’aspiration qui irritaient Todd.

- Ouais, des chiffres. Productivité. On est bien.

Ray reprit son bruit d’aspiration et Todd ne put s’empêcher de lui donner un brusque coup de coude. Ray demeura impassible. De toute façon, dans moins de trente minutes, ils n’auront d’autre choix que de vouloir s’entretuer.

     Le présentateur du Bulletin des Evénements surgit sur l’écran géant. Il arborait une mine grave. Todd sut qu’il n’allait pas débiter des chiffres de productivité et des comparatifs entre baraquements.

- Un nuage d’amour a été détecté au-dessus de la zone C9, annonça le présentateur d’une sinistre voix monocorde. Son niveau de concentration est de 639 ppm ce qui, selon le Code de l’Equité, dépasse largement les doses tolérées. Pour éviter tout risque de propagation, les autorités procéderont à un bombardement de la zone contaminée demain matin à six heures, heure de l’Est. Restons haineux. Restons prudents.

Clic. L’écran géant s’éteignit et redevint tout noir. Un silence de mort s’abattit sur la salle. Puis subitement, un brouhaha le déchira. Tous ces hommes semblaient être perturbés par l’effroyable nouvelle. « Qui pouvait aimer ? » demandaient les uns. « De vrais malades ! » répondaient les autres. Des ondes d’incompréhension traversaient la Salle du Rassemblement. Dans ce climat saturé de testostérone et de colère, Todd pressentait dans tout son corps l’imminence de l’Impulsion et banda ses muscles.

Elle les saisit au milieu de leurs questionnements. Voici une centaine d’hommes figés sur place, les dents serrés et les yeux exorbités, comme s’ils étaient en train d’être traversés par la foudre pendant plusieurs minutes. Comme à chaque fois, Todd sentait ses boyaux brûler d’un feu tout droit venu de l’enfer et ses tempes battre à lui en faire exploser la tête. Puis lui venaient les pensées, terribles, insoutenables, qui lui violaient l’esprit et lui mettaient un goût de sang frais dans la bouche. Ses gencives saignaient sous la violence de l’Impulsion. Combien de temps cela durait, il l’ignorait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il devait absolument frapper, cracher, haïr, torturer, rouer de coups et, s’il en avait l’occasion, tuer, car ce serait la seule chose qui l’emplirait de paix à ce moment-là.

Dès que l’Impulsion cessa, les corps de la centaine d’hommes se détendirent mais, à peine quelques secondes plus tard, une violence inouïe les submergea. Sous le regard blasé des Gardes, une bagarre généralisée éclata entre tous les hommes en uniformes gris. Des chaises, des assiettes, des cuillères et même des corps voltigèrent à travers la salle. Les coups pleuvaient, le sang giclait. Un vrai carnage devenu depuis plusieurs années le rituel du soir des hommes du baraquement de la zone C8.

Une fois la bagarre terminée, lorsque toute haine accumulée fut exorcisée, tous les hommes rejoignirent leurs dortoirs et, insensibles à toute douleur, s’endormirent tranquillement avec le sentiment du devoir accompli.

Bien avant le lever du soleil, Todd entendit au loin les grondements des bombes qui s’abattaient sur la zone C9. Il sentit sa couchette trembler légèrement.   

Lorsque le jour fut levé, les hommes commencèrent à vaquer à leurs activités quotidiennes : faire leur lit, ranger et nettoyer la Salle du Rassemblement ravagée par la violence de la veille, repriser leurs vêtements, cirer des chaussures, curer les WC, couper du bois,… Certains se voient attribuer la tâche de chasser le gibier dans les bois alentours. Todd maniait l’arc avec une grande dextérité. Pour une raison qu’il n’avait jamais totalement saisie, il aimait ces moments passés en pleine nature. De cet amour, il éprouvait une honte insoutenable dont il avait à chaque fois hâte de se délester lors de la bagarre du soir.

Ce matin-là, il fut demandé à Todd d’aller chasser. Depuis quelques années, le gibier se faisait rare mais Todd disposait du don de le trouver. Un garde accompagnait Todd et le surveillait vaguement, de loin. Il savait que l’idée d’une évasion ne traversait jamais l’esprit des hommes.

Son arc à la main, Todd marchait avec précaution dans la forêt ombragée et silencieuse. Soudain, un craquement se fit entendre devant lui et Todd plaça immédiatement une flèche dans son arc. Il ne voyait aucun animal pourtant. Il continua d’avancer délicatement tout en maintenant son regard sur l’origine du craquement. L’excitation de Todd monta soudain de plusieurs crans. Quelque chose bougea, là, derrière l’arbre en face de lui. Todd se figea. Il leva son arc tendu d’un geste maîtrisé, prêt à dégainer sa flèche. Il vit une ombre. Le coup partit. La flèche se planta dans l’arbre. Todd pesta, récupéra sa flèche et se mit immédiatement à la poursuite de l’animal. Il courut aussi vite qu’il le put, impatient de tuer. Au détour d’un arbre, il comprit qu’il n’avait pas affaire à un animal. 

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Stefan_G
Posté le 04/03/2024
Le postulat est intéressant.
L'écriture est fluide et l'ambiance pesante est bien rendue.

Une petite réserve : puisque l'amour est banni, le mot lui-même ne le serait-il pas aussi ? N'utiliseraient-ils pas un synonyme, une périphrase ?
Anna369
Posté le 04/03/2024
Bonne question ! Il se le permet dans son esprit, et lui-même en est surpris car il sait que c'est l'émotion interdite par excellence. Je me suis dit que ça passait. Qu'en penses-tu?
Stefan_G
Posté le 04/03/2024
Dans son esprit, je peux comprendre. Peut-être montrer que, même en pensée, le mot est honteux ?
Je suis plus réservé quand je l'entends dans la bouche du présentateur, qui parle de "nuage d'amour". Je trouve l'expression un peu trop douce et poétique de la part d'un officiel. J'aurais imaginé un mot plus froid, plus clinique (pas facile à trouver cependant !)
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