Une jeune femme se tenait devant lui. Brune, frêle, haletante et le visage griffé, elle portait le même uniforme gris que celui de Todd. Il la regarda, bouleversé. Ce dernier n’avait pas vu de femme depuis…il ne s’en souvient même pas. Depuis la Grande Evolution, sa mémoire s’apparentait à un trou noir sans fonds. Son cerveau n’était plus le même. Souvent, les mots lui faisaient défaut. Il ressentait des choses mais il était bien incapable d’articuler ce qui se passait en lui. Todd savait qu’il ne s’appartenait plus mais il ne pouvait dire ni pourquoi ni comment cela était arrivé.
Profitant de l’inattention de Todd, la jeune femme détala de nouveau. Tous deux coururent et s’enfoncèrent plus loin dans les bois. Quelque chose intimait à Todd de la tuer. Une femme n’avait rien à faire là, si proche d’un baraquement d’hommes. Une situation dont les conséquences pourraient, une fois de plus, faire basculer le monde dans l’horreur de l’amour. Cette sombre perspective redonna de l’énergie à Todd qui prit de la vitesse. Devant lui, la silhouette de la femme se rapprochait de plus en plus. Celle-ci se mit à zigzaguer tout en continuant à courir, empêchant Todd de la plaquer au sol. Au détour d’un arbre, la course s’acheva aussi brutalement qu’elle n’avait commencé.
La jeune femme se retrouva acculée dans une impasse, à l’intérieur d’une sorte de grotte à ciel ouvert. Quelques regards rapides aux parois rocheuses autour d’elle éteignirent définitivement ses velléités de fuite. Todd jubilait. Il reprit son arc, le leva et visa sa cible. Au dernier moment, et à la vitesse de l’éclair, la jeune femme fléchit sur ses jambes et la flèche ricocha sur la paroi rocheuse. Todd, furieux, plaça une autre flèche dans son arc.
- Je viens de la zone C9. Notre baraquement a été bombardé ce matin. J’ai réussi à m’enfuir avant. J’ai trouvé une façon de ne pas être impacté par l’Impulsion.
En guise de réponse, Todd grogna. C’était trop d’informations, trop de mots pour son cerveau ralenti. Malgré tout, la jeune femme continua de palabrer :
- L’Impulsion bloque le cerveau dans des circuits de haine et nous maintient le plus loin possible de l’amour.
Todd se raidit en entendant ce dernier mot, interdit. La jeune femme ignora sa réaction.
- Alors que c’est le contraire qui devrait se produire. La Grande Evolution a tout inversé. On nous a fait croire que l’amour était dangereux mais…
- Mais l’amour est dangereux !! s’écria Todd pour la faire taire.
- C’est faux ! l’interrompit la jeune femme. C’est de la propagande ! Mais il faut se libérer de l’Impulsion pour le voir et le comprendre. Et la manière d’y arriver, c’est de la contrer avec des souvenirs heureux et à défaut de souvenirs, de choses simples qui nous connectent à la beauté et à…
La jeune femme n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une balle vint lui transpercer la poitrine et elle s’écroula au sol en laissant une traînée de sang sur la paroi de la grotte. Todd se retourna et se retrouva nez à nez avec un Garde qui tenait son arme encore fumante. Sans ménagement, celui-ci empoigna son bras et le ramena au baraquement, le tenant en joue pendant tout le trajet.
- Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la…personne… dans les bois ? hurla le Capitaine des Gardes, visiblement au comble du dégoût à l’idée de prononcer le mot « femme ».
Todd était assis dans une salle blanche, sur une chaise en métal qui lui glaçait les fesses, une lumière éblouissante braquée sur lui. Son cerveau, débordé par l’intense succession d’événements inhabituels, refusait de fonctionner. Todd resta muet. Le Capitaine s’impatienta et tapa fort du plat de la main sur la table qui les séparait.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Je ne sais pas, répondit Todd en toute honnêteté.
Il ne savait effectivement pas ce qu’il s’était passé dans cette grotte. Cet échange bref, incohérent. Il était bien incapable de restituer les mots de la jeune femme. Devant l’air profondément débile de Todd, le Capitaine le libéra.
Todd retourna à sa routine quotidienne : Activités Patriotiques – dîner – Bulletin des Evénements – Impulsion – Bagarre salvatrice – Sommeil. Cette nuit-là, un rêve vint perturber le sommeil habituellement comateux de Todd. A son réveil, il s’en souvient toujours. La jeune femme y était présente. Aucun propos n’y avait été échangé mais il y régnait une énergie étrange et troublante.
Todd passa la journée dans la cour bondée du baraquement. Tous les hommes vaquaient à leurs Activités Patriotiques, écrasés ce jour-là par une chaleur impitoyable. Todd devait couper du bois et c’est ce qu’il s’attela à faire. Son rêve refit surface. Il revit le visage de la jeune femme. Comme pour le chasser de son esprit, il abattait avec violence et régularité sa hache sur les morceaux de bois qu’il disposait devant lui. Essoufflé, il transpirait à grosses gouttes.
« Il faut remplir le cerveau de souvenirs heureux », se remémora-t-il subitement. Or Todd se souvient de si peu et il n’y avait rien d’heureux. La Grande Evolution fut décrété. Le chaos, l’évacuation, les militaires partout. L’Amour fut interdit. La Haine fut érigée en valeur suprême, garante de la paix éternelle. L’Impulsion a lieu chaque soir. Pour Todd, tout semblait logique. Et incohérent à la fois. « Il faut remplir le cerveau de souvenirs heureux », entend-il de nouveau dans sa tête. Il aurait aimé parler à quelqu’un mais, lors des Activités Patriotiques, le silence était de mise et une distance de sécurité devait être respectée. Sous l’œil des Gardes armés, il était préférable que chacun restât dans son périmètre.
A l’heure du dîner, Todd et Ray se retrouvèrent de nouveau l’un à côté de l’autre à boire leur bouillon sans saveur. Tandis que le présentateur du Bulletin des Evénements rassurait le monde en égrenant fièrement les concentrations élevées de haine flottant dans l’atmosphère, Todd s’inclina discrètement vers son voisin :
- Tu as des souvenirs d’avant ? demanda-t-il à voix basse.
Ray ne prit ni la peine de le regarder ni de répondre. Todd se remit à boire son bouillon. Au bout d’un long silence, Ray finit par lâcher d’une traite :
- Janet, ma femme, Max et Mila, mes enfants.
Le cerveau de Todd reçut l’information comme un choc et sa main droite, celle qui tenait sa cuillère, se mit à trembler légèrement. Lui ne se souvenait de rien. Il devint soudainement jaloux de Ray. Le visage de la jeune femme revient s’imposer à lui : « souvenirs heureux ». L’Impulsion le saisit, lui et tous les hommes présents dans la Salle du Rassemblement. Suivit la bagarre, rituel immuable au maintien de la haine. Ce soir-là, Todd amocha salement Ray qui resta longtemps inconscient au sol. Une fois de plus, les hommes firent preuve d’une violence extraordinaire avant de rejoindre leurs quartiers, amochés mais apaisés.
Pendant son sommeil, Todd revit encore la jeune femme brune : « souvenirs heureux, sinon accroche-toi aux choses simples ». Elle l’emmena en forêt pour une promenade parmi des arbres longs et tordus, du gibier courait partout, la jeune femme marchait rapidement devant lui et Todd essayait de la rattraper sans y parvenir. Il se réveilla en sursaut. Son corps était trempé de sueur et son cœur cognait fort.
Son Activité Patriotique du lendemain consistait à repriser des tenues déchirées. Todd était assis sur un tabouret en bois, dans un des coins de la grande cour du baraquement, et disposait d’une vue panoramique sur tout ce qui se passait. Au-dessus de sa tête, un ciel bleu sans nuages s’étendait à l’infini « Accroche-toi aux choses simples ». En face, au-delà du grillage de la cour, il apercevait l’orée du bois ombragé où il… aimait chasser. Todd sentir son cœur battre plus fort à la suite de cette nouvelle auto-confession. Il aimait…quelque chose. Il en était désormais sûr. Dans sa poitrine, une douce chaleur se diffusait comme si son corps souhaitait confirmer cette information. Entre les dalles de béton recouvrant le sol de la cour, il put distinguer un minuscule brin d’herbe ainsi qu’une mini-fleur mauve. La vie émergeait de la mort. Todd sentit une brise légère lui caresser le visage.
Le soir, pendant le dîner, Todd fit défiler dans son esprit des images qui créaient de la chaleur dans son torse : la chasse dans les bois, la brise, le petit brin d’herbe, la mini-fleur, le ciel bleu. Il les repassait en boucle, encore et encore, la chaleur se diffusait de plus en plus fort. Lorsque tous les corps autour de lui se tendirent, il réalisa que le sien venait d’échapper à l’Impulsion ! Pour la première fois, Todd put voir ce qui se passait, en toute conscience. La centaine d’hommes présents convulsait, les yeux révulsés et les lèvres bordés d’une mousse blanche, totalement hors de contrôle. Todd se mit à les imiter du mieux qu’il pouvait, au cas où un Garde poserait le regard sur lui. Une bagarre phénoménale éclata dès que le signal de l’Impulsion cessa. Autant qu’il lui était possible, Todd esquiva autant de coups et de projectiles. Une fois toute leur haine déchargée, les hommes se mirent en rang et marchèrent tels des zombies vers leurs dortoirs.
Dans le noir, allongé sur sa couchette, Todd ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il avait mal à la tête. Des questions venaient cogner à la porte de son cerveau : qu’est-ce qu’il faisait là ? Pourquoi tous ces hommes sont là ? Pourquoi ces bagarres ultra-violentes ? Est-ce le fait d’avoir pensé à ce qui lui ramenait de la chaleur au cœur qui l’avait sauvé de l’Impulsion ? A quoi sert l’Impulsion ?