Nuit de folie

Par Dan

Patxi s'était montré assez frileux à l'idée de contacter la maire sans avoir pu s'assurer qu'on ne l'avait pas mise sur écoute, mais finalement, un problème plus pressant s'était présenté : Madame Landry ne répondait pas. Il essaya plusieurs fois, tenta de passer par Augustine, par la mairie, par le Mas, sans plus de succès. Quand Merci fit mine de se lever en ordonnant à Patxi de l'embarquer dans sa Clio pour aller la trouver, Salut lui enfonça une aiguille dans le bras.

— Aïe !

— Patxi, va chercher Madame Landry, fit Salut sans regarder Merci. Dis-lui ce qu'elle doit savoir pour organiser la suite, ramène-la ici s'il le faut.

Patxi s'éclipsa sans attendre l'aval de Merci, peut-être parce qu'il ne voulait plus les entendre se crêper le chignon, peut-être parce qu'il ne la pensait pas en état de marauder à travers Belmont, lui non plus. Merci ravala ses protestations et laissa Salut faire son travail, seulement parce qu'il serait crucial pour la suite de l'enquête : la prise de sang devait permettre d'évaluer son état général, mais surtout d'identifier la substance qu'on lui avait inoculée - une substance qui contenait apparemment un vasoconstricteur, ou un coagulant, car Salut dut s'y reprendre à six fois pour piquer une veine et ne réussit à ponctionner qu'un petit pipi de chat.

Elle eut tout autant de mal à prendre son pouls ; quant à sa tension, elle semblait cohérente avec un état de coma profond. Salut changea d'instruments sans plus de succès et renonça finalement à lui faire d'autres examens tant que Merci ne serait pas réhydratée et réalimentée convenablement. Elle la força alors à avaler un peu d'eau et un repas de lapin avant de la brancher à tout un attirail de capteurs et de lui pincer violemment l'index dans le saturomètre, dont le résultat n'était pas beaucoup plus engageant que les autres.

— Je vais commencer à analyser les prélèvements de poudre et de sang, déclara Salut. Je peux te laisser ici toute seule ou tu vas faire une connerie ?

Merci chercha une pique, mais Salut enchaîna :

— Essaye de dormir.

Et disparut dans un envol de blouse blanche. Merci sonda le calme qui s'installait dans son sillage. La lumière avait viré au rouge, derrière les stores, et la stridulation des grillons se mélangeait au bruissement du vent dans les eucalyptus. Dormir. Ça semblait une riche idée. À ce stade, le concept d'épuisement était devenu un euphémisme ; elle resta pourtant avec les yeux grands ouverts et l'esprit en ébullition à écouter le bruit des machines pendant ce qui lui parut être des siècles.

"Tu te fais agresser par un putain de gang, mais rien de grave !" Est-ce que Salut avait raison ? Est-ce qu'il fallait parler de gang ? Il y avait de sacrées quantités de poudre dans ces sacs, des histoires d'investissement et de recel, et si ça ne prouvait pas directement l'existence de toute une structure, la théorie du crime organisé restait plausible. Quand on y ajoutait une douzaine d'autres conducteurs de vieilles voitures et le chef à moustache, elle devenait même plus que probable. Merci avait mal aux mâchoires à force de serrer les dents.

Tout ce qu'elle pouvait faire, dans l'immédiat, c'était consigner des éléments concrets. Combien de temps à jongler entre le microscope et la centrifugeuse à l'arrière de la pharmacie avant que Salut obtienne des résultats exploitables ? Merci essayait de ne pas se faire trop d'espoirs ; pas trop de tracas non plus, mais c'était presque aussi difficile. Sa survie lui paraissait encore improbable. Trop belle pour être vraie, dans un sens. Sûrement parce que Soledad ne donnait pas l'impression d'être du genre à faire des erreurs, et encore moins une erreur aussi grossière que celle de foirer une exécution.

Une exécution. Elle avait réchappé à une exécution. Ses paupières tressautaient tellement que les lumières du moniteur de l'ECG lui faisaient des clins d'œil.

Elle ne pouvait pas se permettre d'y penser, alors Merci se dégagea des fils et des capteurs et se laissa glisser de la table d'auscultation. Pas de vertige, ni de douleurs, mais quelques spasmes qui donnèrent à sa démarche un petit air de Thriller, surtout dans l'obscurité quasi-totale qui régnait maintenant dans le cabinet. Elle atteignit quand même le bureau de Salut, où elle s'assit, hésita un moment, gratta les croûtes dans son cou, puis attrapa le téléphone fixe.

— Alors ?

— Toujours rien, répondit Patxi. Mais t'inquiète pas, je t'appellerai. Repose-toi.

Elle s'inquiétait. Que la maire soit difficilement joignable un dimanche soir, ça n'avait rien de renversant, mais le protocole voulait qu'elle se tienne disponible en cas d'urgence. En avait-elle une autre à régler ailleurs ? Un lien avec Augustine et sa venue au cabinet de Salut en dehors des heures d'ouverture ? La docteure n'avait rien voulu lui dire à ce sujet, confidentialité oblige, et Merci en venait à espérer que le silence radio de Marianne soit dû à une simple dispute conjugale.

Merci composa un autre numéro.

"Vous êtes bien sur le répondeur de Feliu Gonzalez, garagiste, pompiste, épaviste et professeur de salsa. Je ne suis pas disponible pour le moment, laissez-moi un message ou rappelez plus tard !"

Merci soupira après le bip et raccrocha. Patxi déteignait peut-être sur elle, mais elle préférait ne pas laisser de traces en missionnant Feliu à la récolte de preuve par répondeur interposé - le passage dans le grillage de la casse auto, les empreintes de pas, ou les éclaboussures de sang qui devaient avoir changé la poussière en ciment. Il y avait de fortes chances pour que Soledad ait déjà nettoyé derrière elle, de toute façon. Merci retenterait sa chance avec Feliu plus tard.

Son ventre poussa un grondement de protestation, mais pas contre son manque d'acharnement. Son maigre dîner n'était déjà plus qu'un lointain souvenir et sa dissolution avait creusé un appétit tellement vorace qu'on aurait pu croire qu'elle n'avait pas bouffé depuis un mois - ce qui, vu ses récentes habitudes alimentaires, était quasiment vrai. Merci se pencha alors sous le bureau pour ouvrir le mini-frigo de la docteure.

Salut se disait flexitarienne, ce qui lui avait toujours laissé l'impression qu'elle se nourrissait de profs de yoga, mais qui se traduisait par des restes de taboulé, de fromage aux herbes et de sandwich à la viande froide, tous trop élaborés pour provenir de sa propre cuisine. Merci retira le pain du casse-croûte et engloutit une première tranche de gigot d'agneau, puis une autre, puis encore une autre, avant de dénicher du carpaccio de bœuf dans une barquette du boucher - et pas n'importe lequel, puisqu'il avait remporté le concours du meilleur boudin, catégorie mondeju. Elle se goinfra pendant trois bonnes minutes avant d'expulser un rot qui la fit sursauter.

Merci n'osa plus bouger pendant un moment. Elle avait toujours eu du coffre, mais là, il y avait de quoi annoncer un train au passage à niveau. Et comme son estomac gargouillait presque aussi fort, elle attendit encore en sondant ses entrailles dans l'anticipation d'une régurgitation ou d'une évacuation violente. Finalement, après un dernier remous caverneux, le calme retomba ; Merci finit son en-cas sans autre réaction qu'un crépitement dans la gorge, qu'elle renonça à soulager avec du jus de raisin en remarquant que le flacon à couvercle rouge rangé dans la porte arborait une étiquette au nom de M. Aznar.

— C'est fini, le désert, se rassura-t-elle en arrachant ses croûtes.

Bel et bien fini. Elle aurait volontiers englouti une ou deux entrecôtes supplémentaires, mais elle avait du travail, et maintenant assez d'énergie pour mettre sa surexcitation épuisante à profit. Elle commença donc par allumer l'ordinateur de Salut, qui, comme tout le monde à Belmont - à l'exception sans doute de Patxi -, ne s'était jamais embêtée à renseigner un mot de passe de session. Sans grande surprise, ses recherches "Soledad" et "homme 35/40 ans moustachu" fournirent des résultats mitigés, pour ne pas dire déroutants, et, après une demi-heure d'explorations hasardeuses, Merci préféra effacer l'historique de recherche avant de fermer le navigateur.

Elle n'allait pas se laisser démonter pour autant. Comptant sur la relative fraîcheur de sa mémoire, elle fouilla dans le pot à crayons que Salut avait confectionné - une mocheté dont même son potier-brocanteur préféré n'aurait pas voulu -, et s'empara du bloc d'ordonnances. D'abord, la plaque. Tempes entre les doigts, Merci tenta de la visualiser. Elle était presque sûre d'avoir lu un 3 et un D, puis un O, ou un 0, peut-être, mais impossible de savoir ce qui venait après. Elle nota ce qu'elle put dans un coin de la feuille, ajouta "Chevrolet Monte Carlo" et "pièces détachées Feliu" avant de tracer un grand ovale et quelques lignes. La base des cheveux, les sourcils, la bouche. Elle s'appliqua, gomma un peu pour rendre les yeux plus ronds et la mâchoire plus carrée, ajouta tous les poils qu'il fallait, la mèche blanche, puis admira son œuvre. Le résultat tenait du mélange entre Zorro et un poivron.

— Vous êtes extrêmement moche, señor.

L'espace d'un terrible instant, elle crut le voir sourire. Elle s'empressa de plier son ordonnance et de la ranger dans sa poche.

Elle avait bien une idée pour compenser ses talents artistiques inexistants, mais l'idée en question lui causait de nouveaux bouillons dans l'estomac : utiliser le logiciel de portrait-robot que Patxi avait téléchargé pour ébaucher la tronche de Rafi. Ça signifiait retourner à la bibliothèque, donc sortir. Dehors. En pleine nuit. Vadrouiller là où tant de mauvaises choses pouvaient rôder. Et si Soledad était revenue sur ses pas pour découvrir que Merci avait survécu ? Si elle débarquait à Belmont pour finir le travail ? Pire : s'il décidait de s'occuper personnellement de son cas, lui ?

— Alors ?

— Je suis passé chez elle, grommela Patxi. Tout était éteint. Elle répond toujours pas.

Il ne lui demanda pas de ne pas s'inquiéter, cette fois. De nouvelles pensées parasites commençaient à s'insinuer dans l'esprit de Merci, et ça devenait de plus en plus difficile de les tenir à l'écart. Il n'y avait aucun risque pour que Madame Landry ait fait les frais de ces malfrats, pourtant. Aucune raison pour qu'une attaque de moustachu ait réduit l'entièreté du clan Landry au silence.

— Je tente le coup à l'usine, reprit Patxi. Va te coucher, toi.

— Oui, oui.

Un sage conseil. Merci n'avait aucun moyen de précipiter l'apparition de Madame Landry, bien malheureusement, et le portrait-robot pouvait attendre. Cela dit, l'attirail de Patxi aurait pu lui permettre de fouiller un peu plus loin et un peu plus intelligemment dans les méandres des Internets : qu'est-ce que le Baron Moustache observait avec ses jumelles ? Simple passion aéronautique ? Repérage ? Est-ce que l'aérodrome proposait des vols de nuit, en temps normal ?

— Pro patria vigilant, lança une voix.

Qui devait être celle de Merci, puisqu'elle était seule dans la pièce. Qui d'autre pouvait connaître la devise latine de la police nationale, de toute façon ? Qui d'autre aurait pu la lui asséner comme un coup de trique ? "Pour la patrie, ils veillent". Elle veillait, mais surtout pour Belmont, pour Madame Landry, pour tous ses concitoyens. Pas Patxi, qui aurait dû profiter d'un repos bien mérité à cette heure-ci. Pas Feliu, qui aurait mieux à faire au petit matin que d'arpenter une scène de crime. C'était son rôle, sa mission, et peu importait qu'elle lui fasse peur pour la première fois de sa vie.

Merci se mit au garde à vous plus qu'elle ne se leva. Elle jeta un coup d'œil à l'horloge de l'ordinateur. Minuit. Si Salut mettait autant de cœur à l'ouvrage que Merci l'espérait, il pourrait encore se passer deux heures avant qu'elle vienne vérifier son état, ce qui lui laissait une bonne marge. Elle avala une dernière tranche de jambon cru pour la route, gratta les plaies dans son cou, lorgna la table d'auscultation et la couverture rêche que Salut avait sortie pour elle, puis quitta enfin le bureau pour caler dans la salle d'attente où les lampadaires projetaient l'ombre mouvante des eucalyptus, dessinant des mains dans les feuilles et des couteaux dans l'écorce.

— Ressaisissez-vous, agent Barrilleaux.

Elle s'imagina qu'une nouvelle absence l'emportait et fut dehors en un clin d'œil. Un vent poivré remontait la Grand Rue en chahutant sa frange et un sourire de lune éclairait le centre-ville comme en plein jour. Merci scruta les alentours, mais il n'y avait pas âme qui vive, à l'exception d'un chat qui lui fit le gros dos et s'enfuit à toutes pattes quand elle traversa la route. La bibliothèque n'était pas loin, de l'autre côté du parc, et puisque la mairie se trouvait sur le chemin, Merci songea qu'elle pourrait passer vérifier que Madame Landry n'y avait pas fait un crochet depuis le passage de Patxi.

Elle prit par la rue de l'Eglise. Tout au bout, en grimpant, les crocs de la Sierra grignotaient le ciel. Le vent descendu de la montagne chuchotait dans les venelles, dans les feuilles des bougainvilliers qui se balançaient aux balcons, dans les caniveaux où les pelotes de foin et d'écorces pelées faisaient comme des buissons de virevoltant. Un autre chat feula, puis un autre, et les poils de Merci se dressèrent sur ses avant-bras juste avant qu'un froissement s'élève derrière elle.

Dans un dessin animé, elle aurait bondi hors de sa propre peau. Elle pivota. Rien. Personne. Les chats s'étaient carapatés. De temps en temps, des chauves-souris traversaient le ciel comme des cerfs-volants. Elle pouvait encore faire demi-tour, mais la bibliothèque était toute proche, maintenant. Tant pis pour la mairie. Merci se remit en marche, plus vite, mais les grillons s'étaient tus et, dans le silence presque complet, elle croyait entendre des pas.

Quelqu'un la suivait.

Elle ravala un couinement et accéléra. Fuir ou se cacher ? L'adrénaline aurait dû l'allumer comme un feu de joie, mais elle arrivait à peine à trottiner. Elle voyait trop net et trop noir à la fois, des couleurs dans les ténèbres, des halos dans les étoiles, des sons, des odeurs. Elle allait tourner de l'œil. Plus loin, un raccourci permettait de rattraper la Grand Rue par les traboules, mais les pas se rapprochaient et Merci s'engouffra dans le premier refuge qu'elle trouva : une faille entre deux façades presque mitoyennes, dont les pierres lui râpèrent les épaules et les hanches quand elle s'y faufila. Elle se retourna à temps pour voir une ombre passer devant sa cachette, continuer sa route et s'arrêter presque aussitôt.

Nouveaux froissements, nouveaux crissements de semelles sur le bitume. Il la cherchait. Ou elle ? Merci ne pouvait pas s'échapper : le passage s'achevait en impasse à l'arrière d'un garage, trois mètres dans son dos. Elle attendit un souffle de vent plus bruyant que les autres pour se baisser et attraper un morceau de tuile tombée. Ses tympans bourdonnaient tellement qu'elle ne s'entendait plus respirer, mais lui ? Lui allait tendre l'oreille, capter ses halètements de vieille carne, la traquer et la coincer dans cette crevasse et l'achever et laisser son cadavre debout, retenu par les épaules comme un fêtard par des amis un peu moins éméchés que lui.

Merci ne voulait pas mourir ici, pas comme ça. Pas mourir tout court. Elle rassembla ses forces, attendit de voir l'ombre revenir et s'éloigner, puis surgit en brandissant son arme de fortune. Carambolage. Elle gémit. Il glapit. Et chouina :

— Me faites pas de mal ! Arrêtez !

Merci frappa et manqua sa cible, mais essaya encore, et encore, jusqu'à ce que la familiarité de sa voix perce le brouillard.

— Stop ! Madame, arrêtez !

L'ombre recula quand Merci se figea, assez pour qu'elle reconnaisse les virgules argentées dans ses cheveux et les étincelles dans ses bijoux. Il dégagea la tête de derrière ses bras croisés, mais garda les mains dressées, comme si elle le tenait en joue.

— Vi… Victor ? croassa-t-elle. Qu'est-ce que tu fous là ?

— Je…

— Pourquoi tu me suis ? Qu'est-ce que… ARGH !

Une crampe pareille à un coup de canif la prit sous le nombril et la mit à genoux. Avant qu'elle ait pu comprendre ce qui lui arrivait, Merci vomissait des torrents de carpaccio à peine digéré sur les santiags de Victor.

— Madame ? Madame !

Elle n'avait déjà plus rien à recracher, mais les contractions continuaient. Victor s'agitait autour d'elle, l'air de ne pas savoir s'il devait lui tenir les cheveux, l'allonger en PLS ou garder ses distances. Merci tenta de le chasser. Elle ne tremblait pas : elle convulsait. Et alors qu'elle sentait son estomac prêt à lui ressortir par la bouche, les nausées refluèrent brusquement, la laissant sonnée et pantelante, de la bile et de la bave plein le menton.

— Madame Barrilleaux ? Ça va ?

Une démangeaison atroce lui remontait de la panse à la gorge, mais le pire, c'est qu'elle crevait de faim. Qu'est-ce qu'ils lui avaient fait ? Quelle saloperie ils lui avaient injecté pour qu'elle subisse des effets secondaires pareils vingt-quatre heures après ?

— Vous devriez…

— Pas… le docteur… Calvet, coupa Merci.

Elle avait serré les poings et retroussé les babines. Elle devait avoir l'air échappée d'un zoo, et Victor, avec ses grands yeux écarquillés et sa bouche entrouverte, avait celui d'un lapereau pris dans les feux d'un camion.

— Emmène-moi… voir… Madame… Landry…

— Vous…

— Victor !

C'est ce qu'elle avait voulu crier, mais son grondement ne ressemblait pas à un prénom. Ça ne ressemblait à rien d'humain, en fait, et elle se demanda un moment s'il s'agissait d'une autre conséquence de ses perturbations gastriques. L'effet était là, en tout cas : Victor avait fait trois pas en arrière. La lumière vibrante avait drainé toutes les couleurs de son visage et la panique faisait palpiter une grosse veine juteuse dans son cou. Merci réalisa qu'il avait raison d'avoir peur qu'elle lui fasse du mal.

Elle s'attendait à ce qu'il proteste davantage, qu'il dise ne pas savoir où la maire se trouvait, qu'il refuse de prendre le risque de la trimballer où que ce soit dans son état, voire de seulement l'approcher, mais après encore une seconde d'hésitation, il passa un bras sous le sien et la remit sur pieds en tenant son visage le plus loin possible des émanations d'haleine fétide. Merci se laissa traîner à travers les ruelles, trop occupée à ne pas s'évanouir pour prêter attention au chemin qu'ils empruntaient. Une minute ou une éternité plus tard, Victor la fit grimper sur un scooter avant de l'enfourcher.

— Accrochez-vous, dit-il en mettant le contact.

— Mets… ton… casque.

Il l'ignora et Merci se cramponna à sa taille juste à temps pour encaisser son démarrage en trombe. Victor négocia un virage serré qui fit couiner la gomme et fumer les gaz, puis fila le long de la départementale, plein ouest, sa bécane déchirant le silence endormi de Belmont comme un coup de tonnerre. Les franges de sa veste administraient de petites claques bienvenues sur le museau de Merci, qui avait maintenant l'impression de s'auto-digérer. Elle croyait avoir lu que l'estomac humain contenait assez de sucs pour dissoudre un clou de dix centimètres, et en l'absence de nourriture ou de matériel de bricolage, le sien semblait s'être résigné à ronger ses propres parois.

— Vous tenez le coup ? cria Victor par-dessus le hurlement de l'air et du moteur.

Elle acquiesça contre son dos, mais c'était faux. La nuit explosait en feux d'artifice sur sa cornée. Le motif infini des vignes l'hypnotisait. Elle avait toujours plus envie de manger que de vomir, mais elle avait surtout envie que tout s'arrête, que tout s'éteigne, qu'elle disparaisse. Alors, quand elle vit une silhouette sur le bord de la route, flottant dans ses jupons et ses châles comme une Dame Blanche colorée, Merci ne fut pas surprise. Elle allait mourir, tout compte fait, et la seule chose qui importait désormais, c'était de mettre Madame Landry au courant de ce qui se tramait pour qu'elle protège leur ville en son absence.

— Elle a voulu venir ici, mais…

— Écarte-toi.

Ils étaient arrivés sans que Merci s'en aperçoive. Patxi avait dit vrai : pas de lumières, au Mas Landry, mais beaucoup de bruit et de tension, d'urgence dans les gestes qui la manipulaient. Quelqu'un se penchait sur elle. Merci mit un long moment à reconnaître les cheveux blonds, le menton prononcé, le nez un peu busqué, les yeux bleus gris, leur expression peinée, surtout, et la personne entière à qui tout ceci appartenait.

— Vous… Vous étiez où ? bredouilla Merci en se cramponnant au chemisier de Marianne Landry. Vous… Je… Je vous ai cherchée…

— Chhht, calmez-vous. Je suis là. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Marianne.

Une autre voix de femme. Un avertissement. Augustine ?

— Dites-moi, Mercedes, insista Madame Landry en l'ignorant. Qu'est-ce que vous avez vu ?

— Ra… Rafael Torres… La drogue rouge… Et Soledad… Une garde du corps ou… une tueuse à gages ou… Et lui… Il vous connaît… L'aérodrome et… Vous étiez où ? Vous…

— L'aérodrome ?

— Maintenant, Marianne !

— D'accord, d'accord.

Nouvelle agitation. Quelques secondes plus tard, on écrasait le goulot d'une bouteille sur la bouche de Merci, qui se mit à saliver, les papilles crépitantes, les gencives retroussées, puis à boire, boire, boire de grandes lampées tièdes et âpres au goût d'orange et d'épices sans plus se soucier des nausées. Un son à mi-chemin entre le râle et le sanglot s'échappa de ses lèvres quand on lui arracha son biberon, une douleur plus profonde que le manque et le rejet qui lui cisaillaient le ventre, et Marianne Landry l'étouffa contre sa poitrine.

— Je suis là, Merci, répéta-t-elle en la serrant. Tout ira bien, maintenant.

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itchane
Posté le 13/10/2023
Hello !

Décidemment, ce récit parvient toujours à nous surprendre. Comme je le disais dans un précédent commentaire, le rythme du récit est toujours en décalé. Les éléments s'emboîtent systématiquement autrement que ce que l'on aurait pu penser.
Je ne m'attendais pas à ce qu'elle retrouve les Landry si vite ni à ce que leur rencontre soit "positive" (enfin, façon de parler quoi).

En fait, le truc de Merci, c'est de toujours faire l'inverse de ce qu'on lui dit non ? x'DD C'est une façon bien à elle d'avancer dans le récit : P

Le personnage de Victor est très étonnant, il y a une forme de super loyauté dans ce chapitre qui le rend très intéressant je trouve.
Et j'ai beaucoup ri lorsque Merci trouve le moyen de lui dire de mettre son casque dans une situation pareille x'D

Finalement le plus surprenant aussi c'est que Merci semble avoir plus d'alliés que ce que l'on pouvait croire. Dans ce chapitres toutes les rencontres sont celles de gens qui cherchent à l'aider. Il y a donc un fort contraste entre ce village où tout le monde semblait vouloir la mettre sur le côté et finalement un tas d'individus qui l'aiment bien quand-même. Enfin c'est l'impression que donne ce chapitre...

En tout cas on est au chapitre 7 et je n'ai vraiment aucune idée de la direction que pourrait prendre ce récit désormais, et ça c'est super cool ! C'est tellement rare et appréciable de sortir des schémas narratif habituels.

Hâte de découvrir la suite ! : )
EryBlack
Posté le 05/10/2023
Oh puriiiin ça y est elle boit du sang
Il est trop cool, ce chapitre. Je veux dire, si on avait le moindre doute, je pense que tout devient très clair et même si moi je n'en avais aucun, c'était vraiment chouette à lire. J'adore les petits détails frappants comme la veine "juteuse". Je trouve qu'à la fois on est en terrain connu (la transformation en vampire) et à la fois ça ne donne pas l'impression d'être une copie de ce qu'on a déjà lu. Par exemple, ça me plaît que tu ne parles pas tant que ça de "soif", mais surtout de la faim. Que les perceptions de Merci soient complètement brouillées, aussi.
Je ne savais pas trop à quoi il fallait s'attendre avec les Landry : seraient-elles une aide ou deviendraient-elles des ennemies ? Du coup, la fin me rassure, même si j'attends d'en savoir plus avant d'être vraiment soulagée pour Merci. Des gens comprennent ce qu'elle traverse et vont l'aider à gérer, mais plein de points restent à éclaircir sur le rôle des Landry dans tout ça.
Je me suis demandé si Victor était lui aussi un vampire ou s'il était juste au courant sans être concerné lui-même. Ça aussi c'est un truc qui me plaît, que tu n'aies pas spécialement suggéré que les vampires ont une apparence particulière (même si hé, une idée : ils pourraient BRILLER AU SOLEIL par exemple, qu'en dis-tu ?). Enfin je dis ça, je suis pas sûre encore, juste j'ai eu l'impression que Marianne et Augustine en sont mais que ça ne se voit pas.
Bon, il faut bien le dire : ce chapitre me donne surtout une furieuse envie de lire la suite. Avec le précédent, ils forment une transition, un tout ; je ne me suis pas ennuyée une seconde, comme je te disais j'ai vraiment apprécié ta façon de présenter les choses, j'ai trouvé aussi que tu poses clairement des éléments pour la suite (le Baron Moustache, les examens de Salut...). Pour autant, c'est une torture de s'arrêter là xD Je veux savoiiiir je veux des répoooonses
Les trucs qui ont failli me faire glousser (alors que je suis à la BU) : les flexitariens qui bouffent des profs de yoga, l'attaque de moustachu, Zorro et le poivron, les petites claques des franges de la veste de Victor. Ne change rien ♥
Poutoux et à très bientôt ♥ (TRÈS bientôt) (pas vrai ?)
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