Nuit d'été (5)

Par Pouiny
Notes de l’auteur : La musique citée dans ce chapitre est "Le soleil noir" de Barbara. Je me suis inspiré de la version qu'elle interprète pour Jean Serge, au piano :
https://youtu.be/zLfPguGwze8

Merci d'avoir lu jusqu'ici :)

Je me levai le lendemain matin alors que le soleil était déjà très haut dans le ciel. Je ne vis pas Béryl cette journée-là, me disant qu’il fallait mieux que je la laisse se remettre de toute l’agitation de la veille. Je profitai alors de mes précieux jours de vacance d’été avant le début du travail pour racheter du matériel de photo ainsi que du matériel sportif. Les gants de boxe et les paos commençaient à s’abîmer a force de taper dessus n’importe comment avec ma mère. Celle ci m’avait avoué qu’elle se préparait sans doute à acheter un véritable sac de frappe professionnel, juste pour notre défouloir personnel un peu enfantin. La pensée me fit rire alors que je passai à la caisse du magasin. Les choses avaient beaucoup évolué depuis l’année passée.

 

J’eus plusieurs jours de répit ainsi où je profitais d’un repos plus ou moins mérité. Un peu de sport, un peu de photo. J’allais m’entraîner souvent avec Bastien le soir, une fois que le soleil décidait de moins nous brûler. Parfois, nous partions au petit matin sur son vélo en quête d’une rivière ; il pédalait en râlant, et je me redressais vers le grand ciel d’été en profitant du chant des cigales au milieu du vent. En vérité, c’était mon premier été au grand air et véritablement heureux de ma vie. Je me sentais comme libéré d’un poids lourd. Les moments passés avec Bastien, seul ou dans la chambre de Béryl à fuir la chaleur estivale furent tous pour moi extrêmement précieux, comme le début d’une nouvelle vie.

 

Mais au bout de quelques semaines, j’arrêtai les journées de farnientes pour enfiler un grand chapeau, un sac rempli de bouteilles d’eau et courir jusqu’au champ de tournesol. Je travaillai souvent dès le début de l’après midi jusqu’au soir, ou parfois au levé du soleil jusqu’à midi, en besoin de la nature du travail demandé. La vieille agricultrice passa plusieurs jours à m’expliquer quoi faire, les méthodes pour reconnaître un tournesol mâle et femelle, comment les reproduire, choisir avec quel mâle se reproduira quelle femelle.

« Ne choisis jamais à la taille ! C’est pas parce qu’un tournesol est grand qu’il est riche. C’est comme tout, parfois les plus petit ont plus de choses à apporter. »

Les premiers jours de travaux, je revins le soir rouge comme une tomate, complètement brûlé. C’était la première fois de ma vie que je prenais de pareils coups de soleil, incomparable avec ce que j’avais pu connaître jusqu’à l’heure. Je passa de biens mauvaises nuits, raillé par mon entourage. Même Béryl, qui au début paru inquiète, finit par rire de mon infortune :

« Au final, tu es bien un peu comme moi ! »

Je grommelai de douleur alors que l’agricultrice, plus que tout autre, m’apprenait la dure vie.

« Ça t’apprendra à venir en t-shirt avec seulement un chapeau ! Toutes les personnes qui vivent sous un soleil dur et cruel te le diront, face aux rayons, il faut se couvrir le corps. »

Et en disant cela elle me frappa bien fort sur un coup de soleil. Mon cri fut semblable d’un jeune chiot douillet.

« Ça va te tanner la peau, tu vas voir ! Bientôt t’auras plus rien ! Moi aussi, j’avais vécu ça, quand j’étais jeune. »

Souvent, elle me racontait un peu sa vie, comment elle s’était dirigé vers les plantes. Elle était souvent bougon, un peu franche, mais je pense qu’elle était surtout têtue et bornée.

« A mon époque, quand on s’occupait des champs, on faisait pas avec toutes les machines qu’on peut trouver aujourd’hui ! Y avait pas tout ces produits toxiques qui tue tout, là… On laissait vivre nos mouches autour de nos fruits, et on trouvait pas ça si sale ! Mais la société devient chochotte, je te le dis. Même mon fils, il serait pas capable de mettre ses pieds dans la terre meuble comme ça. Il appelle ça de la boue. De la boue, tu te rends compte ! Ma terre n’est pas boueuse, elle est riche, c’est tout ! »

Un jour, alors que me dressai de tout ce que je pouvais pour atteindre un tournesol particulièrement haut, elle m’avoua :

« Tu sais, moi aussi j’ai voulu suivre cette fièvre du rendement… Je voulais produire le plus possible, et suivre le rythme des autres. Bah, j’étais jeune… En vieillissant, j’ai fini par laisser tomber. C’est bête à dire, mais je me suis toujours fiée à mon odorat. C’est a l’odeur qu’on sait si un fruit est bon ou si il est pourri, après tout. Et l’odeur des produit que l’on me vendait, je ne pouvais pas la sentir, même après de nombreux essais. Alors j’ai tout plaqué. Comme sans les produits et sans l’aide, je ne pouvais pas m’occuper de toutes les terres que j’avais, j’en ai vendu quelques une, assez pour me faire une petite retraite. J’ai gardé ce morceau là, un tout petit morceau, et j’ai planté des graines de tournesol. Ça demande pas grand-chose, un champ de tournesol, par rapport à un champ de blé ou a des plantations de tomate ! Même pour des plantes d’été, elles ont quasiment pas besoin d’eau, c’était impressionnant, pour moi. Et ça se vend bien. Tous les touristes qui se baladent en été veulent avoir leur fleur en souvenir. Alors je suis contente, ça oui.

– Vous trouvez vraiment que votre champ est minuscule ? »

Je m’arrêtai un peu pour boire. A dire vrai, plus j’arpentai le champ autour des grandes tiges au fil des jours, et plus il me semblait immense. Il me semblait déjà impressionnant de devoir travailler cette terre seule, alors j’avais du mal à imaginer bien plus grand. Mais a ma question, elle se contenta de rire.

« Ah ça, vous les jeunes, vous avez plus idée de ce que c’est de travailler ! »

Elle ne dit rien de plus, nous reprîmes alors le travail.

 

L’expérience fut difficile mais enrichissante. Je n’oubliai jamais comment reconnaître un tournesol mâle et femelle, ni les bases de l’entretien ou du soin des plantes. Les après midi debout, sous la grande chaleur et un soleil flamboyant me semblaient parfois bien longue, mais je ne regrettai pas une seule fois ma décision de travailler ici pour l’été. Mais je compris bien vite que je ne ferai jamais ce genre travail pour le reste de ma vie. Même si il m’était plaisant de passer du temps dehors, au milieu des hautes tiges vertes sous un soleil bleu, l’agriculture me prenait un temps précieux, mais surtout une énergie indispensable. Quand je sortais d’une demi journée de travail, manquais de m’écrouler en rentrant chez moi. Aller rendre visite à Béryl, passer du temps en famille ou avec Bastien devenait de plus en plus complexe. Mais plus grave encore, m’entraîner à la course ou prendre le temps de prendre quelques photos n’étaient plus possible, et me manquaient profondément. Même si mon travail était physique, en prouvait mes courbatures des premières semaines qui rappelaient à mon corps l’existence de certains muscles dont je n’aurais jamais douté de l’existence autrement, il me paraissait aussi trop calme, trop statique. Mon cœur qui battait dans ma poitrine, les deux pieds dans la terre, me semblait battre son envol en regardant le ciel durant mes heures de travaux.

 

Il prit fin au bout d’un mois et demi, qui passa finalement assez vite. La vieille agricultrice me serra la main à la fin de ma dernière journée, peut être un peu émue. Elle finit par me dire :

« Tu es un bon garçon, tu pourras revenir travailler ici quand tu veux !

– Ce serait avec plaisir, madame. Un grand merci à vous. »

Et je quittai le champs, sous un soleil d’été, avec un petit pincement au cœur. Mais il restait encore un peu d’été à profiter. En rentrant jusqu’à chez moi, je me forçai à rester un petit peu enthousiaste.

 

Mais une mauvaise surprise mit du plomb dans l’aile de mon optimisme. Car reprendre du temps pour retourner à l’hôpital me fit remarquer l’état décroissant de ma sœur, ses cernes bleues sous ses yeux rouges, le regard humide de mon père qui parfois venait avec moi. Béryl ne s’était au final jamais bien remise de notre escapade nocturne, dont jamais personne n’eut vent un jour. Inquiet mais impuissant, je restai là, à faire les cents pas dans sa petite chambre sombre, alors qu’elle me souriait faiblement, mais gentiment. Et une soirée d’été, calme et apaisante, son sourire finit par s’effacer pour de bon.

Je n’ai jamais su si son état s’était vraiment aggravé à cause de notre visite nocturne, où si il aurait été détérioré de toute façon. Je n’avais pas osé avoué mon méfait à qui que ce soit, de peur d’être repris en justice. Seul Bastien savait et devait sans doute s’interroger de la même manière. Etait-il complice d’un meurtre, ou héros d’une libération ? Ce secret, au milieu de cette eau trouble, nous rapprocha davantage.

Ma mère au final, ne revit jamais ma sœur en face-à-face, et elle devait vivre avec ce poids-là tout le restant de sa vie. Mon père prépara les funérailles, seul capable de s’en occuper au milieu de la torpeur qui s’était accaparé de nous.

Nous étions le vingt Août, dans la fleur de l’été, et la petite flamme vacillante de Béryl s’était éteinte dans l’obscurité. Et moi, je restai prostré dans ma chambre, enfermé, plusieurs jours sans mot dire, oubliant les vacances d’été pour ne plus savoir à quoi penser. Mais il fallut bien aller à l’enterrement, quelques jours plus tard. Alors, je suivis mes parents en silence, m’engouffrant avec eux dans la voiture. Le paysage ensoleillé passait devant mes yeux à toute vitesse, mais trop vite pour que je puisse m’y attarder. Ma tête s’écrasa lourdement sur l’accoudoir de la voiture. Toute cette lumière me brûlait les yeux. J’avais remis à contre cœur ce costume noir, élégant, que m’avait choisi ma mère un mois plus tôt pour l’exposition de mes photos de soleil. L’ironie me prit à la gorge, mais il me semblait incapable de verser la moindre larme.

 

Toute la famille, proche ou lointaine, se réunit dans une petite salle vitrée et blanche, face un grand cercueil en bois clair. Il était évident que nous ne pouvions pas l’ouvrir pour la voir, de peur que la salle prenne feu sous l’effet de la lumière sur la peau sans vie de Béryl. Bastien arriva, dans ce même costume presque trop grand qui m’avait fait tant rire la première fois, et qui ne me provoquait plus rien, ce jour là. Il posa son vélo à la hâte, et me prit la main sans aucune dissimulation. Je regardai ses yeux ; il resta silencieux, mais il était clair que sa voix était brisée dans sa gorge. La cérémonie commença, droite, ennuyeuse, sans histoire. Aucune photo de Béryl ne trônait dans la pièce ; quelques fleurs, quelques mots, rien de plus. Tout était sombre, dans cette petite salle vitrée, et c’était sans doute tant mieux. Pas très loin assise à coté de moi, ma mère pleurait. Le maître de cérémonie tenta de l’appeler pour qu’elle dise quelques mots, mais elle en était incapable. Habitué sans doute, il demanda avec une voix sans émotion, si quelqu’un voulait prendre la parole. Mon père me jeta un regard lourd de sens, une demande silencieuse. Bastien me mit un léger coup de coude ; alors, comme dans un rêve, je me levai. L’homme eut un fin geste de la tête. Il quitta l’estrade, me laissant la place face aux micros et aux membres de ma famille.

 

Pour tout dire, je n’en connaissais pas la moitié. Je regardai un par un, les visages de chacun. Une tante ? Une marraine ? Un grand-père ? Tout ce que je savais, c’était que pas un seul n’était venu ne serait-ce qu’une fois à l’hôpital. Je n’avais aucune idée de ce que je pouvais dire à ces gens. Je jetais un coup d’œil à Bastien ; il était en larmes. Il avait beau pu croiser Béryl que quelque fois avant sa mort, la rencontre s’était, je crois, plutôt bien passée. Il m’avait avoué avec franchise qu’il avait trouvé son regard déstabilisant ; je ne pouvais pas lui en vouloir. Je regardai mes parents ; mon père tenait ma mère dans ses bras. Elle semblait démoli, sans doute par de la tristesse, peut-être par de la culpabilité, avec lequel elle devrait vivre toute sa vie. Je tentai un petit sourire forcé. Cela faisait déjà quelques instant que je les regardai sans rien dire, et l’instant devait être bien gênant, tout autant qu’un silence dans un enterrement pouvait l’être. Mais je n’avais aucune idée de quoi dire. Je n’avais jamais été très doué avec les mots, et même si je repensais à tout ces grands discours émouvants qu’on pouvait entendre dans les films, le quart de la moitié d’un commencement d’un mot ne pouvait pas me venir. Je m’éclaircis un peu la voix, gardant mon faux sourire, et tout ce qui sorti fut :

« Au final, on s’en est pas si mal sorti, non ? »

Ma voix se brisa instantanément ; je sentais déjà mes larmes monter. Tout me sembla alors insupportable; les regards, la lumière, les gens, le monde, la vie. Brutalement, je me précipitai hors de l’estrade, hors de la salle, violentant une chaise au passage. Je me retrouvai dehors, sous un soleil aveuglant a peine coupé par un olivier. La faible ombre de ses branches et de son tronc fin et lisse me protégeait un petit peu de la chaleur de l’après-midi. Face à lui, je ne sus quoi faire ; courir encore, m’enfuir, loin ? Mais abandonner ma sœur me semblait impossible. Après quelques minutes bloqué, je me laissais tomber de tout mon poids par terre, m’appuyant sur le mur blanc du bâtiment. Assis, recroquevillé les genoux contre ma poitrine, j’avais envie de pleurer, de crier comme j’avais pu le faire auparavant, mais tout me semblait impossible. Comme si ce qui devait sortir était trop gros, trop grand, trop insupportable. Je restai alors là, immobile, bloqué, la tête et le dos appuyé contre un mur en béton clair, à respirer en tremblant le bon air de ma petite ville campagnarde, loin de l’agitation. Après une éternité, j’entendis la porte s’ouvrir. Une ombre passa devant mes yeux ; Bastien s’assit à coté de moi.

 

Il resta silencieux un long moment. Nous étions deux jeunes hommes en costume noir, silencieux et immobile, l’un à coté de l’autre. J’avais presque envie de lui demander de partir ; mais ça m’était impossible. Et il ne disait rien qui me permettait de le disputer. Je le regardais du coin de l’œil, faisant semblant de l’ignorer. Il semblait abattu, mais calme. Ses larmes avaient séchées. Sa respiration, un peu tremblante, était parfaitement harmonisée avec le doux vent d’été qui passait dans ses longs cheveux. Passé un moment sans un mot, il finit par prendre une grande inspiration ; sa voix, claire et douce, résonna entre deux branches de l’olivier.

 

Mais la terre s'est ouverte,
Là-bas quelque part,
Mais la terre s'est ouverte,
Et le soleil est noir,
Des hommes sont murés,
Tout là-bas, quelque part,
Des hommes sont murés,
Et c'est le désespoir…

 

Bastien chantait, le dos droit dans son costume noir, le regard fixé vers le ciel. Son visage calme et impassible accompagnait avec sérieux les paroles douces et amères de sa chanson. Son air n’était que pour moi ; la famille à l’intérieur pour le reste de la cérémonie était totalement ignorante de ce qui pouvait nous arriver. Et alors que je me laissais emporter par les notes, il me semblait entendre, sous la voix douce de Bastien, quelques accords tristes au piano.

 

Mais un enfant est mort,
Là-bas, quelque part,

Mais un enfant est mort,
Et le soleil est noir,
J'entends le glas qui sonne,
Tout là-bas, quelque part,
J'entends le glas sonner,
Et c'est le désespoir…

 

Triste et languissante, la chanson prenait néanmoins le temps d’être belle. Faisant concurrence au vent, le souffle régulier et le frottement des feuilles de l’olivier dans l’air semblait presque accompagner Bastien de quelques percussions. Le temps d’une valse lente se faisait entendre, comme une danse funèbre, une litanie qui essayait de mettre sa robe du soir. Attentif, me concentrant uniquement sur la voix chantante, il me sembla que le monde se rétrécissait autour de moi. Les accords de la mélodie si entêtante, aux paroles si rondes et si simples, me semblait couler tranquillement dans le reste de la campagne, bien que ces notes n’étaient que pour moi.

 

Je veux bien essayer,
Et je veux bien y croire,

Mais je suis fatiguée,
Et mon soleil est noir,
Pardon de vous le dire,
Mais je reviens ce soir,
Le cœur égratigné,
Et j'ai le désespoir.

 

Bastien tint un peu la dernière note, comme si il avait peur de la lâcher. Quand le silence se fit, il ferma les yeux, presque tremblant. Il avait l’air vraiment secoué. Le silence qui suivit sa chanson me sembla insupportable à mes oreilles, sifflant comme des cigales dans les montagnes. Alors, je demandai avec une voix rauque :

« Barbara ?

– Oui. »

La douceur de sa voix chantante était partie, pour une voix plus grave, moins assurée, plus peureuse. Je me rapprochai de Bastien, presque aussi prostré que moi, en mettant mon bras sur ses épaules, comme il le faisait parfois pendant les pauses de nos entraînements.

« Je ne savais pas que tu connaissais.

– Mes parents écoutaient beaucoup ses chansons, il y a longtemps. J’ai du retenir sans trop y prêter attention. Je n’y ai pas réfléchi, c’est juste la première chose qui m’est venue.

– C’est joli. Tu chantes bien.

– Merci. »

Mais le cœur n’y était pas. Il eut un petit rire triste.

« Je ne sais pas faire de belles photos, comme toi. Je ne peux pas t’offrir de soleil aussi beau que tu as pu le faire. Alors c’est ma façon à moi de te l’offrir.

– Tu n’as pas besoin de m’offrir un soleil, tu sais. Il est juste là, lui répondis-je en pointant le ciel. »

Il eut un petit sourire gêné. Mais j’avais bien compris ce qu’il voulait dire. Je murmurai :

« Je… Je ne peux pas. J’ai pas l’impression qu’on enterre ma sœur. J’ai l’impression qu’on enterre une petite partie de moi, un morceau de mon univers, qui m’était essentielle. »

Une larme solitaire coula sur ma joue, sans aucune tentative de retenue. Je ramenai mon bras sur mon genoux. Bastien me regardait de ses yeux verts avec intensité et une émotion que je n’arrivais pas à déchiffrer. Il soupira :

« Tu sais… Je suis fils unique. Et j’ai toujours été jaloux des personnes qui avaient des frères et sœurs. Ça ne m’empêche pas de bien vivre, bien sûr. Mais j’ai toujours l’impression qu’en étant seul, j’ai toujours manqué quelque chose, quelqu’un, un sentiment que je ne pourrai jamais vivre. »

Il prit une grande inspiration, comme si il avait peur de m’avouer quelque chose.

« Quand tu m’as dit la première fois que tu avais une sœur jumelle, tu te souviens comment ça s’était passé ? Tu m’avais regardé, après un entraînement, avec un regard coupable. Puis tu m’as simplement dit ‘‘Tu sais, j’ai une sœur jumelle handicapée, et je n’arrive plus à aller la voir.’’. Ça te pesait, ce jour là, hein ? J’ai pas trop su quoi te répondre de suite, je ne sais pas comment tu l’as interprété. Mais la première chose qui m’était venue, avec tout mon égoïsme, c’était simplement ‘‘Tu as une sœur jumelle, mais quelle chance tu as !’’ »

Il rit un peu, gêné.

« Les gens ne retiennent dans les informations qu’on leur donne seulement ce qui les arrange. Je m’en suis bien rendu compte, dans ma réaction, où j’étais jaloux de toi, alors que tu avais vraiment l’air malheureux d’être si proche de quelqu’un d’aussi fragile. C’est pour ça que je n’ai pas réussi à te répondre ce jour là. A force de connaître votre histoire, à tous les deux, j’ai bien compris toute la difficulté de la situation, et toute la douleur qui pouvait en résulter. Mais j’étais quand même jaloux. Une sœur jumelle, quel lien si étroit et si particulier cela doit être, malgré tout ! »

Il prit une pause pour respirer un peu.

« Aujourd’hui, je te vois complètement perdu et anéanti, dans un état de tristesse que je ne pourrais imaginer… Et je reste jaloux. Tu possèdes toujours quelque chose que je ne connaîtrais jamais. Cette douleur que tu dois ressentir est la preuve d’un amour si rare, si fort et si précieux… Il est le dernier cadeau de ta sœur. Alors accepte le… C’est peut-être sa façon à elle de t’offrir son soleil. »

Je ne tins pas plus longtemps. Je tombai dans ses bras, et sous les branches de l’olivier, à terre d’un mur en béton blanc, je pleurai toutes les larmes de mon corps. Bastien n’était pas vraiment surpris ; il caressa mon dos couvert de son costume noir, attendant en silence que je me calme. Il devait sans doute penser que cela m’était nécessaire d’éclater en larme ainsi, comme un enfant. Peut être avait-il un peu raison. Les adultes sortirent de la salle pour suivre le cercueil jusqu’où il allait être enterré, mais ni moi ni Bastien nous levèrent. Personne d’autre ne resta auprès de moi ; mes parents avaient besoin de suivre le cortège. A un enterrement, chacun à sa manière de faire son deuil. La mienne fut celle là, et la douleur qui en résultat n’était pas explicable.

 

Il dut se passer bien plusieurs heures avant qu’épuisé, mes sanglots se calment. Le costume trop grand de Bastien était trempé. Mais quand je le regardai, il me souriait gentiment, simplement. Le soleil allait se coucher quand Bastien et moi nous levâmes et repartîmes en vélo. Il pédalait à allure lente, prenant le temps le temps de rentrer. J’étais attaché à sa taille comme un enfant qui avait peur dans le noir, regardant le paysage défiler avec un sentiment morose accroché à mes yeux. De loin, je vis le champ de tournesol où j’avais emmené Béryl, qui avait apporté tellement de choses. Alors qu’il passait dans l’horizon sans s’arrêter, quelques larmes épuisées roulèrent encore vers le sol à vive allure.

 

Je restai plusieurs jours avec Bastien, devant me remettre de ma blessure au cœur. Mes parents devaient se remettre de la leur, bien différente, de leur coté. Mon camarade m’aida à penser à mes concours d’entrées, à me remettre dans le rythme d’une vraie vie. Nous continuâmes nos entraînements sportifs, peut être avec moins d’intensité. Dans mes photos et dans ma course, il me semblait manquer l’essentiel. Dans ma petite ville proche des montagnes, il me sembla d’un coup manquer d’espace. Pour la première fois de ma vie, me vint l’envie de partir.

 

Au final, Bastien parti chercher du travail dans une ville bien plus grande, assez éloignée de l’endroit où nous vivions. Je le suivis dans une école de photographie, au malheur de mes parents qui eurent du mal à me lâcher la bride après la disparition d’un de leurs enfants. Mais je partis, et respirai mieux plus loin. Je commençai ma vie d’adulte, avec de nouvelles photos, de nouveaux horizons, peut être un peu plus plat. Je ne revins pas dans ma vie natale avant quelques années. Il me fallut bien plus de temps, avant de pouvoir me recueillir sur cette tombe où je n’avais pu aller, la dernière fois.

 

J’y allai seul, entrant dans une après midi d’automne dans ce lieu si vide, si morne. Je me dirigeai vers l’indication de mes parents. Je trouvai assez facilement, cette petite tombe en marbre gris sombre, avec ton nom et ta date de naissance. Très sobre, je dois dire ; pas une fleur ni une photo, là encore, ne trônait sur ta tombe. Alors, comme dans cette nuit d’été, je sortis de mon sac une fleur de tournesol séché, qui t’avait tant plu, et une photo déchirée, au soleil brûlé, dont j’étais si fier. En le posant sur ta tombe, je ne pus m’empêcher de te dire :

« Je n’avais pas de photo de toi… Mais je me suis dit que celle-là t’allait bien. »

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dodoreve
Posté le 10/04/2021
Je me doutais que ça se finirait comme ça et ça n'empêche pas les larmes (les miennes cette fois-ci). Pardon mais je me vois mal commenter en profondeur, là encore... Merci pour cette belle histoire, pleine de tendresse et de vie. <3
Pouiny
Posté le 10/04/2021
J'suis entre le "j'ai réussi" et le "je suis tellement désolé" c'est très bizarre x') je suis vraiment content que ça t'aie plu :) C'est ce chapitre qui a fait que j'ai écrit les fleurs de l'ombre, pour Bastien, il était en même temps incroyable et parfaitement normal dans cette histoire, il fallait absolument que je le développe...

Du coup, j'espère te revoir pour les fleurs de l'ombre (avec un peu de temps pour te remettre de tes émotions) ? :D
dodoreve
Posté le 11/04/2021
Ouiii je vais laisser un peu de temps passer pour savourer tranquillement, et j'y reviendrai :)
Pouiny
Posté le 11/04/2021
<3
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