Il avait emménagé quelques jours avant sa rentrée, histoire de prendre des marques et comprendre le fonctionnement de la ville. Il avait passé une journée, toute simple, à se perdre dans le métro. Retenir la carte, les stations, les lieux… Même si ça lui semblait absurde, ça le rassurait. Le matin de sa rentrée dans l’école, il arriva devant le portail une demi-heure avant tout le monde, juste pour être sûr de ne pas être en retard. Le bâtiment était somptueux comme un ancien théâtre, d’un classicisme à toute épreuve. Pourtant quand il put entrer dans la grande pièce vitrée qui allait devenir sa principale salle de cours, il n’était qu’une dizaine de personnes réunies.
Il n’y avait ni table, ni chaise, si bien que naturellement, tous les élèves avaient fait une ronde, debout et droits comme des piquets. Tous se dévisageaient sans rien se dire, ne sachant pas si l’humeur était plus à la défiance de la compétition où à la chaleur de l’entraide. Chacun se jaugeaient, s’observant en travers sans l’assumer. Dans la dizaine d’élèves, dans les apparence, il n’y avait qu’un seul garçon avec Alexandre. Tous les autres avaient un style très féminin, avec des vêtements serrés, des ballerines et des longs cheveux attachés. Aucune d’entre elle avait de lunettes : pour une raison absurde, Alexandre en était soulagé.
Ils restèrent tous silencieux jusqu’à l’arrivée d’un professeur. Son arrivée dans la pièce, saluant les nouveaux élèves dans un ton chaleureux, laissa échapper à certains un soupir de soulagement, alors que l’ambiance se détendait.
« Bonjour, et bienvenue dans notre école ! Avant que je vous explique un peu plus en détail de programmes de vos prochaines années ici, je vais vous demander de vous présenter entre vous. Voyez-vous, l’école se fait une fierté d’être composée de petites classes de moins de quinze personnes : vous serez souvent amenées à travailler et collaborer ensemble. C’est comme si vous alliez en colonie de vacances ! Alors, je vais vous demander de vous présenter, chacun votre tour. Qui veut commencer ? »
Malgré tout l’enthousiasme qu’avait le jeune professeur, seul un silence de mort lui répondit. Son sourire se crispa en une espèce de gêne, regardant un par un les jeunes gens qu’il avait en face de lui, cherchant de quoi se raccrocher quelque part. Son air s’illumina de nouveau quand son regard s’arrêta sur la jeune fille à côté d’Alexandre.
« Très bien, Charlie, commence, toi !
– Moi ?! »
Alexandre dut retenir un mouvement de recul, alors que la jeune fille soupirait en baissant la tête. Elle était blonde, les cheveux attachés en une couette qui semblait avoir été faite à la va-vite. Habillée, comme tous les autres, en tenue de danse serrée contre son corps, il était facile de constater qu’elle était très fine. Son torse faisait presque plat, alors qu’elle avait caché ses jambes dans un leggins noir. Elle replia ses genoux, par réflexe, quand elle prit son air :
« Bon… En vrai, je m’appelle Charlotte, mais je déteste ce prénom, donc appelez-moi Charlie. J’ai redoublé ma première année, donc je me retrouve là… Mais je compte toujours faire de mon mieux ! Quoi d’autre… Je vais avoir vingt ans en janvier, je ne vis plus chez mes parents, parce qu’ils habitaient trop loin d’ici, je n’ai pas de frère et sœur ni d’animaux, et je fais de la danse depuis toute petite, mais j’imagine que c’est le cas pour tout le monde ici, alors c’est tout ! C’est bien tout ?
– C’est super, Charlie, commenta le professeur avec gentillesse. Tu vois que tu peux le faire ! Bon, au suivant, on va tourner ? »
En croisant le regard du professeur, Alexandre comprit qu’il n’y avait aucune chance de s’en sortir. Après un immense soupir qui résonna jusque dans les poutres du haut plafond, il demanda :
« Je dois répondre à quelle question ?
– Comment tu t’appelles, déjà, ce serait un bon début, répliqua le professeur avec amusement.
– Je m’appelle Alexandre.
– Très bien, Alexandre, ajouta le professeur en comprenant qu’il ne dirait pas plus. Quel âge tu as ?
– J’ai dix-sept ans, j’en aurais dix-huit en décembre.
– D’accord. Et qu’est-ce qui te plaît, dans la danse ? Qu’est-ce qui fait que tu te retrouves ici, aujourd’hui ? »
Il allait protester que sa voisine n’avait pas eu à répondre à une telle question, mais en apercevant son regard soulagé, il oublia l’idée. Après un long moment de silence, ou tous lui laissèrent le temps d’organiser ses phrases dans sa tête, il déclara presque pour lui-même :
« Mon père doit faire partie des meilleurs danseurs irlandais. S’il ne l’est plus, il a du l’être, à un moment de sa vie. Il est très fort surtout en… ce qu’on appelle claquette, ici, mais je trouve vraiment ridicule, donc moi, je parle de step dance. Voilà, mon père est très fort en step dance. Et d’aussi loin que je me souviennes, j’ai toujours essayé de l’imiter. Donc, j’ai toujours aimé la danse… Quand il m’a donné les cours, il m’a enseigné de la danse classique, le peu qu’il connaissait, pour que je comprenne les positions et les postures que l’on pouvait retrouver dans sa pratique. Et … voilà. Je n’avais pas envie de danser comme lui, donc, je suis là.
– Super, Alexandre, c’est très intéressant ! Ça veut dire que tu as d’autres connaissances en dehors du classique ?
– J’étais dans une filière technologique spécialisée dans la danse au lycée, on a vu beaucoup de choses. On nous a pas épargné du moderne et du contemporain. »
A sa réponse honnête, le professeur éclata de rire.
« C’est difficile, le contemporain, hein ? C’est normal, vous êtes jeunes, ça viendra plus tard. Et donc, tu n’as jamais été en conservatoire ? Tu as tout appris de ton père ?
– Oui.
– Très impressionnant. Je suis sûr que tu auras plein de choses à nous montrer, Alexandre ! Très bien, alors au suivant ? »
L’élève à la droite d’Alexandre était le seul garçon du groupe. Grand, rasé de près, ses cheveux bruns coiffé au gel devaient fréquemment passer sous une tondeuse. Son t-shirt collé au corps laissait entrevoir une musculature impressionnante, presque équivalente à celle du professeurs. Ses dents brillèrent de mille feux quand il offrit un sourire à tout ceux qui le regardaient.
« Moi, je m’appelle Grégoire. Contrairement à Alex, personne dans ma famille fait de la danse. Ma mère m’a inscrit là un peu par hasard et parce qu’on lui avait dit que ce serait bien pour la motricité, quand j’avais entre trois et cinq ans. J’ai jamais arrêté, et toujours fait que du classique ! C’est pour ça que j’aimerai demander… Alex, tu pourrais nous faire une petite démonstration de la step dance ? »
Il allait répliquer qu’il ne s’appelait pas Alex, quand tous les regards rivés vers lui le fit taire. Même le professeur ne cachait plus sa curiosité. Ainsi, il ne fit que bégayer :
« Mais, je… peux pas ?
– Ah bon, pourquoi ? S’étonna le jeune homme. Tu n’as pas ce qu’il faut ?
– La step dance, ce n’est pas que des pas, expliqua Alexandre en se redonnant constance. C’est aussi la musique, le rythme, le son des pas. Et pour ça, on utilise souvent des planches de bois creuses, pour que ça résonne plus. Sans ça, l’intérêt est quand même moindre…
– Ça limite beaucoup les choses ! S’exclama Grégoire qui semblait un peu déçu.
– La salle résonne bien, même si ce n’est pas optimal, ce serait juste pour nous montrer ? »
Il croisa le regard de sa voisine, qui ne cachait même pas son envie de voir derrière ses yeux brillants. Se sentant cerné, Alexandre grommela en se levant :
« D’accord, mais je prend de la musique. Mon père peut danser et créer rien qu’avec le son de ses pas, mais là je pense pas que ça rendrait bien. »
D’un geste fébrile, il attrapa de son sac son téléphone et une vieille enceinte portative. Même de dos, il sentait le regard des autres peser sur lui. En silence, il récupéra ses chaussures de step dance, qu’il avait pris par réflexe. Il les équipa lentement le bout en fer sur ses talons, avant se remettre debout, devant tous les autres. Il lança depuis son téléphone une musique de son père prise au hasard. Il la laissa résonner en silence une première fois, le temps de d’assimiler les rythmes et les pas qu’il pouvait faire entendre dessus. Ne comptant que très peu sur le sol, il pensa à des mouvements plus amples, avec des sauts pour utiliser les talons qui, eux, feraient le son qu’il cherchait. Si bien qu’à la deuxième boucle, sans plus d’hésitation, il se lança.
Ce ne fut pas aussi mauvais qu’il aurait pu le penser. Virevoltant sur la la longueur, il jouait sur la vitesse, cherchant à taper sur le sol que pour les temps forts. Il ne portait plus aucune attention à ses bras, qui semblaient ballants. Personne ne le vit. Tous avaient le regard fixé sur ses chaussures, qui bougeaient si vite qu’il était difficile de suivre le mouvement. Même si le son n’était pas optimal, dans une salle de danse résonnante, au haut plafond et sol plein, la musique grésillante sur une petite enceinte tout juste sortie d’un sac, il était suffisant pour réaliser toute la technique qu’Alexandre avait survolée en un éclair. Quand il se figea dans son mouvement, genoux fléchis, les spectateurs lui laissèrent le temps d’éteindre son enceinte avant de l’applaudir.
« C’est vraiment impressionnant, assura le jeune professeur. Et je vois ce que tu voulais dire, le lien avec la musique classique.
– C’est pas identique, assura Alexandre en retournant à sa place. Mais, dans les bases…
– Merci beaucoup, répondit le jeune homme en baissant la tête. »
Alors que Grégoire continuait sa présentation, et laissait la place à sa voisine, Charlie s’approcha d’Alexandre pour lui murmurer :
« Comment tu fais pour ne pas tomber ?
– Quoi ? Comment ça, comment je fais ?
– Et bien, tu te déplaces sur un pied en alternant entre ton talon et ta pointe, tout ça dans la vitesse… Et en plus, tu tapes le sol ! Comment tu fais ?
– Bah… C’est comme tout, non ? Il suffit de travailler ? »
La jeune fille laissa échapper un soupir déçu. Tout en elle mettait Alexandre mal à l’aise : si bien qu’il ne lui demanda pas ce qu’elle voulait entendre de lui.
La journée se passa comme un éclair. Après la présentation de chacun des douze élèves, le professeurs expliqua le programmes, les matières obligatoires, le diplôme et les débouchées, allant de plus prestigieuse à la moins enviable. Tout n’était pas centré que sur la danse, bien que tout avait un rapport de près ou de loin à la musique. Alexandre découvrit avec stupeur qu’il allait avoir des cours de solfège, de culture musicale, d’analyse de partition et toutes sortes d’exercices étranges dont la musique des savants ne peut se passer. « On ne peut pas danser sur une œuvre que l’on ne comprend pas », justifia le professeur. Sans un mot, Alexandre cacha qu’il était sûrement le seul à n’avoir jamais rien fait de tout ceci de sa vie. Mais tout n’était pas que théorique : les élèves devaient assurer au moins une représentation tous les deux mois pour s’assurer de leurs notes. Ainsi, ils se créaient un réseau de personnes avec qui les danseurs professionnels se devaient d’être en contact : les salles de spectacles, les musiciens, les chorégraphes et metteurs en scène… Alexandre jetait parfois quelques regards autour de lui. Il avait l’impression d’être seul au milieu d’un univers dont tout le monde comprenait les ficelles. Mais il n’avait aucune envie de regretter son choix. Ravalant ses doutes, il resta silencieux pour le reste de la journée, commençant les cours et les pratiques. Si l’intensité lui semblait folle au lycée, dès le premier jour, la barre lui sembla monstrueusement haute. Bien que jeune et avenant, le professeur voyait tout, moindre tremblement équivalait à un retour à zéro. La fin de journée dans les vestiaires se fit pour Alexandre en cachant aux autres élèves sa respiration haletante. S’il n’avait jamais eu l’envie d’être le premier dans ses années de lycée, laissant volontiers cette place à celle qui le désirait plus que tout, il avait peur d’être le dernier. Pour ne pas faire de vague, il ne faut pas être attendu.
« Hé, Alex, ça te dit de se faire une soirée ?
– Hein, quoi ? »
D’autres élèves de l’école, plus âgés ou d’une autre classe, se changeaient dans les vestiaires des garçons pour la fin de journée, si bien qu’Alexandre était entouré de chahut dérangeant. Mais Grégoire s’était volontairement assis à côté de lui en lui parlant bien plus fort que ce qui l’entourait. Par réflexe, Alexandre cacha ses côtes. Face au torse musculeux et ruisselant de son camarade, il n’avait pas envie d’entrer en comparaison. Mais sans s’en soucier, Grégoire répéta :
« Une soirée ! Histoire de faire connaissance, tout ceux de la promo… Ça te dit ?
– Tout le monde est partant ?
– Un peu, oui ! Faut bien fêter notre début d’année, non ? Ça va être cool !
– J’ai pas l’âge pour boire de l’alcool, hein… »
D’abord surpris, Grégoire éclata de rire.
« Qu’est-ce que t’es mignon, toi ! T’es toujours aussi sage ?
– C’est pas être sage, c’est comme ça dans la loi, répondit Alexandre, perdu.
– La loi, la loi, qu’est-ce qu’on s’en fiche ? Je te paierai les boissons moi, si tu veux ! T’as jamais bu d’alcool ?
– Pas vraiment, non…
– Raison de plus pour venir, alors ! T’inquiète, tu risques rien avec nous ! »
Quand Alexandre sorti des vestiaire, son camarade l’attendait avec impatience. Ils s’en allèrent se perdre dans les rues de la ville. Le soir commençait à tomber, alors qu’Alexandre admirait avec joie l’eau du fleuve couler en-dessous d’eux.
« Je dois pas traîner trop tard non plus, j’habite un peu loin, tenta quand même le jeune homme.
– Oh allez, s’exclama Grégoire en lui frappant l’épaule, tu viens vraiment pas de la ville, toi, non ? Y a des lignes de métro jusqu’à pas d’heure ! Et au pire, tu peux toujours venir dormir chez moi hein, moi je suis a coté !
– Non, je préférerai éviter, assura Alexandre avec gêne. J’ai pas envie de déranger…
– Mais tu déranges personne, Alex ! C’est un plaisir que tu sois dans notre promo. Puis on va passer du temps ensemble de toute façon, non ? Alors un peu plus ou un peu moins… Tiens, voilà les filles ! Vous avez trouvé où vous voulez aller ?
– On pensait que celui-ci était pas mal, justement, déclara une grande fille en désignant l’enseigne juste derrière elle.
– Et bien parfait, déclara Grégoire. On a qu’à l’essayer ! Je vais chercher une table. »
Quand le jeune homme s’éloigna d’Alexandre, il se senti comme un poussin perdu. Les filles le regardaient sans un mot, attendant l’aval de celui qui était devenu par la force des choses le chef du groupe. Il resta là à regarder ses pieds, jusqu’à ce que le grand danseur leur fasse signe.
Très vite, la boisson coula à flot et les langues se délièrent. Alors que la nuit tombait sur la ville, et qu’Alexandre se débrouillait comme il pouvait pour faire bonne figure en buvant que le strict nécessaire, il n’osait pas refuser les verres que lui payait Grégoire en lui assurant qu’il devait prendre ses marques. En face de la petite Charlie, Alexandre remarqua très vite qu’elle était rouge et qu’elle riait beaucoup trop, et du se dire qu’il ne devait pas être mieux. Il luttait pour garder le contrôle, plus la soirée s’avançait, plus il parlait et plus il prenait peur. Il y avait beaucoup trop de choses qui ne devaient pas être dites.
« Et du coup, Alex, toi aussi tu es homo ?
– Quoi ? »
Surpris, il chercha du regard celle qui avait posé la question à la volée. C’était Charlie, qui désormais avait du mal à tenir sans la table.
« Et bien quoi, quoi ? Tu es homo ou pas ?
– Mais… Mais ça vous regarde pas ! S’exclama Alexandre, choqué.
– Oh, allez, si t’es homo, tu peux bien nous le dire ! S’exclama une autre fille tout aussi cuite. Regarde, Greg il s’en cache pas, lui !
– Hein ?
– En même temps, pourquoi je m’en cacherai, s’écria Grégoire en riant. On est pas chez les sauvages, ici ! Les grandes villes, ça a du bon, parfois… »
Et alors qu’Alexandre espéra en soupirant que la conversation allait s’éloigner de lui, il entendit à nouveau avec horreur la voix chancelante de Charlie :
« Mais du coup, t’as pas répondu à la question !
– Mais… Mais non, je suis pas gay !
– Sérieux ? S’étonna une jeune fille.
– Oh dommage, soupira Grégoire. Je me le serai bien fait !
– Quoi ?!
– Mais du coup, t’es pas homophobe, au moins ? S’inquiéta Charlie.
– Je… Bon, écoutez, j’ai passé une agréable soirée avec vous, mais là, il va vraiment falloir que je rentre, donc salut ! »
Il entendit derrière lui les protestations du groupe, il quitta le bar désormais bondé et s’éloigna dans les rues sombres. En un soupir, il retrouva son calme, appréciant d'être seul.
Il aurait pu prendre le métro, pour gagner du temps. Mais il préféra marcher le long du fleuve. Il appréciait le jeu des lumières dans l’eau, un spectacle auquel il n’avait jamais pu assister auparavant dans ses montagnes. Il sentait l’effet de l’alcool réchauffer ses joues, et eut un frisson de repenser à ce qu’il venait de se passer. Il pensa qu’il s’excuserait le lendemain, avant de se perdre à nouveau dans la contemplation de la ville. L’odeur n’était pas plaisante, le bruit des motos le faisait sursauter, mais il appréciait quand même sa marche lente, au milieu de la nuit. Il ne connaissait rien, mais il n’était pas perdu. Il appréciait ainsi un doux instant de liberté tranquille, à remonter le fleuve depuis le trottoir comme un poisson peu commun. Et s’il ressentait de la douleur dans ses jambes suite à sa longue journée de danse, ce sentiment le valait bien.