Le jour commençait à décliner au moment où les filles sortirent de leur dortoir, fin prêtes pour leur bal masqué. Le ciel gris bleu de pollution était teinté de rose, et, assises en attendant leur tramway, elles admiraient la beauté de la nature, cruellement absente en ville. Elles entrèrent dans la rame sans un mot, non par mésentente, mais plus par nervosité. Elles avaient rarement participé à ce genre de fêtes. Anna bossait plus que de raison pour mériter la bourse qui lui avait été attribuée. Quant à Lou, elle, devait redoubler d'efforts à cause de certaines difficultés dans les matières principales.
En sortant de la ville pour atteindre la proche campagne, les paysages se paraient de superbes couleurs. Enfermées dans leur faculté, elles ne voyaient que rarement ce panorama. Lou posa sa tête sur l'épaule d'Anna, fermant les yeux pour apprécier le doux mouvement du véhicule.
Le temps d'arriver à la crique où avait lieu la fête, l'astre du jour avait laissé sa place à la lune, pleine et éclatante. De sa lumière blanche, elle éclairait les rochers tel un phare en pleine mer.
L'association étudiante, organisatrice de la soirée, avait décoré le chemin avec des guirlandes lumineuses. Descendant précautionneusement le chemin rocailleux, elles retrouvèrent çà et là des visages familiers, et d'autres, inconnus. La musique enflait alors qu'elles approchaient, elles parvinrent bientôt devant de longues tables recouvertes de saladiers remplis de breuvages aux couleurs flashy. Après avoir chacune récupéré le verre qu'on leur tendait, elles se faufilèrent à travers la foule pour trouver un petit coin pour respirer.
Elles tentèrent en vain de papoter, mais la musique était si forte qu'elle couvrait toute tentative. Anna leva son verre à l'adresse de Lou, avant de le boire cul-sec. Imitant son amie, Lou vida également le sien d'un trait. Leurs boissons avaient un goût acidulé et sucré, qui ne cachait que trop bien l'alcool qui s'y trouvait.
Une heure après leur arrivée, la fête battait déjà son plein. Les verres se remplissaient aussi vite qu'ils se vidaient, l'alcool coulait à flots, tournant la tête des filles qui dansaient et virevoltaient au rythme de la musique assourdissante.
Anna se sentit soudain prise d'un léger vertige et se plaça légèrement en retrait.Elle avait sensiblement trop bu. La jeune femme s'assit et retira ses chaussures à talons qui commençaient à la faire souffrir. Elle massa ses pieds endoloris puis les plongea dans l'eau fraîche de la mer, sans se préoccuper de sa robe qui traînait dans le sable. Une main se posa sur sa taille.
Après un court instant, elle se retourna :
- Tom ? Tu fais quoi, là ? articula-t-elle difficilement en tentant de s'écarter.
- Je ne sais pas encore, soupira-t-il d'une voix rauque en lui enlevant son bandeau pour lui caresser les cheveux. Tu es plus jolie sans.
Il jeta l'étoffe dans l'eau et prit le visage d'Anna entre ses paumes. Elle se déroba en s'immergeant. Tom la suivit et la prit dans ses bras, plongeant sa tête dans ses longs cheveux et lui chuchotant à l'oreille « J'en ai marre de faire semblant ».
L'eau atteignait maintenant leurs cuisses, faisant flotter les longueurs satinées de la robe d’Anna comme une traîne. L'air de la nuit était frais, mais la jeune femme ne frissonnait pas. Ne supportant plus la courte distance qu'il laissait entre eux, elle la franchit, lui donnant alors sans un mot la permission de l'approcher enfin. La chaleur des lèvres du jeune homme dans son cou était la seule chose qu'Anna arrivait à sentir, elle se propageait au creux de ses reins, et partout où il posait ses mains.
- Je n'veux rien faire que tu n'veuilles pas, j'ai envie de toi, Ann', j'ai envie que tu le souhaites aussi, murmura-t-il en la fixant droit dans les yeux.
Elle ne voyait plus que ses iris clairs éclairés par la lune. Elle n'entendait que ses murmures et ne sentait que son parfum légèrement boisé. La jeune femme posa délicatement ses mains sur le torse de Tom, discernant la chaleur de son corps à travers le fin tissu de sa chemise noire. Ses mains descendirent le long de son buste, agrippant le vêtement afin de combler le peu de distance qui restait entre eux. Elle voulait lui donner son aval. Elle n'avait pas les idées claires, mais elle mourrait d'envie d'en avoir plus, toujours plus.
Peut-être regretterait-elle le lendemain, mais elle n'avait jamais autant eu envie de quelqu'un qu'à ce moment-là.
Anna leva les yeux vers lui, se mit sur la pointe des pieds et plongea son regard dans le sien. Il enfonça ses doigts dans la chair de son dos, avant de les glisser sur celle de sa taille. Elle prit le visage du jeune homme entre ses mains et l'embrassa timidement. Celui-ci se crispa contre elle, comblant le peu de distance qui les séparait. Le baiser se fit plus ardent, le souffle leur manquait presque. Les bras autour du cou de Tom, elle ne voulait plus se séparer de celui qu'elle pensait jusqu'alors détester.
Pour lui, rien de tout cela n'était clair, il l'avait suivie parce qu'il n'arrivait plus à penser à quiconque, à part elle. Il avait fourni tant d'efforts pour la détester, mais pour une fois, il allait laisser l'alcool gagner et lâcher prise. Chaque soirée au cours de laquelle il avait bu, il avait été attiré par sa présence. Et chaque lendemain, il faisait comme si de rien ne s'était passé.
Il avait honte, non pas d'être captivé par elle, mais d'avoir agi comme il avait pu le faire.
Il jalousait sa force de caractère, son aplomb, car c'était précisément ce qui lui manquait, au fond.
Une voix cria le nom de la jeune femme, les poussant à se séparer. Leurs regards se firent fuyants tandis qu'il s'éloigna hâtivement vers la fête.
**
Un peu plus tôt, adossé à un rocher, Alexander regardait les étudiants se presser les uns contre les autres, d'un air absent. Une blonde s'approcha de lui, le prenant par la main pour l'entraîner non loin de là. Il se laissa faire lorsqu'elle l'enlaça. Il ne pouvait s'empêcher de fixer Anna et un grand blond, un peu plus bas dans la crique. La pénombre l’empêchait de reconnaître le jeune homme qui l’accompagnait, le remplissant alors de frustration.
Il ne pouvait rien faire, on le lui avait interdit. Trop de monde autour d’eux. Il avait pour mission d’observer, ce qu’il faisait. Or à ce moment-là, une force en lui le poussait à se rapprocher de sa cible.
Pendant qu’il se battait contre lui-même, la fille qui l’accompagnait faisait glisser ses doigts fiévreux du haut de son torse jusqu’au renflement de son jean. Une colère sourde gronda alors dans sa poitrine, tandis qu’il dirigea avec contrariété son regard vers la petite blonde accrochée à lui. Il lui agrippa les mains sans un mot, avant de la repousser avec dureté. Sans tenir compte du regard peiné de la demoiselle, il partit en trombe loin de sa cible.
Il trouverai un autre moyen d’accomplir sa mission. Rien que de penser à la scène dont il avait été témoin, l’Autre semblait gronder en lui.
**
Sa soirée lui laissa un goût d’inachevé, perdue entre le rêve et l’alcool qui coulait encore dans ses veines. Tout avait filé si vite qu'elle se laissait traîner par le bras par Lou qui voulait rentrer au dortoir. Accrochées l’une à l’autre comme deux enfants endormies, le regard de la rouquine se perdait vers l'immensité encore sombre du ciel nocturne. Taché par-ci, par-là d’étoiles qui semblaient scintiller en chœur, Anna plongea dans l'hébétude d’une marche sans pensée.
Elles avaient du chemin à faire, puisqu'il était encore trop tôt pour prendre le tram. Il ne passait pas avant cinq heures du matin. Or, il n'était que trois heures.
Il leur fallut une heure pour arriver jusqu'à leur chambre. L'alcool avait commencé à quitter leur corps, et ce, grâce à leur marche forcée. Sauf qu’à présent, Morphée semblait refuser de les accueillir dans son domaine.
- Ça te dit, un petit thé ? proposa Lou. Il ne va pas nous aider à dormir, mais peut-être que cela éliminera l'alcool restant.
- Tu fais le thé, je prépare les coussins pour nous mettre sur le rebord de la fenêtre, répliqua Anna. Je vais aussi tirer la petite table ronde pour poser les tasses et le cendrier.
Les filles se tapèrent les mains avant de s’activer. C’était le petit rituel qu’elles faisaient souvent lorsqu’elles ne parvenaient pas à trouver le sommeil. Le rebord de leur fenêtre était très large, si bien qu'elles pouvaient y tenir à deux sans toutefois avoir les jambes dans le vide. Il leur suffisait d'avoir chacune un petit coussin sous les fesses et le rebord se transformait en un petit balcon. La plupart du temps, elles y fumaient, mais lorsqu’il faisait assez chaud, elles s’y mettaient pour y bronzer.
La lune commençait à décliner dans le ciel obscur, laissant seules les étoiles briller.
- Il va falloir que tu me dises pourquoi je t'ai retrouvée pendue aux lèvres de Rowley, dit abruptement Lou en brisant le silence qui s'était installé. Oui, parce que je ne t'ai appelée qu'après t'avoir vue en pleine action avec lui.
Elle bougea ses lèvres et sa langue outrageusement, mimant un baiser dont elle n'aurait jamais voulu. Puis, elle éclata de rire.
- Tu rougis ! s'exclama-t-elle ? Il te fait tant d'effet que ça ?
- Tu me fais rougir, ouais ! Avec ta mise en scène digne d'un film de série Z ! C'était... Cool. 'Fin, je ne sais pas comment t'expliquer, mais je ne lui fais pas confiance. C'est difficile avec ce passif que l'on a.
- Rassure-toi, je ne lui ferais pas non plus confiance, à ta place. Tu ne m'as toujours pas dit comment c'était.
- Ok ! Oui, c'était agréable. Je ne saurais pas te dire si c'est parce que je me sentais désirée, ou si c'était juste que le baiser était plaisant.
- T'avais l'air d'apprécier en tout cas, claironna Lou.
- Et toi ? Tu as fait quoi quand je suis partie me baigner ? la questionna Anna, en essayant de changer de sujet.
- J'ai dansé un peu collé-serré avec Matt, jusqu'à ce qu'il essaye de fourrer sa main directement entre mes fesses. Comment te dire que je l'ai envoyé balader comme il faut, avec ma main dans sa tronche ! s'énerva son amie.
- Entre les fesses ? s'indigna-t-elle. Sérieusement ? Il était parti à la recherche de quoi, là ? Du vide-ordures ?
Elle esquissa une moue dégoûtée, avant de tapoter l'épaule de sa colocataire.
- Tu trouveras quelqu'un de mieux. En attendant, soutien entre colocs !
Elles finirent par s'endormir lorsque le jour commença à se lever.