Ombres d'un Doute (nouvelle, partie 1/4)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peut bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Thèmes sensibles : allusions sexuelles, cadavres, emprisonnement, gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), meurtre, mort, sang, torture (mentions), viol (mentions), violences physiques.

Deux hommes se dévisageaient sur le chantier de la basilique : le premier d’entre eux gisait, retourné sur le dos. Ses yeux immobiles et écarquillés semblaient fixés sur le second. Une sévère statue de Saint-Pyrrhus les jugeait d’en haut, perchée sur sa plateforme tel un aigle dans son aire. Ses inquiétants traits d’airain étincelaient, éclat combiné du soleil qui pointait entre les poutres et du braséro géant qui brûlait en contrebas.

Rachert de Castelbanat, chevalier-abjurateur pour l’Inquisition Carréiste, était resté muet face à ce cadavre. Une odeur piquante s’en dégageait déjà, se mêlait à l’odeur calcaire des dalles fraîchement poncées. Le zénith tropical de Maillefort chauffait à blanc l’armure rutilante de sieur Rachert, trempait de sueur le surcot de laine grise qui servait d’uniforme à son prieuré… Il passa un mouchoir brodé sur son front noir, s’efforça d’ignorer cette torpeur : lorsque les Quatre Dieux faisaient souffrir leurs ouailles, ce n’était que pour raffermir leur foi. Sa mâchoire carrée, son crâne tondu le démangeaient ; il s’était mal rasé, ce matin, malgré l’obligation pour tous les Frères Jurés de rester purs et propres.

Si ce pauvre ouvrier n’avait pas eu ce trou béant et noirâtre en plein dans la poitrine, Rachert aurait presque pu l’envier. Reposait-il sur le carrelage qu’il avait lui-même scellé ? Sa chemise en lin, maculée de plâtre et de sciure, se tachait désormais de rouge : modeste, mais bien entretenue, elle laissait deviner les muscles noueux d’un artisan aguerri. Rachert ne reluquait guère les formes des autres mâles, autant par indifférence que par peur d’abîmer son âme ; mais il appréciait la force, l’effort. Quant au visage… Les traits jadis burinés du malheureux s’étaient déformés et figés en un cri infini et rond, réplique grimaçante de la blessure béante qui ravageait son torse. La mort, douloureuse, l’avait pourtant fauché d’un seul coup.

Une femme patientait non loin : la contremaîtresse Siloène de Castelbanat. Soucieuse, aussi rigide que son tablier de cuir, elle ne ressemblait guère à son petit frère… qui le dépassait d’ailleurs d’une tête depuis vingt ans. Les boucles crépues de l’aînée dessinaient autour de sa tête une parfaite auréole. Au bout d’un moment, qui lui avait sans doute paru interminable, elle interpela son cadet… pour lui répéter ce qu’elle lui avait déjà bredouillé une heure plus tôt, lorsqu’elle était venue tambouriner aux portes du Palais Inquisitoire et réclamer sa présence :

« C’est le deuxième en moins d’un mois. »

Rachert referma ses paupières quelques secondes et s’autorisa un soupir, le dernier avant un bon moment. Ce n’était pas le cadet, le confident que Siloène avait appelé au secours, mais le chevalier de l’Inquisition… On lui faisait confiance, on dépendait de son jugement. Alors il s’imposa d’interroger Siloène comme n’importe quel autre fidèle, d’une voix calme et sèche :

« Et où est le cœur ?

— Caché dans une jarre, chuchota Siloène qui se rapprochait en lui désignant une bosse dans la poche de son tablier. Question de décence… J’ai fait ce que j’ai pu.

— Bien. Passe-la-moi, c’est une pièce à conviction. On y jettera un coup d’œil aussi. »

Rachert, dans un réflexe de vieux soldat, évalua d’un coup d’œil les alentours tout en ramassant cette urne canope improvisée. À une vingtaine de mètres, à peine dissimulés par un énorme pilier, vingt travailleurs apeurés espionnaient les deux adelphes et le défunt. Tout autour d’eux s’élevaient les portillons en ogive de la future basilique Saint-Pyrrhus-des-champs, ses contreforts massifs, ses travées étincelantes : on approchait de la fin des travaux, une épopée de dix ans. À vrai dire, l’évêque local avait déjà consacré l’endroit, dans l’attente de l’inauguration officielle. Il y avait même célébré quelques offices pour encourager l’ouvrage… Et bénir la vasque vestale, qui brillait déjà de mille feux. La charpente dessinait les contours d’un immense prisme vide ; il n’y manquait plus que la couverture, les tuiles et les verrières.

« Et personne n’a rien vu, Siloène ?

— Non, couina celle-ci d’un mouvement de tête pathétique. La première fois, j’ai cru qu’un vagabond s’était réfugié entre les tas. Une mauvaise rencontre, un règlement de compte, ou… je ne sais pas. Alors, par sécurité, on a fermé les portes du chantier durant la journée. J’ai dit aux ouvriers de rester vigilants, de ne tolérer aucun intrus… de ne pas s’isoler. Mais…

— Ça n’a pas suffi ?

— Celui-là… Édinond… Ses collègues disent qu’il s’est éloigné quelques minutes, le temps d’une pause technique. Mais les latrines sont à l’extérieur, pourtant ! Il n’a pas même passé le seuil de la basilique, les scellés sont restés dessus… C’est à n’y rien comprendre !

— Il y a plusieurs moyens d’effectuer un meurtre en porte close, la coupa Rachert d’une main docte. J’ai déjà plusieurs hypothèses. On les testera une à une. »

Siloène se passa la langue sur ses lèvres, manie qu’elle conservait depuis l’enfance. Fébrile, elle osa alors formuler la question qu’elle se retenait probablement de poser depuis une heure :

« C’est l’œuvre d’un sorcier ?

— Peut-être, maugréa Rachert avec une pointe d’irritation. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs… On va faire une enquête, ne t’inquiète pas.

— Je ferme tout ? Je renvoie les gens chez eux ?

— Non, la sermonna Rachert. Tu sèmerais la panique… Il ne faudrait pas saloper la scène de crime. Et puis, j’aimerais garder un œil sur tous ces gaillards. Laisse-les terminer leur journée ici, cela les empêchera de fuir s’ils sont mêlés à tout ça. Moi, je vais demander des renforts à l’Inquisition pour gérer la logistique et les démarches légales. On prendra le relai. »

Siloène dodelina de la tête. Elle avait fait son devoir en courant chercher Rachert ; dans pareilles circonstances, un inquisiteur carréiste pouvait tout à fait se substituer à la police locale… qui laissait de bonne grâce les chevaliers-abjurateurs traquer les mages, la plupart du temps. Rachert abordait chaque enquête occulte comme si c’était la dernière, celle qui aurait raison de sa vie. L’Inquisition ne recrutait qu’une élite, par nécessité : ces affaires de sorcellerie réclamaient la plus grande prudence et un mental à toute épreuve. Ses moines-soldats, lorsqu’ils prêtaient serment, recevaient en cadeau un coffre d’ébène ouvragé à leur nom… et à leurs dimensions. Un cercueil attendait déjà Rachert dans la crypte des Castelbanat. Plusieurs de ses anciens Frères Jurés avaient rempli le leur dès leur prime jeunesse.

« J’ai peur, Rachert.

— Je ferai le nécessaire, l’assura celui-ci tout en tâtant le pommeau sur son baudrier. Tout ce qui sera mon pouvoir.

— Un cadavre, ça pouvait passer pour un accident, mais deux… Les ouvriers posent beaucoup de questions. Dans ces conditions, j’ignore si la basilique…

— Je t’ai dit que j’allais faire tout mon possible, tempêta Rachert qui foudroyait sa sœur du regard. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Pardon. »

Siloène venait de baisser les yeux, comme une enfant prise en faute. Embarrassé par cet inutile emportement, Rachert changea de sujet :

« Comment se passe ton chantier ? L’ambiance ?

— Hein ? Oh, pas trop compliquée, ânonna Siloène d’un air perdu. Disons, autant que ça peut l’être dans ces circonstances… L’Église n’embauche pas n’importe qui, ces gars savent ce qu’ils font. On leur a dit qu’édifier la basilique compte pour la rémission de certains péchés, alors, forcément, ils mettent du cœur à l’ouvrage. Une indulgence par journée effectuée… C’est dans leur contrat. »

C’était la première bonne nouvelle de la journée. Siloène avait un goût sûr, du talent au bout du ciseau et du burin, des compétences indéniables en matière d’architecture… mais pas l’étoffe d’une meneuse d’hommes. Elle ne dirigeait les travaux que depuis quelques mois ; l’architecte d’origine avait succombé à la peste, et son remplacement, très politique, s’était fait en catastrophe. Prétendument, le culte carréiste avait embauché Siloène pour ses compétences de fondeuse et de sculpteuse ; ce monumental bronze de Saint-Pyrrhus était censé couronner sa carrière d’artiste-démiurge. Mais d’aucuns soupçonnaient l’Église d’avoir surtout souhaité récompenser la maison Castelbanat, qui la servait depuis des siècles, en lui attribuant cette charge prestigieuse… Aussi, la nomination de Siloène au poste de contremaître avait d’abord alarmé Rachert. Son aînée se laissait si aisément marcher sur les pieds, elle allait se faire humilier ! Heureusement, il s’était retenu de critiquer ses ambitions. Contre toute attente, Siloène avait visiblement appris à se faire respecter… si bien qu’elle parlait désormais de ses employés sans crainte apparente :

« Des braves gens, fiers de leur métier. Ils se sont cotisés pour m’acheter une couronne de houx et de bruyères et la placer sur la pierre tombale de Cathaire… Certains sont même venus à la veillée funèbre, tu ne t’en souviens pas ?

— Non, s’assombrit Rachert. J’étais en mission à ce moment-là… Je n’ai pas pu venir.

— Ah, désolée ! J’oubliais.

— Bref, marmonna-t-il en dissimulant une seconde fois sa gêne. Pas de conflits particuliers au boulot, donc ?

— Un chantier, ce n’est une succession de crises à gérer, énonça Siloène sur le ton de l’évidence. Mais non, rien de choquant. Pour tout dire, on est même un peu en avance… C’est peut-être parce que je suis en deuil. Les gens filent doux avec moi, j’ai l’impression.

— T-Tant mieux, bredouilla Rachert qui s’éloignait déjà. Reste là. »

À la va-vite, il agrippa une bannière aux armes du culte et la déposa sur le visage du cadavre pour lui rendre un peu de dignité. Mais il n’avait pas fait cinq pas vers l’immense double-porte de la basilique que la voix plaintive de sa sœur, dans son dos, l’interpellait déjà :

« On ne t’a pas vu, au vide-grenier !

— J’étais de garde, prétexta Rachert en se figeant.

— D’accord, l’implora Siloène. Mais quand même… Tu ne pouvais pas nous prévenir, indiquer ce que tu souhaitais conserver ?

— Pour quoi faire ? On ne m’a pas couché sur le testament, que je sache.

— Je ne te parle pas d’emporter le manoir avec toi, se regimba son aînée. Tu as autant de droits sur ses biens que n’importe qui d’autre… Bon sang, c’était quand même ton beau-frère ! Les voisins ne se sont pas gênés pour se servir, eux ! Les parents de Cathaire n’ont pas besoin de toutes ses affaires, et moi non plus. Ça n’aurait dérangé personne que tu prennes quelque chose… un souvenir de lui, que sais-je ! Il a… Il avait de très beaux livres sur Arapède. Tu adores ça, non ? La ville d’Arapède.

— Je ne déteste pas, non. »

Cathaire : leur frère de lait, leur ami d’enfance, le voisin sympathique… Celui qui avait partagé tous leurs jeux, tous leurs secrets. Probablement le meilleur homme du monde. La peste les en avait privés. Le seul crime que Rachert pouvait lui reprocher, c’était d’avoir épousé Siloène ; une union qui lui avait de prime abord semblé incestueuse, ou presque… Il s’était senti trahi. Pourtant il avait bien fallu surmonter sa répugnance, n’en rien laisser paraître aux fiancés pour les bénir de ses vœux. Rachert savait rester à sa place, garder ses opinions pour lui. Sans cela, on ne l’aurait jamais laissé rejoindre les rangs de l’Inquisition. Son père, avant de mourir, le lui avait dit : « ta sœur nous couvrira de gloire, mais toi, tu préservas notre honneur. »

Siloène s’approchait désormais de lui, les yeux un peu trop humides à son goût. D’une voix chevrotante, elle persistait à tirer sur sa corde la plus sensible :

« Il t’appréciait beaucoup, tu sais ?

— Je reviens tout de suite, feula Rachert qui se remettait déjà en marche. Essaye de souffler un peu, en attendant. »

Il ne se retourna pas, ni pour saluer sa sœur, ni pour affronter le jugement muet et métallique de Saint-Pyrrhus. D’un pas leste, le vase mortuaire sous le bras, il s’éloigna de la gigantesque vasque enflammée puis franchit le seuil de la basilique. Bon sang, pourquoi Siloène lui parlait-elle de tout cela maintenant ? L’émotion dégagée par ce meurtre crapuleux n’excusait pas tout. D’ailleurs, c’était l’unique sujet qui aurait dû mobiliser leur attention.

Rachert héla une calèche dans les rues asséchées de Maillefort, puis paya plusieurs écus pour retourner en vitesse au siège prieural de l’Inquisition. Tout au long du trajet, il ressassa en son for intérieur les faits qui lui avaient été exposés. Malgré sa longue expérience, il n’arrivait pas à s’en faire une image claire. Il y avait de la magie là-dessous, cela ne faisait aucun doute ; mais de quel genre, pour quel mobile, il l’ignorait. C’était une affaire d’un genre inédit… Or le temps jouait contre lui. Il n’avait pas le temps d’écumer les archives de l’ordre, de solliciter l’expertise du Saint-Siège pour en savoir davantage. Au rythme où se déroulaient ces meurtres rituels, un troisième cadavre souillerait la basilique d’un jour à l’autre. Un cadavre qui aurait peut-être le visage de Siloène…

Cela, Rachert ne pouvait le tolérer.

« J’ai promis de faire tout ce qui était en mon pouvoir », martelait-il silencieusement.

À l’impossible, était-il tenu ? Il y avait, bien sûr, une certaine catégorie de personnes auxquelles on pouvait s’adresser, lorsque les lois de la nature se montraient trop contraignantes… Lorsque la foi et la science médicolégale faisaient défaut, il restait la divination.

Rachert, malgré la canicule, se sentit frissonner. Ses mains gantées et jointes suppliaient déjà les Quatre Dieux de pardonner le péché qu’il s’apprêtait à commettre… Néanmoins il n’y avait aucun mal à demander de l’aide lorsqu’on en avait besoin : d’ailleurs on le lui avait si souvent répété, au séminaire ! C’était même le devoir d’un homme juste : avouer ses propres limites, déléguer.

L’Enfer était pavé de bonnes intentions… mais le Paradis aussi. Et Rachert n’avait plus le temps de regarder sa carte.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Le Diable
Posté le 18/10/2024
Ce chapitre regorge de références à MOI - diabolique, diabolistes, diablerie, Diable (2 fois, je préfère celle avec Majuscule), fumée, infernal, enfer (5 fois), braséro, Inquisition, châtiment(s), âme maudite et plusieurs autres maudits, créature, péché, pouvoir, fanatique, obsession, variations autours des verbes brûler et souffrir, du rouge, du noir- je me suis régalé!
Arnault Sarment
Posté le 18/10/2024
Merci à vous ! Nul doute qu'en plaçant mon récit sous votre influence, j'ai tout à fait garanti son efficacité. Je suis ravi qu'il vous ait plu, en tous les cas !
Vous lisez